Tintin à Singapour

Ou « Après ça, Vous Pourrez Faire Tintin »

En matière de bande-dessinée, et pour ce qui me concerne, Tintin est et demeure l’Alpha et l’Oméga, le début et la fin de toute oeuvre. Ainsi en va-t-il de cette série d’articles, commencée avec le petit Belge dans un jovial enthousiasme en Janvier 90, et qui se termine aujourd’hui par la présentation de cette étonnante enquête, menée depuis plusieurs mois, et qui va jeter sur la biographie du fameux globe-trotter une lumière nouvelle.

Ceux qui m’ont fait l’honneur et le plaisir de me lire depuis cette époque (en ce qui concerne les autres, j’ai les noms et les adresses) se rappelleront peut-être que l’article traitait de notre héros à houppette (avec un H) et de sa qualité de témoin privilégié des turbulences du XXème Siècle. J’avais ainsi fait état du passage de Tintin à Singapour, lors du périple Oriental qui devait le mener des déserts d’Egypte jusqu’au Fumeries d’Opium de Shangaï (périple immortalisé par son biographe dans « Les Cigares du Pharaon » et « Le Lotus Bleu »). J’y avais écrit qu’une enquête était menée qui essayait de découvrir les traces de son passage dans cette île hier agitée, et aujourd’hui si calme.

Mais Revenons d’abord en arrière de quelques 57 ans. Dès la première planche des « Cigares du Pharaon », le lecteur est mis au courant de l’itinéraire de Tintin de Marseille à Shangaï, en passant par Suez, Aden, Bombay, Colombo et Singapour, Saïgon et Hong-Kong. Mais sa tranquille croisière va d’abord s’arrêter brutalement en Egypte avant de le mener en Inde chez le Maharadjah de Rawajpoutalah. Là, ce n’est qu’après avoir intercepté de mystérieux messages radio codés en provenance de Shangaï, puis reçu d’un émissaire chinois quelques bribes d’informations disparates avant que celui-ci ne sombre dans la folie qu’engendre le Raïdjaja, le poison qui rend fou, qu’il passera enfin à Singapour, en route pour la Chine.

De son passage ici, pourtant aucune trace dans « Le Lotus Bleu ». Combien de temps Tintin est-il resté sur l’île ? Y-a-t-il vécu des péripéties en rapport avec son aventure Chinoise ? Voilà des questions qui seraient restées certainement sans réponses si une première découverte n’avait été faite en Août 1989, alors que commençaient à peine les travaux de restauration d’un des plus prestigieux endroit de la Cité du Lion, le Raffles Hôtel.

On sait en effet qu’on a abattu nombre de fausses cloisons afin de restituer à cette battisse historique son antique splendeur. C’est en abattant une de celles-ci, que l’on a découvert, emmailloté dans une linge moisi, un carnet aux pages presque illisibles, sur la couverture duquel on pouvait cependant déchiffrer le nom de son auteur : Tintin… Tintin, comme tant d’autres important personnages, avait donc séjourné lui aussi dans l’hôtel illustre, qui pourra maintenant s’enorgueillir d’ajouter à sa liste le nom du petit reporter. Parce que tout le monde le croit encore Français, c’est l’Alliance Française qui a été la première alertée de la découverte. Et c’est au titre d’expert BD, que j’ai donc été invité à participer à la quête.

Avant de se pencher sur le livre lui-même, alors entre les mains expertes des restaurateurs du Musée National, une de nos premières taches fut de vérifier la présence de Tintin sur les registres de l’Hôtel. On l’y a bien trouvé, et l’on sait aujourd’hui qu’il y resta 2 semaines exactement, du 3 au 17 Avril 1934. Mais, fait plus intéressant encore, en parcourant les livres du Raffles, nous avons découvert le nom du Marquis di Gorgonzola, alias Rastapopulos lui-même, cerveau du trafic d’Opium qu’a combattu notre héros ! Le Marquis y a résidé à la même période, et tout nous porte donc à croire que Tintin était déjà suivi de très près, pourtant si loin des côtes chinoises.

Enfin sorti du laboratoire, le carnet allait finalement nous livrer des détails, précis et troublants, sur les aventures singapouriennes de son auteur. Conçu comme un journal, l’ouvrage (ou plus exactement ce qu’il en reste) contient des comptes rendus journaliers, des notes et d’autres informations. Le premier texte, anodin à la première lecture, relate une rencontre qui apparaîtra au bout du compte  importantissime. Mais laissons la parole à Tintin :  » Au sortir de l’Hôtel, je suis parti au hasard, comme j’aime à le faire chaque fois que je rencontre une nouvelle ville. J’ai déambulé sur South Bridge Road, en direction de Chinatown …. C’est au sortir de Telok Ayer Temple que j’ai rencontré Lee, mon nouvel ami singapourien. Pour être exact, c’est lui qui m’a abordé en utilisant un anglais fort correct ma foi. Après que nous ayons un peu parlé, il m’a proposé de me faire  le tour de la ville et de me faire découvrir des endroits que le seul hasard ne me permettrait pas de découvrir. Voilà un moyen idéal de voir si le gang que je traque depuis l’Egypte, opère aussi à Singapour ».

Ainsi, et grâce au petit Lee (dont on ne connait pas les prénoms, Tintin n’ayant pas encore compris à l’époque que le nom de famille apparaissait en premier chez les chinois), Tintin va donc pénétrer au coeur même des quartiers chinois de la ville qui, la nuit venue, tombent sous le triple joug des Démons, des Triades, et du Vice. Un des comptes rendus nous laisse clairement entendre que Tintin a réussi, et au-delà même de ses espérances, à retrouver la trace du gang du Cigare du Pharaon à Singapour. Ecoutons le encore : « Nous devons nous rendre cette nuit au « Dragon D’Or », restaurant chinois qui sert de couverture à une importante fumerie d’Opium. Tout laisse à penser qu’elle appartient au réseau « Pharaon ». Afin que je puisse passer inaperçu, Lee m’a conseillé de me déguiser en Chinois. Inconscient du danger qu’il court à mes côtés, le garçon est charmant et excité de participer à ses aventures. Ce qu’il m’a raconté de la Chine et des chinois m’a donné à réfléchir. Il semble bien que nombre de nos idées sur l’Empire du Milieu soit à jeter à la poubelle de nos peurs dérisoires. Il a été lui-même très intéressé par la description de l’Occident que je lui ai faite. Très sûr de lui, il m’a dit : « Un jour, je travaillerai pour que nos deux mondes se rencontrent. Alors, ils seront forts. »  »

Suit la description de ce rendez-vous au « Dragon D’or », qui s’avère finalement être un guet-apens. Tintin et le petit Lee, en créant un début d’incendie, vont parvenir à s’échapper, poursuivis par 1000 diables chinois dans les rues de Chinatown. La description qu’il donne dans ses carnets de cette fuite nocturne dans le dédale d’un Chinatown surpeuplé et bruyant est picaresque et savoureuse et mériterait certes de paraître intégralement.

Nous avons cherché si cette échauffourée avait laissé quelques traces dans la presse locale. Et en effet, le Straits Time du 14 Avril 1934 relate des événements qui semblent se rapporter à celle-ci. Sous le titre « Une Etrange Agitation à Tanjong Pagar » le quotidien de langue anglaise nous en apprends de belles : « Un incendie d’origine criminel a failli ravager hier soir le Dragon d’Or, un établissement honorable à Tanjong Pagar. D’après le propriétaire des lieux, le foyer aurait été allumé par deux voyous, peut-être dans le but d’exercer un racket. Attirée par les cris du vieil homme, la foule en colère a poursuivi les criminels dans le labyrinthes des rues avoisinantes sans pour autant les rattraper …. Peu après l’incident, plusieurs personnes ont fait état de la présence de 2 blancs moustachus déguisés en coolies, et qui posaient d’étranges questions ». Tout le monde aura évidemment avec surprise reconnu les Dupont(d), fidèles à leur tradition du camouflage grotesque.

Ce que nous disent ces pages semble, par bien des côtés, en contradiction avec ce que les aventures publiées de Tintin relatent par ailleurs. La similitude des situations, des personnages même, avec ce que le Lotus Bleu nous relate des aventures chinoise du jeune reporter est toutefois troublante. Le petit Lee ne préfigure-t-il pas Tchang, personnage dont la réalité est par ailleurs démontrée. L’ouverture sur la Chine, sa culture, son peuple n’a-t-elle pas commencée à travers ce dialogue singapourien. Le lieu même du Lotus Bleu, ce restaurant mythique, ne nous rappelle-t-il pas ce Dragon d’Or, autre restaurant, autre fumerie d’Opium ?

L’hypothèse que nous voudrions alors défendre ici est que, pour des raisons liées à la limpidité du récit, Tintin et son biographe Hergé, ont légèrement remanié la véracité historique, sans nuire pour autant à leur histoire et à la cause alors défendue. C’est en effet une vieille règle de narration que de favoriser l’unicité de lieu d’une aventure, comme celle de dresser des portraits forts, presque archétypiques, qui ne se recoupent pas. Ainsi, nous pensons aujourd’hui que certains événements relatés dans le Lotus Bleu ont en fait réellement bien eu lieu à Singapour ! De même, nous croyons que le personnage de Tchang doit certains de ses traits au petit Lee, dont la destinée a croisé celle de Tintin.

Qu’est-il devenu, ce petit chinois dont on ne connait que le nom ? Sa destinée s’est-elle trouvée changée par cette rencontre ? A l’époque des faits, le petit Lee ne devait avoir qu’une dizaine d’années tout au plus, ce qui fait qu’il doit être aujourd’hui un sage respectable de plus de 65 ans. Quand on connait l’impact qu’a eu -et a toujours !- Tintin sur la vie de ceux qu’ils rencontrent, on peut penser que le petit Lee s’est trouvé grandi par cette amitié et renforcé dans son idée, combien mature, de marier l’Est et l’Ouest.

Et pour ceux qui douterait de la véracité des Aventures de Tintin à Singapour, de celles-ci ou de bien d’autres, je répondrai : « N’en doutez pas, car Tintin, c’était moi… ».

Et à partir d’aujourd’hui, Tintin, ça sera vous….

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