ou « Le Faiseur d’Amérique »
L’Ouest Américain est un pays de mythes. Symbole de la domestication de tout un continent, les cow-boys y sont les Achille ou Hector d’une Odyssée Moderne. L’Amérique, la première, les a glorifiés, statufiés, et avec un excès qui a frisé trop de fois la falsification. Mais les mythes ne connaissent pas de frontières, et celui-ci a donc voyagé à travers les lanternes cinémagiques. L’Europe s’en est saisi, souvent pour le revisiter, le renverser, lui donner un souffle nouveau et perturbateur. L’Oeuvre d’un Sergio LEONE (les westerns spaghetti) en est ainsi le meilleur exemple cinématographique. La bande dessinée n’est cependant pas en reste qui a donné au monde un de ses personnages les plus attachants, l’Homme qui tire plus vite que son ombre, j’ai nommé : Lucky Luke.
Série créée par le dessinateur MORRIS il y a plus de 40 ans dans le journal SPIROU, puis dynamisée par les scénarios rythmés et drolatiques de l’incontournable René GOSCINNY, Lucky Luke a dépassé allègrement la soixantaine de titres à ce jour. Les petits comme les grands écrans l’ont aussi accueilli et sa légendaire mèche, sa nonchalance et sa dextérité aux armes ont fait le tour du monde. Accompagné de son cheval fidèle et pince-sans rire, JOLLY JUMPER, il nous fait depuis longtemps visiter une Amérique attachante et drôle.
C’est que cette série a du être la première à aborder le genre du côté de la caricature et de l’humour. Mais si ici rien n’est pris au sérieux, c’est cependant un Ouest américain inconnu mais véridique qui nous est présenté. Et ce souvent sous des jours que le Western a passé sous silence, parce que dépourvus de dimension dramatique. Cavalier solitaire, Lucky Luke n’a pas de maison. Ou plutôt, sa maison c’est l’Amérique toute entière. En la parcourant, il nous fait rencontrer une kyrielle de personnages, illustres ou obscurs, mais qui tous ont contribué d’une certaine manière à l’édification d’une nation.
Qui savait avant le Grand Duc, que le Grand Duc de Russie Alexis s’était rendu dans l’ouest américain pour chasser le Bison avec Buffalo Bill le boucher ? Qui connaissait le Juge Roy Bean, père autoproclamé de la loi à l’ouest du Pécos avant Le Juge. Qui avait entendu parler de l’Empereur Smith, richissime rancher qui se prenait pour Napoléon, avant que Lucky Luke ne nous le fasse rencontrer. Beaucoup d’albums de Lucky Luke sont ainsi nés de ces anecdotes et personnages atypiques, dont les petites et savoureuses histoires sont masquées par le décor en papier mâché du mythe banal.
Des phénomènes de sociétés ou des morceaux choisis d’épopées américaines sont aussi le prétexte à d’autres aventures. La bataille entre bergers et fermiers (Des Barbelés sur la Prairie), le télégraphe (Le Fil qui Chante), le train (Des rails sur la Prairie) ou l’essor de la presse (le Daily Telegraph) sont autant de situations souvent dramatiques en réalité, mais que la série désamorce en les abordant.
Lucky Luke est un défenseur de la loi. Il aura ainsi combattu les plus affreux Jojos de cette partie de l’Amérique : Jesse James, Billy the Kid, le Juge Roy Bean ou les Frères Dalton. Tous ont trouvé devant eux cet homme qui manie aussi bien le six coup que l’humour. La série est à ce titre iconoclaste qui n’hésite pas à défigurer le mythe du bandit mal aimé, tel que perpétré par le cinéma. Ces messieurs n’ont droit qu’à un seul type d’indulgence de la part des auteurs : celle de les montrer comme des monstre de bêtise. Lucky Luke mettra quand même définitivement fin à la carrière des Frères Daltons. Ce qui va occasionner la haine de leurs cousins, aussi bêtes que les autres étaient méchants, haine qui motivera les plus beaux albums de la série.
Les cousins Daltons sont presque aussi illustres que leur ennemi préféré. Leurs évasions multiples et leurs frasques de desperados vont nourrir la série, sans que jamais elle ne se répète. Campons donc un peu les personnages. Ils sont quatre, étagés du plus petit au plus grand, du plus méchant au plus bête. Le petit teigneux c’est JOE, le chef de la bande, JACK et WILLIAM en sont les faire-valoir, et l’unique, l’inimitable AVERELL pourrait bien être le plus important des quatre. Celui ci est de loin le plus bête, et manger (tout et n’importe quoi) occupe l’essentiel de son esprit. Il est souvent le soufre douleur de son frère JOE, à qui il s’oppose fréquemment. Paradoxalement, il doit aussi être le plus humain des quatre, peut-être parce que véritablement plus bête que méchant. C’est ce que tendrait à nous prouver la Guérison des Daltons, où il se trouve le seul à être sensible aux vertus de la psychanalyse.
Plus bête qu’Averell Dalton ne pouvait a priori pas exister. C’était compter sans le chien RANTANPLAN, autre vedette de la série, qui ravit, et de loin, la palme de la bêtise à ce crétin d’Averell (ils s’entendent bien d’ailleurs, c’est un signe !). Evocation dégénérée de RinTinTin, mascotte de la cavalerie, RanTanPlan est le chien de garde du pénitencier abritant les daltons. Il sera de ce fait le témoin successif de leur nombreuses évasions, et seul le hasard l’amènera à seconder Lucky Luke (qui s’en serait bien passé !) dans la poursuite des méchants.
Car ce chien fait et comprend absolument tout de travers ! Quand on lui dit saute, il se couche, quand on lui dit attaque, il fait la fête. L’importance de RanTanPlan ne va cesser de croître avec le temps. Un album est ainsi consacré à ce clébard débile (l’Héritage de RanTanPlan) dans lequel un vieil et richissime original lui lègue la moitié d’une ville, dont le quartier chinois ! Lucky Luke le protègera des vélléités assassines des Daltons et des sectes secrètes chinoises conjuguées (ces derniers auraient en effet aimé manger leur propriétaire). Rantanplan y survivra malheureusement, et il est devenu aujourd’hui la vedette d’une série indépendante.
Héros de bandes dessinées, Lucky Luke n’en est pas pour autant un héros Américain. Plus manipulateur qu’acteur dans la constitution du rêve américain, il agit plus souvent comme une Ange Gardien que comme un constructeur véritable. Les pionniers peuvent certes compter sur son aide et sa droiture pour poser une nouvelle pièce à l’édifice, il n’agit toutefois pas au même niveau qu’eux, et sa motivation n’est pas la même. La dernière image de chaque album est à ce titre symbolique, qui voit Lucky Luke s’éloigner de l’action dans un coucher de soleil en chantant « I’m a poor lonesome cowboy, far away from home« , alors que les autres protagonistes jouissent, en l’oubliant momentanément, de la tranquillité retrouvée grâce à lui. Lucky Luke n’est donc pas de leur monde. Ne tire d’ailleurs t-il pas plus vite que son ombre ?
Aujourd’hui confrontée à un défi bien plus exigeant que celui de la simple conquête d’une nature sauvage, l’Amérique devrait trouver son salut moins dans les fanfaronnades ridicules d’un faux cow-boy recyclé, que dans les subtilités d’un Lucky Luke moderne. Juste un détail pour illuminer ce point : Lucky Luke est Européen…