Le génie de Lagaffe

où « De la Gaffe considérée comme un acte créateur »

GASTON LAGAFFE : Ce seul nom fait immédiatement venir un sourire hilare aux lèvres d’au moins 3 générations de lecteurs de bandes dessinées francophones. D’une candeur et d’une ingéniosité sans pareilles, ce  champion universel de la gaffe  (c’en est presque monstrueux) a en effet été capable de provoquer chaque semaine les pires catastrophes, sans pour autant que le Monde ne s’en porte plus mal, bien au contraire. En produisant 15 albums en plus de 30 ans, son auteur, le génial Franquin, a pu donner naissance à un personnage attachant, qui a non pas vieilli, mais bien rajeuni au cours de toutes ces années. Au départ Simple gaffeur, Gaston Lagaffe a vu sa personnalité s’étoffer, et ce qui n’était qu’un gros défaut est devenu au contraire le marque définitive de son génie créateur.

Et tout d’abord, qui est Gaston Lagaffe ? Il apparait brusquement en tant qu’employé (mais personne ne sait qui l’a embauché !) de la rédaction de l’hebdomadaire Spirou, celui-là même qui publie ses aventures. Héros sans emploi, il va très rapidement donner la mesure de son talent : faire des gaffes.

Le ressort de cette série est donc simple, et se rapproche d’un genre littéraire très prisé au Etats-Unis (malheureusement mal aimé en France) : la Short-Short story.  Chaque gag faisant une page, il faut en quelques images construire une histoire et amener une chute inattendue. Comme en littérature, ce genre nécessite un style évocateur et un très grand sens de la construction. Ici, tout doit concourir à l’avènement de la chute et le superflu n’a pas sa place.

Afin de pouvoir donner l’occasion à Gaston de créer des événements, Franquin a dû concevoir un certain nombre d’invariants dans l’univers du personnage. Ce cadre permanent va ainsi permettre à Franquin d’exploiter des thèmes qui seront autant de références pour le lecteur, qui retrouvera avec confort un univers connu et qui sera ainsi d’autant plus surpris par l’émergence de la gaffe tant attendue. Cette répétition des thèmes permet aussi à l’auteur d’utiliser une technique humoristique vieille comme le monde : le comique de répétition. Passons en revue quelques uns de ces thèmes.

Le travail : il est très rare de voir Gaston travailler. D’ailleurs, le mot travail lui-même provoque chez lui une allergie monstrueuse qui le fait éternuer violemment. Tous les moyens sont bons pour échapper à la monotonie mécanique d’une journée standard d’employé de bureau. Et les moyens ne manquent pas.

La Chimie : Gaston est un curieux, les sciences le passionnent. Il est donc un fervent amateur du Petit Chimiste, qu’il a emprunté à son petit neveu. Son objectif : concevoir la première cire pour parquet qui ne glisse pas. Objectif ambitieux si l’on en juge par les résultats qu’il obtient, puisqu’à chaque vaporisation de sa dernière formule, les plancher s’effondrent ou se transforment en patinoire olympique.

La Musique : Gaston aime la musique. Après avoir essayé (sans succès) la guitare et le trombone, il crée ce qui est son chef d’oeuvre : le Gaffophone, sorte de harpe africaine dégénérée qui a la particularité de tout détruire au moindre pincement de ses cordes. Seul le tympan de Gaston reste insensible (bien au contraire !) aux ouragans que l’instrument déchaîne. Par ailleurs, Gaston est aussi grand amateur d’appeaux, qu’il conçoit lui-même, et qui font accourir toutes sortes de volatiles, mais rarement ceux attendus.

Manger : Avec la sieste (mais l’un ne va pas sans l’autre) la nourriture constitue l’un des péchés mignons de Gaston. Là encore, il laisse libre cours à son imagination débordante, puisqu’il n’hésite pas à concevoir les recettes les plus audacieuses, que les palais et les estomacs les plus blindés auraient du mal à supporter. Pour assouvir sa passion il doit d’ailleurs déjouer l’attention policière de ses supérieurs hiérarchiques et imaginer les plus complexes stratagèmes pour se procurer boites de conserves et ouvres-boites.

Les copains : Le monde pourrait s’estimer heureux s’il n’y en avait qu’un. Mais voilà ! Ils sont plusieurs ! Que ce soit Jules-de-chez-Smith-en-face ou Bertrand Labévue, ils partagent tous cette même caractéristique : semer la confusion.

Les animaux : Gaston aime la nature. Il n’hésite pas à élever toute une véritable basse cour au sein des bureaux de la rédaction. Que ce soit la vache de son oncle qu’il tente de guérir d’une dépression, où son poisson rouge Bubulle, pour qui il conçoit un complexe de tuyauteries transparentes à travers les locaux (sinon il s’ennuierait ! proclame-t-il), ou bien Cheese, sa souris grise qui fait ses choux gras des archives de la maison, Gaston fait preuve de la plus grande tendresse envers ses frères inférieurs. Il nous faut à ce sujet particulièrement citer les pensionnaires permanents de la Ménagerie Lagaffe que sont sa mouette rieuse (au caractère détestable) et son chat. Ces deux-là aident efficacement gaston dans l’animation de ce petit théâtre.

Les Contrats : Expliquons nous. Mr Demaesmeker – industriel (mais que vend-t-il ?) -  cherche à signer un contrat avec la maison qui emploie Gaston. Hélas ! chaque tentative est définitivement vouée à l’échec. Le talent dévastateur de Gaston aura raison (même en son absence, même en plein ciel !) de toutes les bonnes volontés. Le plus incroyable, c’est que les protagonistes essayent toujours et malgré tout de les signer , ces fameux contrats !

Mademoiselle Jeanne : Au départ obscure secrétaire de la rédaction, M’oiselle Jeanne est amoureuse de Gaston, qui le lui rend bien. Seule présence féminine consistante, M’oiselle Jeanne s’est sensiblement modifiée en quelques années. Et de véritable boudin (qu’est-ce-qu’elle était moche !) elle s’est transformée en rousse émoustillante toute de fantaisie évaporée. La relation des deux jeunes gens est ainsi assez forte pour que Gaston emprunte momentanément la grue d’un de ses pompiers amis afin de jouer aux cartes avec  une Jeanne condamnée à rester dans sa chambre, par une mère sans pitié (elle habite donc chez ses parents !).

On l’aura compris, Gaston est un créateur. Plus qu’une simple propension à la catastrophe, ses gaffes sont plus l’expression d’un décalage entre un certain monde (celui de la routine quotidienne) et l’idéal, l’insouciance, l’enthousiasme qui le caractérisent. Telles des plaques tectoniques, ces deux mondes sont en friction, et les gaffes de Gaston ne sont que les symptômes de cette faille culturelle.

Cette dimension plus socio-culturelle apparait de plus en plus explicitement au fur et à mesure que l’auteur lui-même évolue. Implicites ou inavoués au départ, les thèmes sur l’écologie, les droits de l’Homme, le droit à la différence, la défiance des ordres policés (ou policiers!) se font de plus en plus présents dans les derniers albums.

De paresseux congénital subissant sa gaffomanie, Gaston est devenu un être plus volontaire, plus libre et pour lequel les gaffes n’apparaissent alors que comme le signe de l’utilisation de son libre arbitre. La gaffe devient alors un pur acte de création.

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