Contribution au manifeste « social-démocrate » (écrit en juin 2007).
Le manifeste social-démocrate que notre courant « Socialisme et Démocratie » a rendu publique à l’occasion de la dernière université d’été consacre un de ses chapitres à la nécessaire reconnaissance de l’individu.
Tout en me réjouissant sur le fond de cette affirmation, je ne peux m’empêcher de voir dans les mots choisis la difficulté atavique des socialistes français à renoncer à leur catéchisme, et l’expression d’un inconscient collectif qui voit toute construction politique articulée autour de l’individu comme une dérive droitière et honteuse.
Non, les socialistes français ne doivent pas « reconnaître » l’individu, comme l’on reconnaît une faute, où comme l’on se soumet au principe de réalité. Non, il ne s’agit pas de sacrifier nos idéaux de gauche – forcément collectifs – à la modernité – inexorablement individuelle. Ils doivent au contraire « promouvoir » l’individu, et s’appuyant sur lui, construire le discours des nouvelles solidarités, celles où le collectif ne fait pas que littéralement s’effacer face à l’individu, mais se voit proprement muté en une association d’individus pensants et agissants.
Les raisons de le faire ne sont pas que de nature philosophique ! Elles trouvent au contraire leur origine dans les domaines économiques, organisationnels, et finalement institutionnels : création de valeur généralisée, projet partagé, pouvoirs distribués sont en effet consubstantiels du monde qui s’avance, et dans lequel les socialistes français sont des étrangers.
L’individu et la création de valeur
Le socialisme est né avec la révolution industrielle. Les classes sociales auxquelles il s’est intéressé et dont il s’est fait le défenseur sont de fait issues de cette révolution. Et si il a pu, longtemps, en anticiper les problèmes, en corriger les injustices, en promouvoir les opportunités, il n’a pas évité l’inertie idéologique née de l’illusion de la continuation des conditions de cette révolution.
Les productions industrielles ont ceci de caractéristiques qu’elles nécessitent pour réussir la mise en œuvre d’intelligences certes – pour la conception de produit – mais essentiellement de main d’œuvre. Et ce que l’industrie demande à cette main d’œuvre est fondamentalement de l’énergie et des gestes dans le cadre d’une organisation très structurée d’une production fortement synchronisée. Le taylorisme est la traduction organisationnelle de cette réalité, et le fordisme sa stratégie de partage de la valeur ainsi créée.
Dans une société dont la richesse est produite par son industrie, la plupart des salariés sont interchangeables : X peut prendre la place de Y sans que la nature de la production, son rythme, sa valeur n’en soit aucunement modifiée. L’identité donc, mais aussi la spécificité, la culture, le savoir, le génie propre des individus/employés n’ont donc aucune importance. Une telle société est de fait structurellement stable, les emplois y sont « à vie ».
Il est alors intéressant de noter que l’organisation du système industriel se réplique, à l’identique, dans celle des organisations politiques. Les partis ouvriers, nés de cette révolution industrielle, fonctionnent exactement comme des usines, et ce que le Parti demande à ses militants reste fondamentalement « de l’énergie et des gestes dans le cadre d’une organisation très structurée ».
C’est toujours ce schéma qui est aujourd’hui dans la tête de notre personnel politique, socialistes compris, même quand ils s’en défendent, alors que les choses ont fondamentalement changé.
Nous vivons aujourd’hui dans des sociétés ouvertes, sans comparaison aucune avec ce que nous vivions il y a encore vingt ans. La mondialisation est en la forme la plus synthétique : hommes, idées, cultures, services, produits, capitaux circulent avec de moins en moins d’entrave de par le monde (et il faut d’ailleurs s’en réjouir en tant que socialistes, car la société ouverte, internationale par essence, est un des objectifs du socialisme).
Cette ouverture a plusieurs conséquences : d’une part l’apparition de marchés nouveaux mais concurrentiels pour tous ses protagonistes (pays développés, comme pays en voie de développement), et d’autre part une accélération de la division internationale du travail. Cette dernière permet ainsi aux pays en voie de développement de se positionner comme les usines du monde, i.e. de produire industriellement des produits conçus le plus souvent dans les pays développés.
Ce marché grandissant, cette concurrence accrue, cette division internationale impose un déplacement de la valeur en amont de la production, dans la R&D, la conception, le design, la créativité. De fait, si les grandes entreprises symboliques de l’ère industrielle étaient les constructeurs automobiles, ce sont aujourd’hui des entreprises de l’immatériel, comme Microsoft, Intel, Google, ou Glaxo – toutes productrices de concepts, de brevets, d’idées – qui symbolisent l’époque.
Mais là où l’industrie avait besoin de main d’œuvre, ces nouvelles entreprises ont besoin de « créateurs ». Là où, comme nous l’avons dit, la main d’œuvre industrielle est indifférenciée et ses acteurs interchangeables, ces entreprises productrices de concepts ont quand à elles besoin d’individus créateurs. X ne peut plus remplacer Y ou Z, car le génie créatif de X est sans rapport avec la sensibilité marketing de Y, ou la capacité d’architecte de Z. Les employés comptent alors pour ce qu’ils sont : leur identité, leur parcours, leur culture, bref leur pensée est le véritable capital de l’entreprise. L’individu EST le créateur de la valeur, là où le groupe l’était hier.
Ceci n’a pas que des conséquences économiques : pour créer, penser, concevoir, l’individu doit être éduqué. Une société « postindustrielle », dont la valeur créée réside dans l’immatériel, est une société composée d’individus hautement éduqués. D’où la nécessité d’investir très massivement dans l’enseignement (et particulièrement dans l’enseignement supérieur, contrairement à ce que tous nos gouvernements ont fait jusqu’à présent), la recherche fondamentale comme appliquée.
Eduqué, créateur de valeur et de concepts, l’individu a alors tout de l’être émancipé que tous les socialistes devraient normalement mettre au cœur de leur vision, et donc de leur projet, de leur discours, de leur politique, de leurs pratiques.
Ce nouveau statut de l’individu est inséparable d’une nouvelle organisation opérationnelle des entreprises, et incidemment des sociétés humaines qui les intègrent.
L’Individu et l’organisation
La révolution industrielle a imposé une organisation du travail – et de l’entreprise – qui est de nature pyramidale. La raison en est assez simple et directement liée à la nature de leur production, ainsi qu’au positionnement de la création de valeur dans leur organisation. Quand il s’agit de produire des objets en série avec du personnel interchangeable, une organisation taylorienne s’impose, en terme d’efficacité.
Dans une telle organisation, le sommet de la pyramide décide, la base exécute, et les niveaux intermédiaires contrôlent. En termes de flux informationnels, les décisions descendent, les informations remontent. Une telle structure, statique, rigide, permanente, a fait la puissance et la richesse des grandes compagnies industrielles. Elle ne fonctionne bien que dans l’hypothèse de la pérennité suffisante du modèle dans le temps.
Cette organisation, qui définit de manière rigide l’implication de chacun dans le processus de production est avant tout une structure de pouvoirs, celle des hiérarques. Il n’est donc pas étonnant que les pays dont la culture politique est autoritaire, et les modes de gouvernement centralisés (le japon d’abord, la Corée et Singapour ensuite, enfin la Chine), réussissent si bien et se transforment en usines du monde.
On pourra évidemment objecter qu’il ne s’agit là que de principes à l’œuvre dans les seules entreprises. Mais l’ordre social à l’œuvre dans une entreprise a tendance à se retrouver et à se reproduire dans la société. L’organisation des pouvoirs, les flux d’informations, la forme de prise des décisions s’y retrouvent à l’identique. La proposition, émise plus haut, selon laquelle les régimes autoritaires et centralisés montraient toute leur efficacité quand il s’agissait de mettre en œuvre des plans industriels en est la preuve.
Mais bien plus près de nous, et même chez nous, la France – pays qui a fait de la centralisation une religion, au point qu’elle ne peut sortir de ce qu’elle confond avec un ordre eternel – se trouve aujourd’hui confronté aux limites de cette croyance religieuse, dans ces entreprises, comme dans ces institutions, et partant dans son rapport à l’individu. Les institutions de la 5ème République, les pratiques qu’elles induisent, les projets personnels qu’elles suscitent, la structure et le fonctionnement des partis qui ont vocation à les mettre en œuvre sont construites sur cet ancien schéma, et sont de fait hors de la modernité.
La pyramide y est la structure de référence, le pouvoir du sommet la règle, l’opacité le contexte, le débat inexistant, l’implication des individus exclue, et leurs initiatives personnelles découragées sinon vilipendées. Avec ce paternalisme à l’œuvre, un tel état de chose met les individus dans une situation infantile de dépendance systématique au sommet.
Cette organisation, si efficace quand il s’agit de produire des objets en série et qui définit de manière rigide l’implication de chacun dans le processus de production est parfaitement inadaptée à la production de la valeur d’aujourd’hui, qui réside dans l’immatériel : idées, concepts, brevets, …
La première et la plus forte des raisons est que l’acte de création est par définition un acte de liberté. Quelque chose n’est « neuf » que s’il s’affranchit, qu’il brise, les normes en cours, quelles qu’elles soient – techniques, scientifiques, intellectuelles, philosophiques, ou morales – et donc des pouvoirs qui y sont associés. L’acte de création est fondamentalement une remise en cause de ces pouvoirs. Pour que l’acte émerge, il faut donc que cette remise en cause soit possible, et même permise.
Elle ne peut pas être ponctuelle, comme l’était celle du bouffon, puisque il doit être massif. Là où le rôle du bouffon était consubstantiel d’un pouvoir très centralisé, celui du créateur – et plus exactement DES créateurs puisque le maximum d’intelligences doit être mis en mouvement – en est la négation permanente.
Mais à quoi peut ressembler une organisation sans pouvoir ? Est-elle-même pensable ? Pour répondre à cette question, il faut d’abord analyser la nature des processus à l’œuvre dans la création.
L’acte de création n’est pas solitaire. Il s’inscrit au contraire dans des structures ouvertes, où plusieurs individus sont positionnés comme des égaux, comme des pairs, au sein d’un réseau – et non plus d’une pyramide. Dans ce réseau, chacun connaît son rôle et le rôle de chacun, sait ce qu’il doit « produire » et sait ce qu’il attend des autres. Chacun est en responsabilité : le pouvoir est donc distribué. Il n’y a plus de centre, plus de périphérie Cette liberté individuelle nécessaire à l’acte de créer s’accompagne alors d’une responsabilité publique ; et ce couple d’attributs nous rappelle celui – plus politique – des droits et des devoirs.
Il n’y a donc pas ici de hiérarchie immanente, permanente, liée à la structure, mais une organisation par projet, où les intelligences, les expertises, sont déployées sur la seule logique du projet en cours. Une telle organisation n’existe que le temps du projet. Une telle organisation est par essence transparente, plastique et repose sur une flexibilité permanente. Les individus y sont clés, ils y sont valorisés. Les entreprises « agiles » ont compris la nécessité d’une organisation par projets, et parient sur l’intelligence et l’initiative individuelle.
Si l’individu est clé, si les organisations par projets doivent s’imposer, comment alors mettre en œuvre les justes et nécessaires solidarités que tout socialiste met au cœur de sa pensée, de sa vision ?
L’Individu et la solidarité
On pourrait en effet craindre que l’affirmation de l’individu et la disparition potentielle d’une structure de pouvoir centralisée et idéalement redistributive soit antinomique avec l’idée même de solidarité. Que les individus valorisés deviennent des égoïstes par construction, et qu’ivres de leur liberté consacrée, et même louée, ils ne s’insèrent plus solidairement dans une société qui leur devrait tout.
C’est oublier deux choses.
La première est que dans une société de l’intelligence, les individus sont fortement éduqués. On peut raisonnablement penser que le niveau de conscience politique et sociale est en rapport direct avec le niveau de connaissance. Cette idée est même, historiquement, au cœur d’une pensée de gauche : l’émancipation de chaque homme (un individu en quelque sorte…) passe par le savoir. Il n’y a pas de plus belles solidarités que celles qui sont librement consenties (comme il n’y a pas de plus beaux gestes d’amour que ceux librement donnés).
La deuxième est que la société de l’intelligence a le réseau comme modèle, et que toute activité collective se met en œuvre au travers de cette organisation. S’ils connaissent leur importance, ces individus savent aussi celle de cette organisation, sans laquelle leur intelligence ne peut s’exprimer au service du projet. Mais n’est-ce pas la l’expression exacte de la solidarité : Des hommes, égaux en droits et en devoirs (des pairs), reliés entre eux par un réseau, et s’exprimant librement sur celui-ci ?
Il y a tout à parier que les nouvelles solidarités – qui resteront nécessaires tant il y aura toujours des situations de détresses morales, sociales ou économiques – trouveront bien mieux à s’exprimer efficacement dans des réseaux dédiés reliant des individus en responsabilité et consentants, qu’au travers d’une organisation unique et pyramidale instituant de solidarités d’autant moins consenties ou vécues qu’elles ne sont perçues que comme des règles loin des réalités.
A ce titre, les associations y ont un rôle majeur et moteur. Elles sont l’exacte illustration de ces organisations en réseaux, structurées en projet, proches du terrain, ou des volontaires (des individus en quelque sorte…) consacrent librement savoirs, temps et énergie au service des autres. Si leur rôle doit être majeur dans l’expression des solidarités, l’état pyramidal doit donc proprement leur déléguer ce type de mission, quand il n’est pas le mieux placé pour le faire.
L’Individu et le socialisme
De l’individu éduqué et libre à une société riche, juste et solidaire, on voit donc s’exprimer une continuité nécessaire. Loin d’être contradictoire, individu et socialisme sont au contraire consubstantiels. Formés, éduqués, libres et donc créatifs, les individus peuvent s’impliquer, en égaux, dans des structures en réseaux dédiés à l’atteinte d’objectifs.
Si l’on sait de plus qu’il n’y a rien de plus simple que de mettre en réseau des structures en réseau (on appelle cela « l’inter-net » en anglais), et donc de mettre en réseau des projets humains, on a alors le modèle ultime d’organisation humaine, quelle soit économique, sociale, ou politique.
De l’individu à l’état fédéral, en passant par les associations, les conseils de quartiers, les communes, les communautés de communes, les régions, et l’état, c’est bien d’un réseau de réseau qu’il s’agit de faire vivre, en attachant à chaque niveau la résolution des problèmes qui relèvent de sa compétence et de sa seule responsabilité.
Subsidiarité, autogestion, action directe ne alors sont que les avatars de ce principe fractal : des intelligences en réseau participant en responsabilité à l’atteinte d’un même objectif, celui du bonheur des hommes, d’aujourd’hui et de demain.
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