Quand l’IA vient à l’Objet

Membre de l’AFIA (Association Française d’Intelligence Artificielle), j’ai participé à une des revue (2011) de l’association y écrivant un article sur l’Objet comme nouvel horizon de l’Intelligence Artificielle.

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Il fut un temps où l’IA se confondait avec l’informatique, un temps où l’ordinateur naissant apparaissait comme la plateforme destinée à faire émerger et à porter un modèle définitif de l’intelligence, et donner naissance à des machines qui cesseraient de l’être et qui partageraient à terme ce qui fut l’apanage exclusif de l’humanité : percevoir le monde, le représenter, y faire des plans, prendre des décisions et agir.

Ce temps révolu a donné naissance à la montée en puissance – inexorable et toujours plus rapide – de la numérisation du monde, où l’apparition du PC, des consoles de jeux, de la téléphonie mobile et de l’internet ont été des causes et des effets à la fois.

Cette inondation numérique a dilué la visibilité de l’IA, de son importance, de ses enjeux, même si elle est souvent tapie, discrète mais efficace, dans nos jeux vidéos, nos machines à laver, ou nos logiciels boursiers. Ce faisant, elle habite nos logiciels, contribuant à leur puissance.

La numérisation exponentielle du monde, des organisations, des systèmes, des pratiques quotidiennes a imposé l’idée, chez le grand public comme chez les « experts », que la dématérialisation serait l’horizon digital ultime de l’humanité.

Nouveau miroir d’Alice, l’écran serait alors la nouvelle frontière à franchir, derrière lequel toutes les nouvelles expériences se joueraient, et où les enjeux seraient alors des enjeux d’interfaces.

Nous pensons, avec quelques autres, exactement l’inverse. C’est un tsunami numérique qui s’approche, radicalement différent, né d’une nouvelle convergence siglée NBIC. Loin de la dématérialisation, le mariage des nanotechnologies, de la biologie, de l’informatique et des sciences cognitives va permettre les retrouvailles victorieuses de l’espace, de la matière, du corps et du numérique. Elle va aussi remettre en lumière les enjeux, les ambitions, et les promesses de l’IA.

Des objets vivants

Ubimedia, informatique ubiquitaire, invasive, sans couture ou invisible, les dénominations sont nombreuses, mais la perspective reste la même : un monde où tout moment, toute situation, tout lieu, tout objet mettra en œuvre des nouveaux matériaux, des télecoms, des puces, du logiciel – et mieux de l’IA. Dans cette optique, le monde va être colonisé par une nouvelle catégorie d’objets, dits « intelligents ».

Nous ne parlons pas ici des trop fameux « objets communiquants » et de l’internet des objets, dont les média adorateurs de buzz words, se sont emparés avec entrain, comme si le fait de communiquer, via l’internet, représentait en soi un saut quantique. Sans nier leur intérêt, ni le fait qu’ils représentent un espace de création et de services, ces objets restent fondamentalement en continuité avec les modèles issus de nos révolutions industrielles successives, et dont l’informatique fut le dernier avatar. Les objets dont nous parlons sont des objets de rupture, qui réenchantent non seulement notre quotidien, mais modifient aussi notre rapport au monde.

Ils seront en rupture, car contrairement à tous les objets jusqu’ici conçus par l’humanité, qui se définissaient par leurs fonctionnalités, ces nouveaux objets se définiront, eux, par leurs comportements. Ces objets seront en effet capables de percevoir leur environnement, de se le représenter, d’y faire des plans, de prendre des décisions et d’agir, reprenant en cela les ambitions initiales de l’IA. Il s’agit d’un changement paradigmatique majeur, tant du point de vue de la conception de ces objets, que de celui de leurs usages, et de la relation au monde qu’ils induisent.

Ces objets, nous proposons de les appeler « Objets vivants » ou encore « Robjets », dans la mesure où d’un côté ils reproduisent les caractéristiques du vivant (percevoir, décider, agir), et où de l’autre ils représentent une généralisation des concepts de la robotique à toutes le catégories d’objets. Car pas un objet de nos quotidiens – du moindre de nos vêtements, de nos accessoires, de nos mobiliers, de nos outils – n’est susceptible de ne pas se métamorphoser demain en Robjet.

Bourrés de capteurs, ils seront capables d’entendre, de voir, de sentir, de mesurer des forces, de revoir des flux d’informations numériques. Dotés de moyens de calcul, ils sauront exploiter les informations et données perçues, et élaborer des décisions. Dotés d’actuateurs – c’est à dire des moyens d’agir véritablement dans et sur le monde – ils sauront transformer ces décisions en actions aussi diverses que bouger, chauffer, saisir, déplacer, parfumer, changer de couleurs ou de forme. Bon nombre de leur promesses seront tenues par des matériaux et métamatériaux issus des recherche en nanotechnologies. Connectés à des réseaux divers (de proximité, locaux ou globaux), ils sauront non seulement participer et accéder à la puissance du Cloud, mais surtout constituer au travers de ces réseaux des super-systèmes, dont les comportements seront les conséquences émergeantes des collaborations entre leurs composants.

De toutes ces nouvelles caractéristiques, cette dernière n’est sans aucun doute pas la moindre. Ce sera la première fois que le système d’objets d’une civilisation humaine pourra potentiellement constituer un réseau d’acteurs interconnectés dotés d’autonomie comportementale, réseau donnant naissance à un « super-Robjet », matérialisant ainsi une émergence comportementale systémique.

Un nouveau rapport aux objets…et au monde

Le fait que ces objets soient caractérisés par leurs comportements, et non plus par leurs fonctionnalités va changer la nature du rapport entretenu avec les hommes. De fait, les objets étaient jusqu’à présent fonctionnels, et délivraient leurs fonctions au travers d’une manipulation, d’un contrôle. Les objets « numériques » d’aujourd’hui n’échappent pas à cette réalité, et les interfaces représentent les formes les plus sophistiquées de ces contrôles. Les Robjets, quant à eux, mettront à bas ce schéma, pour la bonne et simple raison qu’ils auront l’initiative de l’action, et que les fameuses interfaces, en tant qu’elles sont des outils de contrôle en seront exclues. Le Robjet n’est plus un outil qu’on pilote, mais un acteur qui s’intéresse à nous, et cherche à délivrer ses services sans que nous ayons à lui demander.

Nous allons donc rentrer en relation avec ces Robjets, et ce sera la qualité de cette relation qui déterminera la qualité de l’expérience de l’objet. Ce rééquilibrage du rapport à l’objet, passant du contrôle à la relation, aura des conséquences bien au delà du service délivré et du confort offert. C’est en effet la nature même du monde qui sera amenée à être reconsidérée. Le partager, pour la première fois, avec des objets que nous aurons créés, capables de suffisamment d’intelligence pour anticiper nos besoins, voire nos désirs, et chercher à les satisfaire, pose la question philosophique majeure de l’intelligence humaine, et de sa spécificité peut-être (sans doute ?) illusoire.

En créant à terme ces objets, et en partageant le monde avec ce qui ressemblera furieusement à des pairs, l’homme produira alors probablement une de ses dernières blessures narcissiques.

Qui conçoit ses objets et comment ?

On l’aura compris, ces objets sont de l’IA matérialisée venant clore l’envahissement numérique du monde, commencé silencieusement il y a 60 ans dans des laboratoires militaires, que l’apparition du PC a plus qu’accéléré, puis qu’Internet a boosté, et qu’enfin les outils de mobilité ont généralisé.

Mais là où leurs prédécesseurs numériques restaient des outils, des plateformes conçues pour l’essentiel par des ingénieurs, certes porteuses d’applications co-conçues (au mieux) avec des designers, ces Robjets sont des objets du quotidien, porteurs d’usages, qui seront conçus par un nouveau type de concepteurs, utilisant un nouveau type de méthodes, d’outils, de langages, tous encore à inventer.

Les ingénieurs, les marketeurs, les designers – le fameux triangle de l’innovation – doivent réinventer leurs métiers, et mieux les articuler. Si les premiers (et en particulier les informaticiens) ont l’avantage d’avoir élaboré méthodes, outils et langages pour affronter la complexité des systèmes d’information, ils ne sont pas pour autant armés pour aborder une conception d’objets par le biais des usages, comme il est nécessaire de le faire ici (on sait ce qu’est une interface conçue par un informaticien !). De leur côté, concentrés qu’ils sont, et souvent à l’excès, sur les « besoins » du marché au travers d’outils de sondage ou d’observation de la demande (panel, focus group), les marketeurs manquent de l’imagination et de la créativité nécessaires à l’invention d’un monde si radicalement nouveau. Il est clair pour nous (et on ne s’en étonnera pas !) que les designers seront centraux dans cette affaire. Parce que ce sont les comportements et les usages induits qui en seront le cœur, il va falloir concevoir ces objets autour de scénarios de vie, ce qui est au cœur du métier de designer. Les construire, les comprendre, les articuler, et en déduire les formes, les volumes, les matières, les manifestations et les comportements sera de la responsabilité d’équipiers nourris de l’esprit du design, centré sur l’utilisateur.

Les designers à l’œuvre

Si toutes les écoles de design forment évidemment des « designers numériques » – interfaces, nouveaux média, interactivité – toutes n’ont cependant pas encore investi le champ des Robjets.

Créé il y a bientôt 4 ans, le département « Systèmes et Objets Interactifs » de Strate Collège (une des deux principales écoles de design française) se donne justement comme objectif de former des designers de Robjets en les initiant à une démarche nommée « Living Object Design ».

Nous allons donc terminer cet article par la description de 3 projets imaginés par nos étudiants, et dont les horizons de faisabilité varient de maintenant à la fin de ce siècle.

Moovi

MOOVI, imaginé par Gregory Lebourdais en 2009, est un système dédié à des thérapies innovantes de certaines formes d’autisme. Certains autistes ont en effet un réel problème d’appropriation et de contrôle de leur corps. Ils ont aussi une réelle difficulté à différencier le bruit de l’information, quelles qu’en soient les natures : auditives ou visuelles

MOOVI est donc d’abord un petit robot qui peut être piloté par le seul mouvement de la main. Dans un premier temps, MOOVI est placé à terre par le thérapeute, et la personne autiste se contente de faire l’apprentissage des déplacements du petit robot, au travers des mouvements de sa main que celui-ci perçoit et interprète. Dans un second temps, le thérapeute va définir au sol des chemins contraints, que la personne autiste va chercher à respecter, induisant ainsi une certaine maitrise de sa motricité fine.

MOOVI est ensuite doté d’une caméra permettant de distinguer et de nommer des objets parmi d’autres, permettant ainsi de différencier le bruit né de la multitude des objets de l’information que représente l’objet visé.

Grégory_Lebourdais_Visuel_Module Youtube : http://www.youtube.com/watch?v=eKAfpEWLkrU

Metis

Née d’une étude des thèses du transhumanisme, et imaginée par Charles Darius Delaunay-Driquert METIS est une prothèse intelligente directement connectée au système nerveux humain. Très bel objet – et même objet désirable – cette prothèse est une véritable plate-forme de services à la personne.

Puisque que connectée en permanence au corps de son bénéficiaire, cette prothèse est à l’écoute de ce corps et en l’interprète en continu les signaux.  Et c’est sur la base de ces interprétations que les services sont délivrés.

vue1_w3.id4-l.com Youtube : http://www.youtube.com/watch?v=aY2sXdbRtC4

Living Kitchen

Imaginé par Michael Harboun en 2009, Living Kitchen est une cuisine « vivante » en ce qu’elle délivre ses services en changeant de forme, et en amenant les fonctionnalités là où elles sont nécessaires.

Véritable utopie design, cette vision prospective est basée sur le concept de « matière programmable », connue aux USA sous le nom « Claytronics », telle qu’elle a été imaginée par les chercheurs de Carnegie Mellon University. Dans cette approche, cette matière serait constituée de micro, voire de nano, robots, véritables atomes artificiels, capables de se positionner en X Y Z, et intégrant diverses technologies.

Toute surface de la cuisine est sensible aux demandes de son utilisateur et délivre, là où on en a besoin, des services aussi divers que des robinets, des éviers, des casseroles, des plaques, des assiettes, etc…

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Youtube : http://www.youtube.com/watch?v=ZrmYdMZaMwY

L’objet, victoire de l’IA ?

Après avoir été porteuse des plus hautes ambitions intellectuelles comme sociales de l’informatique au moment de sa naissance, l’IA a vu celles-ci masquées, sinon noyées, par l’émergence d’usages et de pratiques bien différentes, qu’elles soient professionnelles, commerciales, financières, ou ludiques.

Témoin plus ou moins discret d’une numérisation du monde pas encore achevée, elle peut paradoxalement être sûre que celle-ci a mis en place les conditions de son retour victorieux.

Retour victorieux, parce qu’en s’instanciant dans l’objet, l’IA s’installe au plus près de la vie des hommes, au quotidien.

Retour victorieux parce qu’elle changera définitivement la nature du monde, en donnant vie à un nouveau système d’objet, autonomes, attentifs, et pourquoi pas à terme aimants.

Car c’est bien dans la qualité de la relation avec l’humanité que s’affirmera la différence de ce système d’objets animés par l’IA. Elle vient clore ainsi un processus commencé il y a des millions d’années, passant d’abord de la fonction à l’interaction, puis de l’interaction à la relation.

Cela inaugurera tout simplement une nouvelle manière de vivre : en intelligence(s).


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