Pas d’IA sans Design ! – Interview dans Design Fax

En Juillet 2017, Patrick Albert et Nathanael Ackerman lancent le HUB France Intelligence Artificielle, et me demande d’en devenir un des 100 membres fondateurs.
Il s’agit d’animer et d’élargir  la communauté de l’IA et pour ce qui me concerne, d’animer avec Jean-Louis FRECHIN le groupe de travail sur Design et IA.
Nous écrivons à cette occasion une note à destination de la toute récente Mission Villani, chargée de travailler sur une politique de l’IA en France et en Europe, note intitulée : » Pas d’IA sans Design ! ».

en Avril 2018, je suis interviewé par Design Fax, la lettre professionnelle de la communauté du design à ce sujet.

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Dominique Sciamma, directeur de Strate École de design, pratique l’intelligence artificielle (IA) depuis de nombreuses années. Mathématicien de formation puis informaticien, il travaillait déjà dans les années quatrevingt comme chercheur sur une nouvelle manière de programmer, basée sur la logique et la contrainte, avant de s’orienter vers le multimédia puis vers le numérique.

À Strate, il a très vite donné des cours sur l’intelligence artificielle. Et créé, en 2007, le département « Systèmes et objets interactifs » anticipant l’arrivée de l’IA dans les objets. « En 2008, j’ai lancé le terme de Robjets, contraction de robot et d’objet, raconte-t-il. En revanche, je n’ai pas pu utiliser le terme d’objet intelligent. Mes camarades pensaient que, du coup, les autres feraient forcément des objets… idiots« .

Membre de l’Association française d’intelligence artificielle, il propose en vain un colloque sur le sujet en 2011 à Futur en Seine. « C’était l’époque du big data. L’intelligence artificielle n’intéressait personne », se souvient- il. Aujourd’hui, elle est partout.

Enjeu politique et économique, l’IA a fait l’objet d’un rapport confié par le gouvernement français au mathématicien et député Cédric Villani. Et Dominique Sciamma a rejoint une nouvelle structure, le Hub France Intelligence artificielle, dont l’objectif est d’animer l’écosystème de l’intelligence artificielle française et européenne. Interview.

L’intelligence artificielle, tout le monde en parle aujourd’hui. Pour quelles raisons ?

Dominique Sciamma. Le sujet a refait surface avec la quantité de données disponibles et l’appétit des GAFA pour explorer de nouveaux marchés. Quand Google construit sa voiture autonome, quand il mise, pour son moteur de recherche, sur la reconnaissance d’image, il investit lourdement dans l’intelligence artificielle. La puissance des machines a également changé la donne. Tout comme le cloud qui offre la possibilité de calculs infinis sans avoir à investir dans des fermes de données. Or, c’est typiquement ce dont les objets connectés ont besoin.

La victoire, en 2016, d’un programme de Google sur le meilleur joueur mondial de go marque-t-elle selon vous un tournant ?

D.S. Tout le monde pensait que cela n’arriverait pas avant longtemps. Et, tout d’un coup, une frontière a été franchie. Nous assistons à une montée exponentielle des promesses mais aussi des réalisations liées à l’intelligence artificielle.

Le terme soulève beaucoup de fantasmes, voir d’incompréhensions. Quelle définition en donner ?

D.S. On peut en donner deux. C’est tout d’abord un système informatique qui cherche à reproduire les performances de l’être humain. Ce que font les machines depuis longtemps, dans les usines par exemple. Sauf que ce système s’attaque aujourd’hui à de nouveaux territoires : ceux de la connaissance et de l’expertise. L’autre définition correspond à une autre école de recherche et de développement. Elle a été baptisée IA forte. Il ne s’agit pas de reproduire les performances de l’humain, mais son fonctionnement en tentant de faire penser des machines, voire de les rendre conscientes. C’est la première approche qui a aujourd’hui le haut du pavé parce que c’est elle qui intéresse les entreprises, les administrations et les créateurs de valeur en quête de plus de rapidité et d’efficacité. Et c’est elle qui a motivé le rapport du mathématicien Villani.

Que pensez-vous de ce rapport ?

D.S. L’intelligence artificielle est devenue, tout d’un coup, un enjeu stratégique. Le gouvernement s’est rendu compte que les Chinois er les Américains investissaient fortement sur le sujet. Une sorte de panique s’en est suivie. Et s’il était en train de louper le coche de ce nouvel outil de création de valeur ?

C’est bien un sujet politique et économique majeur ?

D.S. Politique, industriel et économique même si la dimension française, nationale, est inopérante. C’est très bien que la France se mobilise, que des intelligences se mettent en mouvement, que des plans se définissent, que de l’argent soit débloqué, mais seule une approche européenne permettra de rivaliser avec les Chinois et les Américains. L’ambition, c’est d’être européen.

L’approche européenne peut-elle être spécifique ?

D.S. Nos choix en la matière ne sont pas anodins. Ils vont déterminer la société dans laquelle nous vivrons. Dans quelle mesure, va-t-elle protéger nos libertés, nos données, notre vie privée ? Les réponses vont varier. En Chine, personne ne va moufter si l’État chinois décide de généraliser la reconnaissance faciale. Ce qui est déjà à l’oeuvre. L’Europe peut se distinguer avec un fin équilibre entre libre entreprise, régulation, libertés individuelles et responsabilités collectives.

Quelle est selon vous la mesure la plus importante du rapport Villani ?

D.S. Celle qui m’intéresse le plus concerne la volonté de miser sur l’interdisciplinarité. Associer des profils différents me semble toujours très pertinents, d’autant plus lorsqu’il s’agit d’intelligence artificielle. Si l’on veut à la fois produire du savoir, mais surtout le transformer en valeur, c’est-à-dire, en produit ou en service, il faut que les expertises et les disciplines s’articulent dans des lieux où les gens collaborent, que cette approche touche la recherche, l’industrie ou l’académie. Le rapport se contente de lancer des pistes. Or nous avons un projet qui va dans ce sens : la création d’un centre interdisciplinaire qui mêlerait entreprises, incubation et chercheurs sur le territoire du grand Paris Seine Ouest. Ce projet donnerait toute sa place au design, mais je ne peux, à ce stade, en dire plus.

Que manque-t-il le plus, selon vous, dans ce rapport ?

D.S. Le design justement. Ce gouvernement est plutôt bienveillant vis-à-vis du secteur. Mounir Mahjoubi, secrétaire d’État en charge du numérique, connaît bien nos écoles. Il a compris la puissance du design, mais il ne va pas assez loin. Le rapport Villani aurait pu y faire plus spécifiquement référence.

En quoi le design est-il selon vous indissociable de l’intelligence artificielle ?

D.S. Pas d’intelligence artificielle sans design. C’est le titre d’une note que co-écrite avec Jean-Louis Fréchin car nous faisons tous deux partis d’une nouvelle structure créée en juillet 2017 : le Hub Intelligence artificielle France. Cette association a pour objectif d’animer l’écosystème de l’intelligence artificielle française et européenne, de fédérer les énergies et les initiatives, d’animer des groupes de travail et d’être l’interlocuteur de l’État et des collectivités territoriales.

Concrètement, que comptez-vous faire ?

D.S. Nous commençons juste à porter le sujet du design au sein du Hub. Nous allons en appeler aux professionnels du secteur, ceux qui sont productifs sur le sujet ou ceux qui ne le sont pas ; ceux qui veulent en savoir plus et souhaitent profiter d’un groupe pour se cultiver. L’intelligence artificielle peut faire beaucoup pour le design, mais le contraire est vrai. D’un côté, elle va accroître la performance des outils informatiques de conception et de modélisation utilisés par les designers. Et, de l’autre, elle aura besoin du designer pour être utilisée de manière optimale et pertinente, car c’est lui qui s’intéresse à l’expérience utilisateur. Les questions à se poser sont nombreuses : comment l’intelligence artificielle va-t-elle se mettre au service de l’usage ? Comment peut-elle se rendre aimable et être acceptée dans ses prises de décision par celui qui est supposé en bénéficier ?

À quel titre ? Sur quelle base ? Un exemple ?

D.S. Prenez les robots sociaux conçus pour aider les personnes âgées ou handicapées. Quelle vont être leur taille, leur matière, leur expressivité ? Vont-ils se déplacer, parler ? Doivent-ils être plus grands que les hommes, c’est-à-dire les dominer ? Doivent-ils ressembler à un humain ? Sur tous ces sujets, le rôle du designer est primordial. Pour que l’intelligence artificielle entre dans nos vies, qu’elle soit acceptée, utilisée, il va falloir travailler sur l’acceptabilité, l’ergonomie, les facilités d’usage. Des aspects qui sont du ressort des designers alors que les ingénieurs restent focalisés sur la technologie. Syndrome typiquement français de l’ingénieur qui pense que si l’algorithme fonctionne, le produit va fonctionner. Sauf que le produit, ce n’est pas l’intelligence artificielle, le produit, c’est l’expérience. Et l’expérience du produit, c’est le designer qui va la définir, l’optimiser et lui donner du sens.

Toutes les écoles de design sont-elles au fait du sujet ?

D.S. Toutes ont un jour ou l’autre planché sur ces enjeux, parfois sans le savoir, ou sans les nommer, parce qu’elles traitent de sujets prospectifs. Imaginez la maison de demain et vous toucherez forcément à de l’intelligence artificielle. Maintenant, à l’heure où l’on a mis un nom sur ces technologies, il faut pouvoir s’en saisir de manière explicite. À Strate, je donne des cours sur l’intelligence artificielle depuis plusieurs années déjà.

Les objets connectés n’ont pas vraiment décollé. Peut-on envisager le même flop pour l’intelligence artificielle ?

D.S. Les objets connectés ont peu décollé parce que paradoxalement, ils étaient peu connectés à nos usages ! Pour l’IA, cela pourrait être un flop si l’on se focalisait uniquement sur la technologie. Mais les enjeux sont tellement forts – en particulier politiques – que l’on peut espérer une longue période d’investissements et de développement.

Un cauchemar ou un vrai plus ?

D.S. Cela peut-être l’un comme l’autre. Mais si l’on pense à la réussite de l’expérience vécue avec l’objet, au respect de l’utilisateur, au bénéficiaire, cela sera un vrai plus. Au final, c’est le designer qui créera les conditions éthiques, justes et pertinentes de ces objets. Ce qui rend son rôle d’autant plus important.