Apostrophe

Il y a 300 ans  le mouvement des Lumières lançait le grand projet de la modernité, celui de la libération des croyances, de la lutte contre l’ignorance, et de la contestation d’un ordre social et politique construit sur des réalités vues, ou désirées, comme immuables.

Filles des Lumières, les révolutions technologiques, industrielles, économiques, sociales et politiques ont accouché d’un monde longtemps plein de certitudes, et maintenant incertain, instable, ouvert comme jamais – et de son étrange double numérique. Un monde où les aspirations de liberté engendrent de l’ordre et de la violence, de la création et de la destruction, de l’élégance et de la vulgarité, de la richesse et de la pauvreté, du cynisme et de l’irénisme.

Nous en sommes de fait à un point où certains se posent alors en critiques de ce mouvement né il y a 300 ans, « Contre les Lumières ». Que vaudrait en effet la quête par chacun du savoir et de la raison quand ce savoir et cette raison n’engendreraient que du désordre ? Que vaudrait cet objectif d’émancipation si le prix à payer serait le désordre du monde ?

La réponse tient dans une apostrophe.

Ou de son absence.

S’émanciper.

Se libérer du joug paternel, du diktat familial, des conventions sociales, des habitus, du politiquement correct, des codes moraux, des interdits des églises, de l’arbitraire du patron, du pouvoir de l’Etat, de l’héritage des valeurs, du poids de l’histoire, du devoir de mémoire, de la culpabilité  du corps, des pêchés de l’ascendance, de la responsabilité de la descendance, du temps, et même de la mort.

Il faut jouir sans entrave, il est interdit d’interdire,  et nul ni rien ne peu se mettre en travers d’une quête individuelle et égotiste effrénée. Partir à la recherche de soi, envers et contre tout, faire de sa propre identité l’Alpha et l’Omega de toute construction, le barycentre de toute représentation, l’aune de toute mesure. Solipsisme, égoïsme, individualisme, hédonisme, arrivisme et même Transhumanisme sont les avatars caricaturaux de cette quête de soi, en soi, par soi, pour soi.

Que l’apostrophe tombe et tout s’éclaire.

Emanciper.

Accompagner un mouvement, illustrer une démarche, éclairer le monde, donner l’accès au savoir, encourager la critique, montrer le chemin, pousser à prendre des initiatives, inciter au risque, rassurer dans ses échecs, stimuler la créativité, pousser à l’empathie, voir dans l’autre un autre soi.

Bref, éduquer.

L’émancipation n’est pas un vain mot quand elle est pensée comme un fait et un objectif social. Ce sont les autres qui nous émancipent et qui nous poussent tout autant à la liberté qu’à la responsabilité. C’est parce que j’émancipe que je m’émancipe  et c’est parce que JE suis un autre que cette émancipation m’est promise.

L’émancipation ne se prend donc pas, elle se donne, et ce cadeau, très lourd cadeau, est la condition d’une société d’égaux reliés entre eux par cette promesse de liberté consentie par tous à chacun.

L’émancipation est donc la condition de nos réussites collectives. Loin de l’affirmation simpliste d’une société d’acteurs indépendants, et qu’un néo-libéralisme mourant tente de nous vendre encore, c’est dans l’articulation de projets personnels et celui d’une société qui les encourage.

Il est une formule, si simple et si puissante pourtant, qui résume à la perfection cet entrelacement de responsabilité individuelle, de la symétrie de nos droits et de la nécessité de nos solidarités, qui créé les conditions de l’émancipation et qui paradoxalement en émane.

Et cette formule est : Liberté, Egalité, Fraternité.

Lire, ici l’article original dans la Revue du Cube

Design moi un Manager

Manager : ce mot peut-il servir d’horizon professionnel  pour une fille ou un garçon de 12 ans qui s’interrogerait sur son avenir ? « Quand je serai grand, je serai manager !» : cette phrase peut-elle être une question crédible, que tout parent, ému, adorerait entendre son enfant prononcer ? Probablement plus, à moins qu’il ne s’agisse de coacher un chanteur à succès où un boxeur de talent (et là, même pas sûr que papa et maman soient d’accord).

Manager est un mot du XXème siècle, qui a recouvert un métier, des pratiques, des organisations et des enjeux du XXème siècle.

Des enjeux qui furent ceux de la société de consommation, en continuité avec une révolution industrielle triomphante, créatrice de désirs, d’objets du désir et d’emplois industriels. Une société pyramidale, organisée comme une armée, dotée de maréchaux, de généraux, de colonels (beaucoup de colonels), d’adjudants, de sergents et de piétailles. Allant à la bataille, la fleur au fusil, toute à la joie de faire et de jouir, sans trop se préoccuper des raisons de faire et de jouir. Des hommes et des femmes à la tâche, littéralement, à leur poste de travail, répétant machinalement des gestes (cols bleus ou cols blancs) limités à la seule réalisation de leur tâche. Une société cartésienne où tout est découpé, le travail comme l’espace et le temps, par souci d’efficacité et où les choses produites et leur sens n’apparaissent qu’en bout de chaine de montage, si tant est qu’on en soit le spectateur.

Dans une telle société, les jours sont des puzzles, les vies sont des puzzles, les projets sont des puzzles, les entreprises sont des puzzles, et il est nécessaire de disposer de joueurs capables de passer du temps et de l’énergie à recomposer le puzzle en permanence, en s’assurant que les pièces sont produites et mises à leur places. Ces joueurs sont capables d’assurer le fonctionnement des machines à produire, quoi qu’elles produisent, sans se préoccuper pour autant des raisons de les produire, jamais.

Ces joueurs sont des managers.

Ou plutôt, étaient des managers.

Car il faut en parler au passé.

Dans une société complexe, ouverte, interconnectée, où tout fait système, il n’est plus possible de dépenser du temps et de l’énergie à assurer la cohérence d’un système conçu comme un puzzle, où chacun travaillerait à l’aveugle. Cela l’est d’autant moins que les acteurs mêmes des organisations humaines réclament du sens, c’est à dire la possibilité permanente de savoir à quoi ils travaillent, et mieux encore, pourquoi ils travaillent.

Dès lors, à quoi sert un manager ? A rien, puisque la responsabilité de s’assurer du sens de ce qui est produit est distribué à tous les acteurs. Ce métier est donc appelé à disparaître, et à être remplacé par deux autres,  on exclusif l’un de l’autre : entrepreneur et designer.

Entrepreneur parce que les organisations humaines sont construites maintenant sur des projets autonomes mais articulés, dont toutes les parties prenantes sont propriétaires, à l’instar d’une startup. Dans ce contexte, il faut disposer de ces qualités qui caractérisent l’entrepreneur : vision globale et sens de l’action locale à la fois, capacité stratégique et balayage des locaux si besoin tout autant. Entre grandes choses et actions triviales, un entrepreneur fait tout, avec le sentiment, à chaque fois, de remplir sa mission. Plus de séparation des tâches, mais la capacité à s’intéresser au tout comme à chacun de ces détails.

Designer parce il n’est plus possible de réussir un projet sans tenir compte de la qualité de l’expérience de tous les acteurs humains qui participent à sa réalisation, comme à tous ceux qui en bénéficient. Cette chaine humaine, et la prise en compte des intérêts, des besoins et même des désirs de ces acteurs, est l’Alpha et l’Omega de toute entreprise au XXIème siècle, à la fois raison d’être, et mesure de la vertu de sa production, de la manière à l’objet.

A défaut d’avoir été formés dans cet esprit (et quelques écoles le font), ces futurs acteurs totaux des entreprises doivent se doter eux-mêmes des savoirs et des qualités nécessaires : vision systémique, culture, créativité, empathie. Cette dernière est de loin la plus importante qui nous oblige à nous plonger dans les vies de notre prochain pour créer les conditions justes et soutenables d’un vivre ensemble, seul horizon humain possible.

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Être ou ne pas Être, telle est la fiction

L’Humanité est une fiction.
Littéralement une fiction.
Ce qui nous a séparé du reste de l’animalité il y a plusieurs millions d’années, c’est bien notre capacité de nous raconter des histoires.
C’est notre salut, c’est notre malheur.

C’est notre salut, car c’est en se racontant des histoires que notre cerveau est capable de construire des scénarios de situations probables, désirables ou dangereuses. C’est en plantant des décors, en y plaçant les personnages, en y déroulant les actions et en y enclenchant les effets que nos observations répétées leurs ont associé, que nous sommes capables de jouer des situations avant même qu’elles n’arrivent et que nous pouvons évaluer leur pertinence et leur efficacité. De la scène de chasse à l’envoi de l’homme sur la lune, de la tactique amoureuse au plan de bataille, nous ne faisons que construire des fictions qui nous permettent d’agir, de jouir, et de nous préserver.
Cette capacité à construire des fictions, qui s’additionnent, qui dialoguent et s’articulent, nous permet de mettre en place un ordre du monde, une métafiction où s’inscrivent tous nos récits, la mère de toutes les fictions, et que nous appelons la réalité.

C’est notre malheur aussi, car cette capacité à décrire des possibles est puissante, tellement puissante, que l’homme croit s’être approprié le monde, en confondant le monde des possibles avec le monde tout court, en confondant ses fictions avec la totalité du monde. Il pense ainsi le posséder, dans tous les sens du terme, en pensant en être l’auteur là où il n’en est qu’un acteur.
Posséder le monde, c’est d’abord avoir le pouvoir sur lui, c’est-à-dire le contrôler.
Le posséder, c’est ensuite en avoir la propriété totale, c’est-à-dire la jouissance.
Si cette illusion de contrôle est à l’origine de notre apparente suprématie, elle est aussi à l’origine de toutes les violences que nous exerçons en tant qu’individus fictionnant, comme en tant que communauté des croyants en leurs fictions collective. Violences sur nous même, sur les autres et sur le monde.

Bonheur et malheur de la fiction !

En ces temps nouveaux où le numérique s’impose à juste titre comme une nouvelle révolution cognitive, le risque que notre malheur se transforme en condamnation définitive est aussi grand que celui d’y trouver les clés de notre bonheur durable.

Si cette capacité à créer des histoires – c’est-à-dire à créer tout court – nous a dans une premier temps sauvés, elle peut tout aussi surement nous mener à notre perte dans un monde où les technologies numériques nous permettent de construire des fictions totales.
Réalité virtuelle, réalité augmentée, intelligence artificielle sont les fictions ultimes qui peuvent nous déconnecter du monde parce que nous croyons en être les créateurs, enfin à l’égal de Dieu (autre fiction pourtant), autant qu’elles peuvent paradoxalement nous démontrer notre faiblesse, par l’ivresse démiurgique qu’elle entraine, et à laquelle nous renoncerions.

Le paradoxe paradigmatique est là.
Il est temps de renverser la tendance et faire de cette capacité à créer des possibles (c’est-à-dire à créer du virtuel !) la condition d’une inscription heureuse dans le monde, humble et audacieuse à la fois.

Humble parce que nous prendrions conscience de notre capacité à construire des fictions indifférentiables de notre expérience du réel, et que nous comprendrions alors que le réel lui-même est une fiction dans laquelle nous devrions être plus sages parce qu’incrédules.

Audacieux parce que nous pouvons alors TOUS nous permettre toutes les fictions, auxquelles nous ne devons pas croire pour autant, comme un terrain de jeu et d’invention infini, que nous pouvons mettre au service d’expériences humaines réussies, pour tous et pour chacun.

Cette humilité et cette audace, ce sont les forces du créateur, celles qui lui permettent de créer comme de savoir se séparer de sa création, de ne pas se confondre avec elle, et plus encore de ne pas penser qu’il en a la maîtrise.

Il peut alors la mettre à la disposition du genre humain, qui aime tant qu’on lui raconte des histoires.

Lire l’article dans la Revue du Cube

 

La Révolution 3D est à venir !

Réalité augmentée, Réalité virtuelle, immersion… Ces termes deviennent non seulement quotidiens, mais surtout « grand public ». Des dispositifs hier très coûteux, confinés aux labos de recherche, sont maintenant disponibles pour quelques centaines d’euros. Les média s’extasient et les superlatifs succèdent aux superlatifs.

Ceux qui s’intéressaient à ces sujets depuis longtemps pourraient s’en réjouir, en voyant enfin leur vision devenir réalité. Ils peuvent aussi, et plus encore, s’inquiéter que cette vulgarisation ne soit aussi un affadissement de la promesse.

Pour étonnantes que soient ces technologies, il faut se garder de croire qu’elles suffisent en elles-mêmes pour produire de l’innovation. Il en va en effet de ces avancées comme de celle de l’impression 3D : combien d’écoles, combien d’agences, ont investi dans des imprimantes 3D, téléchargé des têtes de Yoda, puis imprimé ces objets, pour les réimprimer une deuxième fois et probablement pas une troisième, en s’apercevant qu’il fallait avant tout concevoir des objets, les modéliser, et les rendre imprimables.

Il en va de même avec les technologies d’immersion, comme avec toute technologie de rupture, où nous sommes souvent saisis d’ivresses numériques. Si ces technologies sont pleine de promesses, elles nous invitent surtout et plus que jamais à faire du design.

Faire du design, c’est à dire à faire de la 3D un espace de pensée, un espace de création, de conception, de simulation, de narration, et surtout un espace d’expérience. Plus qu’une technologie, la 3D est un paradigme qui nécessite d’être à la fois construit et habité par un nouveau type de professionnels: des designers d’expérience 3D.

La révolution 3D est donc encore à venir, et ce sera celle du design. Il s’agit là de concevoir PAR et POUR la 3D, en faisant de la 3D l’Alpha et l’Omega d’une démarche de conception, en en faisant à la fois le contexte de la conception et le contexte de l’expérience.

De plus en plus d’expériences humaines, privées ou publiques, sérieuses ou ludiques, personnelles ou professionnelles seront des expériences immersives, passives ou interactives. Et ce sont toutes les industries qui seront demandeuses ! Le Retail, la banque, l’assurance, la finance, l’industrie lourde, seront pourvoyeuses d’expériences immersives. Les analystes de big data, les chirurgiens comme le simple consommateur en seront les bénéficiaires.

Il faudra bien que des designers les imaginent, les conçoivent, les testent et les mettent en scène. Ces designers encore à former viendront de filières de modelage et de modélisation, ils sortiront d’écoles d’ingénieurs, d’école de design, mais aussi de l’univers du jeu vidéo.

Car s’il y a bien un univers qui préfigure la prédominance d’expériences 3D, quand il ne le prophétise pas, c’est bien celui du jeu vidéo. Combien de  jeunes passionnés rêvent d’intégrer le « monde merveilleux » du jeu vidéo, avec l’espoir de concevoir un jour un grand titre, dans un univers fascinant, une mise en scène spectaculaire, et une jouabilité parfaite ? Ils sont pléthores ! Et combien réaliseront ce rêve ? Très peu. Il y a là un réel gâchis de talent qui pourrait être évité en orientant ces enthousiasmes vers un métier d’avenir comme celui de designer d’expérience 3D.

Toute technologie a vocation à nous servir et plus encore à servir le projet humaniste de l’émancipation et du vivre ensemble. La 3D n’échappe pas à la règle, et il nous faut donc former les professionnels attentifs aux vies de leurs contemporains, qui sauront faire de la virtualité et de l’augmentation du réel, des leviers d’expérience et de développements humains, et non succomber à la myopie numérique.

>>Lire ici l’article sur le Huffington post

 

Vivre en Intelligence

Petit à petit, l’évidence s’impose, à tous, partout sur la planète : nous sommes arrivés au bout d’un modèle de développement simpliste qui vient aujourd’hui taper dans les murs de la complexité, et qui éprouvent les limites de la planète. Les preuves de cet épuisement sont d’abord physiques : les ressources se tarissent, mais pire, leur exploitation et leur usage déséquilibrent gravement l’écosystème global dont nous sommes totalement dépendants. Elles sont ensuite démographiques : plus de 7 milliards de personnes se partagent inéquitablement cette planète, se concentrent dans les villes, et sont violemment confrontés à la nécessité de partager espaces et ressources. Elles sont enfin systémiques : l’avènement d’une société ouverte, pour le pire comme pour le meilleur, voulu ou subi, a généré une complexité d’interactions culturelles, sociales, économiques et politiques sans précédent qui, si elles génèrent sans conteste de la valeur, induisent une complexité telle que seule une foi dans un génie humain digitalisé nous rassure quant à notre capacité à en maîtriser les effets.

Comment croire un seul instant – car il s’agit bien d’un acte de foi – qu’il nous suffit de trouver le bon réglage de la machinerie politique et économique actuelle pour atteindre les objectifs d’émancipation individuelle et de bonheur collectif que les Lumières ont définis il y a plus de deux siècles ? Comment penser que des systèmes de représentation, de prise de décision, de contrôle, nés et éprouvés les siècles précédents suffiront à relever le défi ? Comment espérer que les technologies – et le numérique particulièrement – contiennent en elles-mêmes, des vertus mécaniques induisant inexorablement un avenir meilleur ?

Confondre les moyens avec les objectifs est une erreur systématique, que l’humanité reproduit à chaque crise qu’elle rencontre. Et il nous faut, cette fois-ci encore, réaffirmer que la seule solution est de vivre en intelligence.

Vivre en Intelligence : que de sens cachés dans cette simple injonction !

« Vivre en intelligence » signifie d’abord vivre en interaction harmonieuse, où le respect de l’autre, l’articulation des projets individuels au projet collectif sont affirmés et mis en œuvre. Cette tempérance sociale est autant un préalable qu’un aboutissement, et c’est sur ce paradoxe que sont pensées et construites les sociétés démocratiques, paradoxe qui en induise la force et la fragilité. L’injonction est alors collective et s’adresse à tous.

« Vivre en intelligence » signifie ensuite se comporter individuellement en intelligence, c’est à dire s’imposer de lire le monde dans sa complexité, de se doter des outils pour le faire, en conciliant sa raison et sa sensibilité. Si l’injonction est ancienne (« Connais-toi toi même »), et si les Grecs ont les premiers tentés de construire les théories et les outils pour le faire, elle n’en est pas moins difficile, tant l’accès au savoir a longtemps été un parcours difficile, coûteux et chaotique. L’injonction est alors individuelle et s’adresse à chacun.

Ces deux injonctions, loin de s’opposer, s’articulent, et leurs accomplissements conditionnent nos succès collectifs et individuels. En fait, nos talents individuels sont les conditions de nos réussites collectives (et vice-versa).

L’éducation publique a connu depuis 200 ans une accélération exponentielle, et le nombre de personnes éduquées dans le monde a extraordinairement grossi en 100 ans. Nous pourrions penser alors que l’humanité est sur la bonne voie et que l’extrapolation de cette courbe devrait suffire à nous rassurer, et mieux encore à assurer notre avenir collectif. Il n’en est rien, et pour la bonne et simple raison que notre système éducatif porte en lui, autant qu’il l’induit, le système fou dont il nous faudra sortir.

Le rapport au savoir induit le rapport au pouvoir, et conditionnent nos organisations politiques et sociales, en en assurant évidemment la reproduction. Le problème est que nos organisations politiques et sociales datent – au mieux – d’un XXe siècle pyramidal et industriel. Dans un tel système, il faut définir une place à chacun, lui donner le savoir nécessaire à l’accomplissement de sa tâche et l’intégrer comme une élément de la hiérarchie pérenne de production de valeur : chacun à sa place, et une place pour chacun, et pour longtemps.

Cette approche est aujourd’hui intenable, car dans un XXIe siècle réticulé, nous devons changer de place très régulièrement, si ce n’est tout le temps. Les savoirs, les missions, les places sont changeantes, et il faut donc former des gens dotés d’intelligence bien plus que de savoir(s).

Notre responsabilité est alors plus que grande, elle est monumentale : Réinventer l’éducation pour la mettre en phase avec une organisation humaine en réseau.

Il nous sera alors possible de vivre, tous et chacun, en intelligence(s).

>>Lire l’article dans la Revue du Cube

« Sharing Politics », le pouvoir en partage

Nous assistons à la fin d’une époque, d’un âge même. Un âge construit sur une vision du monde, une culture, un rapport au savoir, des modèles politiques et un système technique bientôt obsolètes.
Cette vision est née il y a plus de 250 ans, quand les grands esprits du temps se sont débarrassés de Dieu, forts de l’espoir, sinon de la certitude, que la raison et le savoir qu’elle produit enfanteraient un monde meilleur construit par des esprits émancipés et libres. Un monde où les sciences produiraient de la technologie qui produirait des techniques et des procédés qui permettraient la transformation du monde matériel, social et politique. Un monde pensé d’abord par des philosophes, ensuite matérialisé, cahin-caha, par des industriels et des politiques.
Tout le monde développé est aujourd’hui issu de cette vision. Et ce monde croit voir dans la révolution numérique, souterraine pendant 50 ans, et au grand jour depuis 20 ans, le dernier rejeton de cette vision, sinon son apothéose, ou alors sa fin programmée. La différence est de taille !

La puissance du numérique serait la puissance ultime, celle qui accomplit et dissout à la fois le grand projet des Lumières.
Elle l’accomplirait dans la mesure où la totalité des savoirs du monde serait maintenant à la disposition gracieuse de chacun, permettant à tout individu d’apprendre, de s’informer, de se forger une opinion, de prendre position, et mieux encore de produire et de se faire entendre de tous. L’émancipation promise enfin atteinte.
Mais elle le dissoudrait aussi, dans la mesure où la quête du savoir ne serait plus celle de sa production consciente, structurée, partagée, mais le résultat d’analyses algorithmiques de masses de données colossales, celles de nos comportements, de nos humeurs, de nos pérégrinations, de nos consommations. Plus de sciences, de démonstrations, de compréhensions et de controverses, mais de la donnée interprétée, productrice de schémas et de patterns qui se substitueraient à des modèles et des théories.

Les chantres d’un néo-libéralisme digital y voient la victoire d’un laisser-faire vertueux, évidemment vertueux, parce qu’enfin sans entrave, sans frottement, grâce au moteur algorithmique et au lubrifiant numérique. Le marché serait enfin parfait, et ne nécessiterait plus de régulateurs quelconques, d’empêcheurs d’entreprendre, de censeurs de nos comportements et surtout de producteurs et de garants de nos droits. Nous ne serions plus alors que des consommacteurs en réseaux, produisant nous-mêmes, et sans le savoir, les conditions et les objets de nos bonheurs quotidiens.
Les tenants d’un néo-anarchisme numérique pensent, au contraire, y voir l’avènement d’une société émancipée de la nécessité de gouverner, où des individus non seulement devenus des sachants mais aussi des actants, capables de se saisir de tout problème, et de les résoudre, individuellement et collectivement. Des intelligences à l’œuvre. Plus besoin, là non plus, de cadres définissant des rôles, des droits, des devoirs, des pouvoirs. Par la vertu du réseau, des savoirs connectés, des projets partagés, tout se résout horizontalement, sans intermédiaire, sans régulateur, encore une fois. Un ordre naturel émerge de la concurrence de nos comportements, de la mise en réseau de nos initiatives.
Dans les deux cas, cela relève de l’illusion d’un « Vivre ensemble » qui ne serait qu’émergent, et jamais conscient.

Il est étonnant de voir combien nos progrès technologiques, toujours, nous aveuglent sur la part d’irrationalité qui est en nous, et qui le sera toujours, sur cette part d’émotion et de passion qui nourrit et détruit à la fois nos projets, sur ce qui fait que nous ne sommes pas (que) des acteurs de raison.

Il est étonnant de constater combien nous pensons pouvoir et devoir nous débarrasser d’institutions politiques au prétexte que celles qui sont les nôtres aujourd’hui se révèlent incapables d’être en phase avec ces révolutions comportementales et technologiques.
C’est paradoxalement de politique dont nous avons urgemment besoin aujourd’hui, c’est-à-dire d’Institutions (oui d’institutions !), de règles, de pratiques, d’instruments de mesure de nos actions. Il ne faut, en effet, pas succomber à l’illusion que nos pratiques sociales et économiques, parce que interconnectées, pourraient à elles seules générer de  l’ordre économique, social et donc politique. Ce qui fait le « Vivre ensemble », ce n’est pas, ce ne peut être, le simple fait que nous vivions ensemble, même connectés ! Ce qui fait le « Vivre ensemble », ce sont les règles qui définissent les conditions de sa possibilité, c’est ce qui s’appelle le Droit.

Il nous faut donc inventer ces nouvelles Institutions et ce nouveau Droit, pour qu’ils soient à la mesure de nos révolutions technologiques, de nos nouvelles pratiques, mais aussi de nos nouvelles limites, de nos nouveaux trous noirs.

Refondation (de mes) 2.0

Nous vivons un temps exponentiel, comme jamais l’humanité n’en a connu.

Chaque jour, grâce à une révolution numérique qui a commencé pourtant, lentement, il y a 70 ans, mais qui croît aussi exponentiellement, Loi de Moore oblige, les sciences, les technologies, les matériaux, les outils, les produits, les services, les expériences se développent et nous sont proposés à un rythme toujours plus effréné.

Cette vitesse, et plus encore, cette accélération vertigineuse, nous mettent, individuellement, comme collectivement, dans des états mentaux différents sinon opposés. Certains, ignorants ou sachants, crient « au loup », plus qu’inquiets du type de société induit par ces révolutions, plus très certains que l’humanité s’y sublimera, mais qu’elle s’y dissoudra. D’autres, sachants ou ignorants, s’extasient devant les promesses infinies sinon magiques qu’elles portent, certains qu’elles sont les prémices d’une humanité nouvelle, et d’un bonheur incontournable. Entre les deux, des esprits flottent entre peur et fascination, en aimant alternativement se faire peur, où en cédant à l’hypnotisme digital.

Si il est facile de comprendre la première des postures, qu’elle soit savante ou ignorante, parce que les résistances sont toujours nécessaires à une intégration équilibrée des révolutions scientifiques, technologiques et sociales, il y a toutes les raisons d’être plus exigeants et même plus sévères avec ceux des sachants qui se font les avocats (quand ce n’est pas les grands prêtres) de la seconde. Car il faut être à la hauteur de ces révolutions permanentes, pour ne pas en être les victimes mais les bénéficiaires.

Parce que ces révolutions sont continues, rapides, diverses et même mutantes, nous sommes confrontés à une forme de persistance cognitive et paradigmatique (comme on parlerait de persistance rétinienne) qui nous font voir des « objets », des « concepts », des « modèles » à des endroits où ils ne sont plus, parce qu’ils sont passés plus loin ou ailleurs. La vitesse, c’est bien connu, génère une forme d’ébriété, qui nous fait à la fois perdre nos repères et nous remplit d’une joie démiurgique. Il y a donc une forme d’illusion de puissance, et même de maîtrise, chez beaucoup, si ce n’est la plupart des avocats de la nouvelle cause NBIC. Parce que nous sommes excités par les réalisations et plus encore par les perspectives, nous n’y voyons que des accomplissements et jamais des défaites ou des pièges. Pire, nous pensons construire des paradigmes, des théories, des modèles, des pratiques qui en permettent à la fois l’émergence et le développement maitrisé, et ce dans toutes les dimensions de la société humaine : philosophique, idéologique, culturelle, politique, éthique et sociale.

Nous balbutions pourtant. Nous n’en sommes qu’à tracer les premiers bâtons de la première lettre d’un nouvel alphabet, et pour autant, nous croyons déjà écrire « À la recherche du temps perdu ». Nous avons donc la responsabilité de penser avec audace et humilité à la fois, ces révolutions en cours et pour cela, nous ne devons pas céder à ces ivresses numériques que je décris et dénonce depuis quelques années déjà.

Si une Refondation est nécessaire, c’est bien celle des Refondateurs !

C’est parce qu’il nous faut penser, intensément et dans la longueur, cette révolution civilisationnelle, c’est parce qu’il nous faut être à la hauteur des immenses défis comme des immenses promesses qu’elle porte, c’est parce qu’elle est tout sauf simple, mais bien la Mère de toutes les complexités, que ceux qui se veulent justement les penseurs de cette révolution doivent ne pas céder à l’ivresse qu’elle induit et se positionner comme des refondateurs permanents de leur propre pensée.

Il nous faut donc ne pas succomber à nos persistances paradigmatiques, ne pas confondre vertige et bonheur, vitesse et progrès, accélération et émancipation, en exerçant un esprit critique permanent sur ce que nos esprits entrevoient ou produisent, que ce soit des technologies, des analyses ou des modèles, quand ce ne sont pas des visions. Arrêter de prophétiser, mais bien plutôt resynchroniser nos pensées avec la dynamique d’un réel changement, à partir d’ici et de maintenant.

Cette mise en abyme intellectuelle, cette refondation réflexive, est une ardente nécessité, si ce n’est une exigeante responsabilité pour tous ceux qui pensent, produisent, enseignent, communiquent sur ce qui est, de fait, un changement d’Ere.

Une refondation 2.0.

Penser

Oui, nous vivons une 3ème Révolution industrielle, probablement la plus importante de toutes. Oui, la numérisation du monde avance imperturbable, avec ses innovations permanentes qui structurent et perturbent tour à tour nos quotidiens. Oui, les promesses du Numérique et particulièrement leur transformation de toutes les autres technologies – dans ce qu’elles produisent, comme dans la manière dont elles produisent – semblent sans limite. Oui, tous les imaginaires sont invoqués pour s’instancier ici et maintenant, au gré de nos maîtrises technologiques.

Mais tout ceci arrive dans des conditions culturelles et économiques particulières, sinon uniques, elles aussi. Contrairement aux autres révolutions paradigmatiques qui l’ont précédée (écriture, imprimerie), cette révolution est en même temps une économie, un marché de masse et un tsunami culturel. Nos désirs sont plus que jamais instrumentalisés, nos curiosités plus que jamais exploitées dans ce qui ressemble diablement à un véritable programme de renforcement, et où nous cédons à toutes les sollicitations, expérimentons toutes les tentations, ivres de nouveautés exponentielles.

Ces ivresses numériques, comme toutes les ivresses, nous émeuvent et nous euphorisent, tout en nous désorientant, en nous faisant perdre nos repères. Nous semblons avancer à marche forcée vers un futur sans cesse réécrit, et vivons de fait plus vite que nos pensées, comme le pilote d’un avion volant plus vite que le son.

Et c’est là un dangereux paradoxe. A l’heure où nos savoirs et nos technologies semblent prêts d’accomplir nos rêves les plus magiques, nous sommes sous la menace de ne pas penser les conditions de ces accomplissements, sinon de leur refus. Le bruit numérique est intense, qu’il soit marketing ou conceptuel, médiatique ou intellectuel, qui nous empêche de ne pas confondre l’écume de la vague, l’anecdotique du structurel. Dans ce brouillard digital, nous prenons le risque d’avancer et d’avancer encore, comme si ce mouvement en avant ne pouvait être que vertueux.

Les nouvelles technologies sont un « Pharmacon », comme le dirait Bernard Stiegler, c’est-à-dire un remède tout autant qu’un poison. Ne voir en elles qu’un remède sera à coup sûr le meilleur moyen de succomber au poison.

Tous les signes sont là, d’un monde qui meurt et qui résiste – qui littéralement agonise. Nos institutions, nos organisations sociales, nos modèles d’enseignements, nos modèles économiques, tout ce qui faisait notre société humaine est bousculé par ces secousses paradigmatiques. Il ne faut pourtant pas s’en réjouir béatement, car le monde qui vient ne nous demande pas simplement d’agir (c’est à la portée du premier agrégat de muscles venu), mais de construire en conscience, fut-elle dynamique ce qui pourrait être le siècle des Nouvelles Lumières.

Il s’agit donc de penser.

Dominique Sciamma

La 5ème Internationale

Nous vivons une époque révolutionnaire.
Un changement de civilisation, comme l’Homme n’en a connu que rarement.
Ce changement de civilisation a un agent  (le Numérique), un contexte (la Mondialisation) et un moteur (le Marché).

D’un côté, nous vivons une situation d’ivresse, où tout nous semble possible, et ce d’autant plus que d’immenses opportunités économiques et financières apparaissent et font la fortune de ceux qui savent s’en saisir. L’illusion de la toute puissance nous guette, si elle ne nous a pas saisi définitivement. Rien ne nous est désormais interdit, et il suffit que l’Esprit Numérique envahisse les machines, les rende puissantes, vertueuses  et aimantes, et elles apporteront mécaniquement le bonheur aux hommes.

De l’autre, nous craignons pour notre suprématie, celle qu’une évolution théologisée aurait imposée à cette planète. Car voilà que nous sommes au moment où apparaît notre capacité à créer notre égal, et pourquoi pas notre maître. Ne risque-t-on pas de créer un monde technologique où toute humanité pourrait disparaître, ou tout simplement être inutile ?

On nous annonce que les machines vont se saisir de très nombreuses tâches jusqu’ici assurées par les hommes. On le sait depuis longtemps pour tout ce qui relève de la répétition, et donc de la production. Mais c’est désormais vrai aussi pour tout ce qui touche à l’aide à la conception, à la résolution de problèmes, ou à la régulation.

Pour les optimistes, les machines nous libéreraient ainsi de tâches subalternes, pour nous permettre de nous consacrer à des tâches plus nobles où la créativité aurait la part belle. Pour les pessimistes, les machines nous déposséderaient de toute initiative, y compris créative, pour nous transformer en troupeaux dociles et indolents, à l’instar des « Eloïs » imaginés par H.G Wells dans « la Machine à explorer le temps ». Elles seraient alors nos « Morlocks ».

Ce serait, dans les deux cas, penser de travers, et passer à côté des véritables enjeux que révèle la révolution numérique. Nous sommes en effet dans un moment paradoxal où l’homme n’a jamais créé autant de complexité, tout en ayant sous la main l’outil qui la génère et peut la réduire à la fois. Non seulement il crée de la complexité, mais il la mondialise. Elle dépasse définitivement les limités des nations, les frontières des Etats, désormais incapables de la résoudre par eux-mêmes.

Cette complexité, induite par des (r)évolutions technologiques continues, nous oblige à changer radicalement de modèle. Là où la maitrise technologique était hier la condition du pilotage de la société, parce qu’elle la structurait, la stabilisait et la rendait prédictible, c’est aujourd’hui la capacité à créer qui sera la condition de notre capacité à piloter une société plus que jamais mobile et changeante.

Nous ne pouvons plus parier sur le fait de caractériser des états du monde, de le quantifier, pour le stabiliser, et de laisser à des acteurs « en charge » (professionnels et entreprises, fonctionnaires et administrations, élus et institutions) le soin de le piloter parce qu’ils l’auraient compris. Il nous faut au contraire surfer sur une vague de changements continue et incessante,  en inventant à chaque instant, en tous lieux, à tous niveaux et de manière généralisée les réponses adaptées aux situations que chacun d’entre nous vivons.

Il est fini le temps de l’ingénierie où il allait « résoudre » des problèmes d’un monde stable. Voici venu le temps de la créativité généralisée, seule à même de répondre aux enjeux d’un monde en perpétuel changement.

Il est temps de créer la 5ème Internationale ! Créatifs de tous les pays, unissez vous !

Dominique Sciamma

Singulier, comme d’habitude…

Ainsi, une rupture majeure serait imminente ! Des technoprophètes la prédisent avec espoir, l’invoquent religieusement, la proclament même, comme un nouveau royaume. D’autres Cassandres, au nom de l’Humanisme, noirs prédicateurs apocalyptiques, nous promettent le pire et la damnation de cet accouplement avec le Diable technologique.
Le corps humain serait pour les premiers la prochaine frontière à dépasser, à fertiliser, et la technologie sera cette nouvelle semence qui le métamorphosera. Plus que des prothèses, qui ne sont que des substituts, ce sont de nouveaux organes, supérieurs ou différents, qui viendront nous augmenter et nous mener vers l’accomplissement du Grand Plan de la maîtrise de la nature, en passant par la nôtre, en devenant – petit détail – immortels.

Mais le lieu du projet ne se résumerait pas qu’à notre corps pour ces grands prêtres ! C’est Dieu que nous voudrions remplacer, en donnant naissance à des machines qui cesseront de l’être en devenant conscientes, qui nous seraient infiniment supérieures, et qui, probables adversaires de leur géniteur, se lanceraient elles-mêmes ensuite dans la genèse de leur successeurs supérieurs, telles des Matriochkas dans Matrix. Dieu devrait donc mourir plusieurs fois.

Pour les seconds, au bout du compte pas moins religieux que les premiers, le corps serait un sanctuaire, l’aboutissement d’un projet, qu’il serait sacrilège de violer, d’enrichir, de littéralement dénaturer, c’est à dire de n’être plus un objet de nature. Pour en empêcher l’avènement, ils oscillent entre deux stratégies.

La première est construite sur l’affirmation que tout cela est possible et que les conséquences en seraient terribles : sociales, politiques et économiques d’abord, dans l’apparition d’une nouvelle classe supérieure « augmentée », plus intelligents, plus beaux, éternels même, et de grands groupes industriels et commerciaux de ce nouveau « cosmétisme profond ». Morale et Philosophique ensuite, dans la dissolution de nos responsabilités vis à vis de nos corps devenus éternels, et donc de la moindre importance donnés aux corps des autres.
La seconde est construite sur le déni et la dérision : toute ces promesses sont des phantasmes qui ne se matérialiseront jamais, et ces technoprophètes sont de « faux prophètes » qui annoncent un royaume qui ne viendra pas. La vie est un mystère, impossible à maîtriser et reproduire, et la conscience est un miracle impossible à reproduire. Nous sommes et resterons les seuls porteurs de ce mystère et les seuls bénéficiaires de ce miracle.

Il y a en fait une raison commune pour laquelle ces deux communautés s’emballent, et cette raison est philosophique : Voulons nous tuer Dieu ? En prenant totalement possession du corps, en créant des machines conscientes, les premiers disent « Oui » mais en prenant sa place, là où les seconds disent « Non » parce que ce serait un blasphème ou un risque non maitrisable.
Entre ces deux postures religieuses, entre adoration et exorcisme, il y a évidemment la possibilité de ramener de la raison, et de renvoyer tout le monde à la maison !
Les technoprophètes du Transhumanisme – l’inénarrable Kurz Weil en tête – nous parlent de l’apparition d’une singularité, d’une « catastrophe » comme l’aurait définie René Thom, où l’espèce comme l’histoire humaine verrait son histoire faire un saut quantique. Cette singularité viendrait, pour la première fois, rompre le processus continue d’une évolution darwinienne en faisant de l’homme l’agent, le bénéficiaire (ou la victime pour les contempteurs de la Singularité) de ce saut.

Les Humanistes, qui en redoutent la possibilité, nous implorent d’y renoncer, au risque d’y perdre notre âme, en lançant un processus dangereusement et définitivement déshumanisant.
Les uns comme les autres semblent cependant oublier une chose : l’homme est une singularité permanente. Mieux, c’est sa capacité à créer des singularités qui conditionne, définit, construit son humanité.

Quand – et depuis des millions d’années – à l’aide d’un organe plastique comme son cerveau, l’espèce humaine exploite sa capacité à représenter, modéliser et théoriser pour produire les outils matériels de sa survie, de sa protection, de son développement, de son plaisir (ce que nous appelons la maîtrise de la nature), il ne cesse de créer des singularités. Quand il fait des plans de chasse, taille le silex, peint des parois, invente l’arc, l’écriture, l’imprimerie, les antibiotiques, l’ordinateur, internet, la réalité augmentée, le contrôle par la pensée, que fait-il, que crée-t-il, sinon des singularités ?

Le fait que les technologies envahissent son corps, qu’elle l’augmente même dans toutes ses capacités, y compris cognitives, vient en fait en totale continuité avec l’histoire de son développement, qui n’est qu’une succession de singularités. Si la dernière est plus spectaculaire elle n’en demeure pas moins semblable à celles qui l’ont précédée. Pensons-là sans tabou et sans crainte non plus, car il n’y a aucune crainte à penser et à tout envisager, sans jamais rien croire.

Hier, aujourd’hui, demain, la nature de l’homme est de dépasser sa nature, son seul vrai risque étant de ne pas penser ce dépassement. Notre continuité humaine est faite de discontinuités successives, lissées par notre pensée. Ne redoutons pas de penser la singularité suivante, car nous verrons alors qu’encore une fois, après l’humain, il y a l’humain.

(Avril 2013)

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