Le Gaspacho
ou comment mettre une salade dans une bouteille

Manuscrit trouvé dans l’épave d’un galion Espagnol au large des côtes Caraïbes et traduit de l’Espagnol par Francisco Javier Sola y Marti et Domingo Sciamma y Morpurgo.

Laissez nous vous conter céans l’étrange histoire de Don Herminio Cabeza, Conquistador valeureux, Capitaine de la Caravelle Santa Maria de los Dolores, Vaisseau de sa Très Gracieuse majesté Charles, Roi d ‘Espagne et d’Allemagne, 5ème du Nom.

En ce temps là, Don Herminio s’était lancé à corps perdu, et pour la plus grande Gloire de l’Espagne et de l’Occident Chrétien (que Dieu le garde dans sa Sainte protection) à la conquête des Nouvelles Indes.

Il laissait derrière lui quinze enfants et une femme, sur laquelle, conscient des faiblesses de ce sexe, il prit la précaution élémentaire de fermer une ceinture de chasteté. Puis, il appareilla sans plus tarder, non sans avoir prévenu son équipage, par un discours rude et viril, de l’immensité des dangers (mais de la Gloire proportionnelle) de leur expédition.

Outre une cinquantaine de marins prompts à la bagarre, deux de ces fils légitimes et trois de ces bâtards, embarquaient avec lui cinq jardiniers dont la tâche unique, mais combien d’importance, était de s’occuper jour et nuit du jardin potager que recelait le deuxième pont du bateau. Homme rude au combat, mais d’estomac délicat, Don Herminio ne supportait en effet que des salades de légumes crûs et frais.

Il n’était pas dans les intentions de Don Herminio Cabeza de passer là où l’Illustre Cortes avait déjà planté les fanions de la Civilisation, mais bien d’offrir à la couronne de nouvelles Terres porteuses de nouvelles richesses et qu’il pensait se trouver dans les forêts tropicales, plus au Sud.

Mais le voyage faillit mal tourner, surtout pour les tomates, qui supportaient difficilement le climat O combien marin que l’on trouve sur les Océans. Assistant au triste spectacle de leur dessèchement, le Capitaine ordonna qu’on les arrosât à l’aide de la réserve d’eau potable du navire.

Les marins en colère, comprenant difficilement qu’on leur préférat des tomates, tentèrent un remake des « Révoltés de la Bounty« . Hélas ! Marlon Brando s’étant décommandé, la mutinerie échoua lamentablement, pour le plus grand plaisir des requins qui goutèrent ainsi de l’Espagnol.

Une solution avantageuse pour les deux parties fût trouvée en l’abordage d’une frégate Portugaise, et si le sang coula, ce fût surtout l’eau qui fût l’objet du partage. Il était temps ! Car la tentation d’utiliser le stock d’eau bénite du navire n’avait jamais été aussi grande qu’à ce moment là.

Après avoir passé l’estuaire de l’Amazone au nez et à la barbe des Portugais , la santa Maria de los Dolores s’enfonça vers des contrées mystérieuses et sauvages autant qu’inexplorées. Après quelques semaines, pensant s’être suffisamment enfoncé dans les terres, Don Herminio accosta enfin des rivages hostiles recouverts d’une jungle luxuriante.

En descendant de la barque, le Crucifix à la main, et alors qu’il plantait profondément le Saint Drapeau de l’Espagne la Catholique, il prononça d’une voix forte :  » Aujourd’hui, Dimanche 3 Avril de l’An de Grâce 1560, je prends possession de cette Terre, au Nom de Sa Très Gracieuse Majesté le Roi d’Espagne, que Dieu le protège ! ».

A la tête d’une colonne d’une dizaine d’hommes, il n’hésita pas à s’enfoncer toujours plus loin dans les terres. Après avoir affronté au cours de vingt jours de marche harassante, plantes carnivores, araignées géantes, boas immenses et marais putrides, il finit par trouver, à sa grande surprise, des traces de campements de sauvages possédant l’usage du feu.

Le contact, historique s’il en fût, eût lieu quelques jours plus tard. Don Herminio, resplendissant dans son armure d’acier, reçut l’accueil réservé aux Dieux, et fût ainsi le premier homme à avoir rencontré les tribus de sauvages qui s’appelaient eux-même les Ji-Va-Ros.

Le chef suprême des Ji-Va-Ros, Charasco, Sorcier redoutable et expert dans l’Art difficile de la Réduction de têtes(1), crût bon de rendre hommage à celui qu’il prenait pour un Dieu, en lui offrant sa dernière fille comme épouse, cadeau d’autant plus frais que celle-ci n’était agée que de huit ans à peine.

Don Herminio, plus que jamais conscient des ses devoirs de Chrétien, refusa violemment l’offre du barbare. Devant l’affront fait à son sang, Charasco n’eût plus d’illusion sur la nature divine de son visiteur, et décida de punir son insolence.

Après avoir massacré tous les compagnons du Capitaine, Charasco, animé par sa soif de vengeance autant que par sa curiosité scientifique, décida d’expérimenter une nouvelle technique de réduction de vivo sur la Noble tête de ce malheureux Espagnol (il pensait par ailleurs que l’expérience pourrait très avantageusement faire l’objet d’une publication qui ne manquerait certes pas d’être remarquée(2), vue son originalité).

Après avoir passé vingt jours la tête dans une calebasse remplie de potion réductrice (au citron vert !), une simple paille dans la bouche pour lui permettre de respirer, Don Herminio vit enfin son supplice s’achever.

Sa tête avait maintenant la taille d’une orange (très exactement un 8ème de sa taille antérieure). D’un teint olivâtre, elle avait perdu sa blancheur, signe de sa noblesse, et était recouverte d’une tignasse brune et épaisse. De plus, détail horrible, ses lèvres étaient maintenant cousues entre elles à l’aide d’un cordon noir, d’une dureté défiant toutes les meilleures lames d’Espagne.

Charasco, enchanté de la réussite de son expérience, décida d’attacher Don herminio à sa collection personnelle, la tête de celui-ci en étant devenue la pièce maîtresse.

Malheureusement pour Charasco, celui-ci ayant attaché Don Herminio par le cou, il ne se rendit pas compte ô combien son expérience avait réussi. En effet, le Noble Capitaine, n’eût aucun mal à dégager sa tête du noeud, tellement celle-ci était devenue petite et glissante.

A partir de ce moment, Don Herminio n’eût plus qu’un but : rejoindre au plus vite son bateau, ses chères tomates et ce qui restait de son équipage. Marchant jour et nuit, ilµne fit nullement inquiété par les populations animales ou barbares qui fuyaient à la vue de ce monstre à la tête miniature.

Il arriva au navire exsangue, et eût toutes les peines du monde à convaincre son équipage qu’il était bien leur Maître Don Herminio, et non quelque créature son image, conçue par la magie des sauvages. On l’emporta, évanoui, sur son lit, où il délira pendant trois jours, revivant sans doute en rêve son martyr.

Indépendament de l’horreur de la situation, le médecin du bord, Gaspar de las Chozas, fut confronté au problème immédiat d’alimenter le malade. En effet, il faut se rappeler que les lèvres de Don Herminio étaient réunies entre elles, cousues à l’aide d’un fil indestructible. Aucune foruchette, aucune cuillière (même à expresso italien) n’était assez petite pour rentrer dans sa bouche.

L’ingénieux médecin eût l’idée de l’alimenter avec une paille. Il tenta une première expérience avec un bouillon de boeuf. Mais l’estomac délicat de Don Herminio, on s’en souvient, était incapable d’accepter ce breuvage (nous vous laissons imaginer quelqu’un, la bouche pratiquement fermée, avec un problème pareil).

La seule possibilité était donc de faire manger au malade ses fameuses tomates ! Mais, comment faire passer une tomate à travers une paille ? Aidé du cusisinier du bord, Gaspar de las Chozas réalisa alors une soupe de tomates fraiches, agrémentées de quelques autres légumes.

L’effet de cette recette sur le capitaine fut extraordinaire. Sans qu’il sortit de son délire, il ne cessa alors de réclamer la divine potion, le jour comme la nuit. Pendant son sommeil même, il murmurait des phrases incompréhensibles, d’où seules émergeait quelques bribes. L’équipage pouvait l’entendre tenter d’appeler le médecin à travers ses lèvres cousues. Le nom déformé du Docteur résonnait partout à travers le navire, ce qui donnait à peu près : GAZ..PAR..CHO,..GAZ..PAR..CHO… !! (essayez donc de prononcer Gaspar de la Chozas la bouche fermée, et vous verrez !). Et chacun comprenait à ce vacarme que leur Capitaine réclamait son breuvage.

Leur Maître retrouvant rapidement de ses forces, l’équipage maintenant détendu, s’amusait à plaisanter le Disciple d’Hypocrate, accourrant, une soupière à la main, pour satisfaire la gourmandise de son étrange malade. Et ils disaient en le voyant courir : « Venga Gazpacho, venga !! » Intrigués, ils finirent même par goûter à la divine recette, qu’ils apprécièrent et baptisèrent naturellement du sobriquet de son inventeur : Gazpacho.

Ainsi, en-va-t-il de la génèse des recettes. Qui croirait en effet qu’une simple soupe de légumes frais ait son origine dans l’héroisme d’un civilisateur, dans la confrontation violente du Message Evangélique et de la magie barbare ? Mais, pensons-nous, Dieu met souvent ses brebis à l’épreuve, afin qu’elles participent à son Oeuvre.

Nous vous ferons grâce de la suite du récit, mais sachez que Don Herminio reçut en Espagne l’accueil fait aux plus grands. Il eût l’honneur d’être promu, de par la Volonté Royale, Gouverneur Général d’Andalousie, où sa soupe eût le succès que l’on sait. Il eût toutefois la désillusion de s’apercevoir qu’il avait perdu, durant son périple, la clé de la ceinture de chasteté de sa femme, ce qui confirme l’adage populaire qui veut qu’un malheur n’arrive jamais seul.



1  « De l’effet du citron vert et de ses capacités astringentes sur la réduction des oreilles gauches« . Charasco & Al. Journal of Miniatures Lovers, Vol. 1. Amazonia Press.

2  « Nouvelles applications du Citron Vert : Réduction de Vivo d’une tête de sauvage Chrétien« . Charasco. Lecture on Reduction Science (1561). South American Sorcerer Workshop. (Article couronné par le Prix Lilliput)

Vous pouvez télécharger l’histoire ici !