(Janvier 2004)
A l’assaut de la pyramide
Trois ans nous séparent de la prochaine élection présidentielle et déjà, certains socialistes se préparent à cette échéance fondatrice.
Le premier aime les carottes râpées, se balade en moto (louée), regarde la Star Ac’, parle doucement en veillant à n’utiliser que 300 mots de vocabulaire, se fait de nombreux plateaux télé : c’est dans sa nature populaire. Tout en cherchant à maîtriser ses inflexions sourcilières, il se rase lui aussi, et partage pathologiquement à ce moment les mêmes obsessions sarkoziennes. C’est sa destinée, il le sait, et l’Autre, le Sphinx, le savait déjà avant lui.
Le second est un intellectuel flamboyant, bien qu’on le taxe souvent de dilettantisme. Il se veut l’incarnation d’une pensée moderne, nourrie d’économie et d’humanisme. Il connaît beaucoup de monde, à droite, à gauche, dans la politique et l’industrie. Il lance des débats, des idées, souvent de manière asynchrone. Lui aussi commence à se rêver une destinée présidentielle (d’ailleurs, sa femme pense qu’il est le meilleur).
Le troisième est un ancien premier ministre, retiré dans ses terres. Austère qui se marre, il est censé être à nouveau un militant comme les autres. Héros défait avide de revanche, on le dit pourtant impatient de revenir au premier plan, et d’apparaître comme le recours ultime et salvateur, homme providentiel d’un parti qui ne saurait se mettre en marche qu’au service d’un champion. Et ce champion, forcément, ce ne peut être que lui.
Je me moque, on l’aura compris, de cet empressement à confondre projets personnels et projets politiques. On pourrait cependant les penser légitimes tant ils collent aux modes de fonctionnement et structures de nos institutions.
La 5ème république n’est en effet que le dernier avatar d’un modèle de société pyramidale, organisée du haut vers le bas. Dans ce modèle, les décisions sont toujours prises en haut, par peu d’hommes, sans transparence, et le plus souvent loin des réalités des problèmes qui les motivent. Un tel modèle nécessite structurellement la pratique de pouvoirs forts et personnels, au plus haut niveau de l’état comme à tous ses niveaux intermédiaire, hors la base évidemment, qui accueille de plus en plus avec incompréhension ces (non)décisions prises par les hommes de pouvoirs.
Il ne faut donc pas s’étonner que les partis politiques se structurent en fonction de l’appareil d’état qu’ils ont vocation à investir, et adoptent les mêmes types de fonctionnement et de comportements. Le Parti Socialiste n’échappe évidemment pas à cette tare : ces candidatures précoces en sont le signe.
Or, s’il faut chercher une raison au tremblement de terre du 21 avril 2002, c’est à l’évidence dans cette faille structurelle gigantesque, et qui s’élargit, entre une société de plus en plus organisée en réseau et ce modèle politique pyramidal.
Si le système pyramidal était parfaitement adapté à une société industrielle où le savoir et les compétences étaient peu partagés, la société post-industrielle d’aujourd’hui est « réticulée », maillage fin d’individus de plus en plus formés et responsables, d’intelligences, de compétences, et de problèmes aussi. Le seul moyen de faire face à la complexité d’une telle société est de se doter de structures et de modes de fonctionnement politique eux-même réticulés.
Une société en réseau est par définition une société de confiance, où les centres de décisions sont le plus près possibles des endroits où se posent les problèmes. Ceci nécessite donc une redistribution des pouvoirs (et en particulier l’interdiction par la loi de tout cumul de mandats), le passage d’un mode de contrôle à priori à un mode a posteriori (ce qui signifie l’acceptation du risque démocratique), et la transparence dans toutes les prises de décisions.
Le concept de subsidiarité, ou les réformes de décentralisations, de gauche comme de droite peuvent être interprétés comme des tentatives maladroites de mettre en phase nos institutions et la société réelle. Mais il s’agit là de véritables emplâtres sur une jambe de bois. Il nous faut donc maintenant d’effectuer une véritable révolution dans notre pensée politique, dont l’objet unique devrait être la mise en phase de nos pratiques du pouvoir et de la société réelle.
Un tel projet politique – celui d’une société réticulée mais régulée – ne peut par définition être celui d’un seul individu. Encore à naître, il ne peut être produit que collectivement. Et ce n’est qu’une fois produit, que nous aurons légitimité à le présenter au pays, puis de choisir – puisque pour l’instant il le faut – la personnalité la plus à même de la promouvoir.
Ceci est évidemment incompatible avec le petit jeu des écuries présidentielles. L’enjeu n’est pas de gagner les élections puis de gouverner tant bien que mal, mais bien celui d’apporter des solutions politiques innovantes adaptées aux nouvelles organisations sociales du 21ème siècle et à leur développement, et porteuses de nos valeurs de justice et de solidarité.
C’est à ce prix, et à lui seul, que nous retrouverons la confiance nos électeurs. Sinon nous ne serons que les singes de nos adversaires.
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