In I.T., « I » Stands for Intelligence

SIFAI 90 – Kyoto Japan – November 90
Colloque Franco-japonais sur le thème « Harmonie entre Technologie et Culture »

Les technologies de l’information se développent aujourd’hui à un rythme tel que l’on n’hésite pas à en parler comme de « La troisième révolution Industrielle ». Mais quel est le sens de cette proposition : En quoi s’agit-il d’une révolution ? Et est-elle bien industrielle ? Je voudrais dans cette courte présentation avancer et défendre l’idée qu’il s’agit de bien plus que de cela. Que les technologies de l’Information ne doivent pas être considérées comme les dernières nées d’une société dirigée par la technologie mais bien comme les symptômes avant-coureurs d’une autre société, où les valeurs humaines reprendront la seule place qu’elles méritent : la première. Tout simplement parce qu’elles seules pourront dissoudre la complexité croissante à laquelle va devoir faire face notre monde, et qu’elles seules lui permettront donc tout simplement de survivre.

Quand on examine l’Histoire de l’Humanité, on s’aperçoit rapidement que les organisations, sociales, économiques et politiques, émergent dans le seul but de lui assurer sa stabilité structurelle (c’est à dire sa survie), quand elle est confrontée au problème de sa croissance. Car plus que la croissance, c’est bien la survie qui motive les sociétés. De multiples exemples de sociétés qui ne croissent pas -et que l’on dénomme à tort primitives- nous montrent à l’envi que le bonheur ne se mesure pas toujours au taux de croissance.

La maîtrise de l’agriculture a été la première réponse au défi de la survie des groupes humains, et cette révolution a eu un impact social et politique énorme sur nos sociétés. De fait, nombre de Français ou de Japonais vivent encore aujourd’hui avec des valeurs venant de cette révolution. D’un point de vue socio-politique, l’organisation d’un telle société était de nature familiale et communautaire (on dirait aujourd’hui « à taille humaine »). L’effet de bord de cette révolution a été de lui permettre de croître en nombre et donc en complexité. La réponse d’alors à cette complexité a été la révolution industrielle du 19ème Siècle.

Après la production de nourriture, vint donc le temps de la production de machines et de produits. Les impacts sociaux de cette révolution seront évidemment immenses, les formes même des sociétés de ce XXème siècle en étant directement issues. La révolution industrielle a en fait été comme la louve allaitant les fondateurs de la civilisation romaine, Romulus et Remus, mais les rejetons s’appelaient ici Marxisme et Capitalisme. Le XIXème Siècle est aussi le siècle où apparait le phénomène urbain, où naissent les états modernes, où se crée un florissant commerce international. Bref les sociétés se structurent et interagissent.

Un des points les plus importants cette révolution industrielle est sans conteste les diverses places des hommes dans l’organisation qu’elle implique. De fait, la majorité -la classe ouvrière- produisait des biens consommés par une minorité. Cette majorité était donc dans tous les sens du terme exploitée, bien qu’à l’origine de l’expansion incroyable de la société.

Mais dès le début de ce siècle apparurent les premiers symptômes des limites d’une telle organisation. Parce que la logique industrielle est aussi une logique de croissance, il fallait absolument que de nouveaux et grands marchés soient créés. De ce fait, le statut social de la majorité s’est trouvé amplement modifié, puisque de simple producteur, le citoyen des pays industrialisés a dû devenir un consommateur, c’est à dire la cible d’un nouveau marché. Ce statut lui assurait certes un confort matériel nouveau et appréciable, mais il était surtout le moyen d’assurer aux sociétés industrielles la croissance nécessaire à leur survie. Par ailleurs, avec l’apparition du taylorisme, une nouvelle conception du travail s’impose alors, qui contenait certes en elle une logique de déshumanisation, mais qui allait d’abord faire preuve d’une efficacité économique diabolique.

Mais encore une fois, stabilité structurelle a rimé avec croissance. Ainsi, à l’aube du XXIème Siècle, la société humaine, de par sa croissance et sa globalisation, est devenue aujourd’hui si complexe, qu’un nouveau défi est à relever.

Quel est-il ? Ce défi est essentiellement de nature combinatoire. Parce que les démographies sont globalement en croissance. Parce que les moyens de transports et de communications permettent de mettre en oeuvre à un rythme sans précédent des échanges commerciaux et culturels. Bref parce que la société humaine se globalise de plus en plus. Elle ne se trouve en effet plus constituée d’îlots aux destinées indépendantes. Bien au contraire, et au-delà des idéologies mises en oeuvre et des orgueils nationaux, aucun état ne peut aujourd’hui ignorer le reste du monde. Et quand il lui prend l’envie de le faire, il le paye toujours à ses dépens.

Cette complexité, aucune idéologie de ce siècle ou de l’autre ne se trouve aujourd’hui prête à l’affronter. La tentation de croire que la planification était la réponse au défi (« à défaut de comprendre le monde, feignons d’en être les maîtres » disait Jean Cocteau) s’est écroulé un soir de Novembre 1989. De même, l’approche libérale, à tort regonflée par l’événement précédent, donne tous les jours les signes de son immense fragilité.

Ma conviction au contraire est que ce défi, comme tous ceux qui l’ont précédé, va exiger de nouvelles formes de comportements et d’organisations sociales.

On aurait pu croire à tort que la réponse à ce défi était de nature technologique, et que justement, les technologies de l’Information en constitueraient  les fondations. Après la maîtrise de la matière (l’agriculture), puis des objets (l’industrie), puis de l’énergie, ne serait-ce pas autour de la maîtrise de l’Information que se jouerait le sort des sociétés, et ce, qu’elles soient humaines ou économiques ? « Qui contrôlera l’information contrôlera le monde » pourrait-on dire. Et la compétition très serrée que se livrent les nations pour la maîtrise de leur informatique ou de leur filière électronique ne devrait pas être la moindre preuve de cette évidence !

Mais ce serait faire fausse route. Le changement à effectuer n’est pas de nature quantitatif (plus vite, plus haut, plus fort) mais bien qualitatif (autrement). J’ai essayé de montrer, comment, à chaque nouveau défi, celui-ci était résolu en créant de nouvelles formes de comportements, et d’organisation humaines, et comment le rôle des individus se voyait à chaque fois modifié. La première chose que l’on a demandée ou imposée au citoyen a été de travailler fort, puis de consommer fort. La prochaine et inévitable étape sera de lui demander de penser fort. Autrement dit, la stabilité structurelle des sociétés qui a d’abord été basée sur la capacité de l’homme à travailler, puis sur sa capacité à consommer, le sera bientôt inévitablement, sur sa capacité à penser. La réponse au défi est donc inexorablement humaine et a pour nom : l’Intelligence.

Car en effet, le seul moyen de résoudre la complexité est bien de la dissoudre ! Plus personne, plus aucun gouvernement, plus aucun conseil d’administration ne sera bientôt plus capable non seulement de comprendre les situations l’impliquant, mais aussi d’anticiper sur celles-ci (ce qui est la base d’un gouvernement). Ces situations seront en effet trop complexes pour être appréhendées, et donc pour pouvoir être maîtrisées. La seule solution consistera alors à briser les problèmes jusqu’à leur donner une taille humaine, à distribuer les responsabilités et les prises de décisions à d’autant plus de personnes que la situation sera complexe. Une telle méthode exige évidemment que les acteurs impliqués soient en pleine possession de la seule arme nécessaire : leur intelligence. C’est à dire de leur capacité à identifier les problèmes, à proposer des solutions et à prendre des décisions. Ce type d’organisation relève en fait complètement d’une approche parallèle de la prise de décision.

On m’objectera peut-être que la démarche qualité, par exemple, est une parfaite illustration de cette approche. Qu’on se détrompe ! La démarche qualité relève plus d’un taylorisme éclairé que d’un pari sur l’intelligence. La preuve en est donnée dans la bureaucratie que génère régulièrement, sinon systématiquement, l’application d’une telle démarche. De plus, je parle ici d’Intelligence et non de Qualification. Dans Intelligence, j’entends personnellement les mots souplesse, versatilité, adaptabilité, inventivité, ouverture. Parce que le challenge sera bien de faire face à de plus en plus de situations nouvelles et denses, il faudra alors faire preuve de cette intelligence là.

Plus que l’application d’une méthode, cette nouvelle approche est donc un pari sur l’homme. L’intelligence est la seule solution flexible et distribuée au problème de la complexification de notre société. On imagine l’impact social et culturel de cette approche de la complexité. Parce que devant par nécessité être constituée d’une majorité d’individus ouverts et inventifs, cette future société va complètement changer de nature. Loin d’une société sacrifiant ses individus pour ce qu’elle croit être le bien collectif, et tout aussi loin d’une société où la collectivité est sacrifiée sur l’autel de l’individualisme, cette société que je pressens réconciliera individu et collectivité dans leurs objectifs, sans jamais sacrifier l’un à l’autre.

Dans cette société, la plupart des hommes devraient alors se retrouver dans l’ancienne position de l’artisan, d’un Homme de l’Art. C’est à dire non seulement d’un professionnel aguerri, mais surtout dans celle d’un individu donnant du sens à ses actes, c’est à dire une intention. Qu’on ne croit pas qu’il s’agisse là d’une utopie sympathique. Bien au contraire, cette situation s’imposera comme une nécessité historique à une société humaine trop complexe pour qu’aucune personne morale ou physique ne puisse la gérer.

Quelle est dans ce contexte, la place des technologies de l’Information et parmi celles-ci de l’Intelligence Artificielle ? Il est clair à mon sens que l’Informatique va se révéler être l’extension essentielle à la compréhension et à la gestion de ce monde. L’information sera la matière première de cette Intelligence à l’oeuvre. Elle devra être criblée (tout n’est pas information), stockée et communiquée sous toutes ses formes. Pour des raisons opérationnelles de communication et d’efficacité, les technologies de l’information vont se standardiser, et certainement à un rythme que l’on ne soupçonne pas encore. L’objet étant ici de comprendre le monde, aucune barrière ne devra en effet s’opposer artificiellement à cet impératif. Toute prise de décision se prendra bientôt plus sur la base d’informations digitales que sur celles venant directement du monde réel. Cette addition du virtuel au réel ajoutera une dimension au monde, celle de l’information, ce qui le rendra paradoxalement plus clair. L’information aura donc dans cette société bien plus d’importance que le pétrole n’en a dans celle-ci.

Mais n’est-il pas paradoxal, dans un monde où l’Intelligence humaine sera systématiquement mise en avant et exploitée, d’investir aujourd’hui dans l’Intelligence Artificielle ? N’y a-t-il pas antinomie dans les termes ? Je ne le crois pas. l’Intelligence Artificielle a d’abord été un rêve simpliste et simplificateur qui n’a même pas eu le droit de se transformer en cauchemar. Il n’y a aujourd’hui aucune avancée sur l’étude de l’intelligence qui ne soit une retombée des études d’Intelligence artificielle (ce serait même d’ailleurs plutôt le contraire !). Les retombées, car il y en a, sont ailleurs, et sont d’ordre technologique. l’Intelligence Artificielle (I.A.) est aujourd’hui un ensemble de techniques, de méthodes et d’outils qui permettent à l’Homme d’affronter la complexité. Non seulement dans la solution de problèmes complexes (mais n’est-ce pas l’objet de l’informatique en général) mais surtout dans la gestion de cette complexité, gestion qui exige souplesse, versatilité, dynamisme, bref un peu d’intelligence. A ce titre l’I.A. se caractérise tout en se banalisant à la fois, et devient un outil parmi d’autres, devant aider l’homme dans la prise de décision. L’I.A serait donc à l’homme moderne ce que la flèche était pour Cro-Magnon : une extension. Mais une extension, non plus de son bras mais de son intelligence. Mais comme il n’y a pas d’arc sans archer, il n’y a pas d’Intelligence Artificielle sans une Intelligence humaine pour la manipuler.

Tous les outils, au sens large du terme, inventés par l’Homme ont jusqu’ici été créés pour permettre à l’homme d’amplifier sa force musculaire, de le faire aller plus vite et plus loin qu’il ne peut courir, de le faire communiquer plus vite plus loin qu’il ne peut crier. L’Intelligence Artificielle s’inscrit elle aussi dans ce schéma, tout en passant à un autre ordre de qualité, puisqu’il s’agit d’aider l’homme à penser plus vite et plus loin. Ainsi loin d’être une menace à la suprématie de l’Humain dans ce monde qui s’avance, l’Intelligence Artificielle va se révéler être un tremplin pour l’Intelligence Humaine qui l’amènera alors plus haut, plus loin, plus fort.

On me reprochera peut-être de ne pas m’être étendu plus avant sur les aspects prospectifs de l’I.A. en tant que technologie. Qu’on m’en excuse. Mais c’est que je crois les technologies de peu d’intérêt lorsqu’elles se trouvent détachées des projets qui les motivent. L’I.A. est certes un sujet technologique excitant, mais c’est son statut d’extension ou de tremplin qui la rend importante. Ce que je pourrais dire ici sur l’application de telles ou telles techniques ou outils serait à la fois vain et de courte durée de vie. Alors que La place de l’Humain et de son intelligence dans une société où l’information est un fluide vital reste un sujet qui ne se démodera pas.

Quelle est maintenant la position de deux pays aussi différents que le Japon et la France face au défi qui s’avance. En quoi ces deux cultures si différentes sont elles préparées à l’affronter. Je ne possède malheureusement du Japon qu’une vue lointaine, et donc forcément incomplète sinon inexacte. Aussi ne me hasarderais-je pas à des comparaisons ou analyses trop précises, parce que sans substance. Ce que je puis dire à coup sûr c’est qu’aucune des deux cultures ne peut prétendre aujourd’hui mettre en oeuvre l’organisation que j’ai esquissée, même si chacune à déjà enclenché nombres d’actions qui l’en rapprochent.

Le Japon a ainsi mis en place, et bien plus volontairement que nous ne l’avons fait,  un plan économique et donc forcément politique pour pousser l’informatisation de sa société. Informatisation ne signifiant pas seulement utilisation de l’informatique mais aussi imprégnation culturelle des concepts informatiques. Ce plan a pour vocation d’anticiper et donc d’affronter en douceur les changement sociaux qui s’annoncent pour le Japon, comme le vieillissement de sa population par exemple. En ce sens, le Japon a entamé une démarche en des points bien proche de celle que j’ai tenté d’exposer. Par ailleurs, la formidable capacité du peuple Japonais à se mobiliser pour des causes collectives est certes un atout suplémentaire.

La France quant à elle, fidèle à ses traditions comme à ses tropismes individualistes, n’a pas sérieusement tenté de mettre en oeuvre des plans informatiques tels qu’au Japon. En ce sens, elle subit plus qu’elle ne contrôle l’informatisation de sa société. Mais elle foisonne par contre de talents créateurs en développements de logiciels et de hardware qui la positionnent très bien pour affronter un monde où il faudra non seulement extraire, stocker et diffuser l’information, mais aussi la créer. Hésitante dans sa volonté de mettre en oeuvre des projets collectifs necessitant une forte adhésion des populations, la France est par contre en excellente position en terme d’inventivité, de créativité et de souplesse, individuelle comme sociale, nécessaires à la distribution des pouvoirs de décisions.

Je ne suis en fait pas loin de penser qu’un harmonieux cocktail des diverses attitudes soit la solution finale à notre problème, puisqu’il s’agit ni plus ni moins que de synergiser les volontés individuelles dans un grand projet collectif.

« Harmonie entre Technologie et Culture« , le thème même de cette conférence n’est en fait qu’un des sous-aspects d’un objectif bien plus vital, qui a d’ailleurs fondé nombre de comportements au Japon, c’est à dire « Harmonie entre l’Homme et la Nature ». Et par « Nature« , j’entends parler autant de celle dont il a hérité que de celle qu’il crée continuement, et dont la technologie n’est qu’un avatar. C’est bien cette Harmonie qu’il s’agit au bout du compte d’atteindre, en se gardant toujours  de confondre moyens et objectifs.

Je voudrais maintenant conclure sur une simple petite remarque. Le mot «Intelligence» a en français deux significations : la capacité de comprendre, ainsi que la capacité à vivre en harmonie dans une communauté. Telle est à mon avis la seule solution au défi qui se pose aujourd’hui à l’Humanité : vivre en Intelligence.

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Dominique SCIAMMA