Penser

Oui, nous vivons une 3ème Révolution industrielle, probablement la plus importante de toutes. Oui, la numérisation du monde avance imperturbable, avec ses innovations permanentes qui structurent et perturbent tour à tour nos quotidiens. Oui, les promesses du Numérique et particulièrement leur transformation de toutes les autres technologies – dans ce qu’elles produisent, comme dans la manière dont elles produisent – semblent sans limite. Oui, tous les imaginaires sont invoqués pour s’instancier ici et maintenant, au gré de nos maîtrises technologiques.

Mais tout ceci arrive dans des conditions culturelles et économiques particulières, sinon uniques, elles aussi. Contrairement aux autres révolutions paradigmatiques qui l’ont précédée (écriture, imprimerie), cette révolution est en même temps une économie, un marché de masse et un tsunami culturel. Nos désirs sont plus que jamais instrumentalisés, nos curiosités plus que jamais exploitées dans ce qui ressemble diablement à un véritable programme de renforcement, et où nous cédons à toutes les sollicitations, expérimentons toutes les tentations, ivres de nouveautés exponentielles.

Ces ivresses numériques, comme toutes les ivresses, nous émeuvent et nous euphorisent, tout en nous désorientant, en nous faisant perdre nos repères. Nous semblons avancer à marche forcée vers un futur sans cesse réécrit, et vivons de fait plus vite que nos pensées, comme le pilote d’un avion volant plus vite que le son.

Et c’est là un dangereux paradoxe. A l’heure où nos savoirs et nos technologies semblent prêts d’accomplir nos rêves les plus magiques, nous sommes sous la menace de ne pas penser les conditions de ces accomplissements, sinon de leur refus. Le bruit numérique est intense, qu’il soit marketing ou conceptuel, médiatique ou intellectuel, qui nous empêche de ne pas confondre l’écume de la vague, l’anecdotique du structurel. Dans ce brouillard digital, nous prenons le risque d’avancer et d’avancer encore, comme si ce mouvement en avant ne pouvait être que vertueux.

Les nouvelles technologies sont un « Pharmacon », comme le dirait Bernard Stiegler, c’est-à-dire un remède tout autant qu’un poison. Ne voir en elles qu’un remède sera à coup sûr le meilleur moyen de succomber au poison.

Tous les signes sont là, d’un monde qui meurt et qui résiste – qui littéralement agonise. Nos institutions, nos organisations sociales, nos modèles d’enseignements, nos modèles économiques, tout ce qui faisait notre société humaine est bousculé par ces secousses paradigmatiques. Il ne faut pourtant pas s’en réjouir béatement, car le monde qui vient ne nous demande pas simplement d’agir (c’est à la portée du premier agrégat de muscles venu), mais de construire en conscience, fut-elle dynamique ce qui pourrait être le siècle des Nouvelles Lumières.

Il s’agit donc de penser.

Dominique Sciamma