Adèle Blanc-Sec

Une Femme, Le Mystère, et Paris

Paris, Juin 1976 … Alors que les rayons d’un soleil déclinant Ièchent de leurs flammes orangées le dôme d’albâtre du Sacré Coeur, un homme sort précipitamment d’une boutique sombre et poussiéreuse. Tout en jetant des regards furtifs, légèrement penché en avant, l’homme avance à pas saccadés, les bras croisés sur la poitrine comme pour protéger un objet invisible dans les pans d’un manteau élimé et hors de saison. Après s’être engouffré dans l’ombre d’une porte cochère surmontée d’un griffon agressif, l’homme monte un interminable escalier branlant. Puis, arrivé sous les combles, ses mains cherchent frénétiquement les clés de la misérable mansarde qui lui sert de chambre, et dans laquelle il s’enferme. Son regard s’illumine alors d’une étrange lueur. Car cet objet mystérieux, c’est le dernier album d’Adèle Blanc-Sec, cocktail de mystère, d’humour, d’érudition et de suspense.

Adèle Blanc-Sec ! Il s’agit là d’une oeuvre profondément originale, tant du point de vue des thèmes, des scénarios, que du traitement graphique qui en est fait. Et pourtant, l’oeuvre maîtresse de Jacques TARDI se rattache à la grande tradition du roman populaire français du début de ce siècle. Gaston Leroux, Maurice Leblanc et Maurice Renard sont les pères spirituels de l’auteur et les personnages des aventures d’Adèle Blanc-Sec ne sont que les avatars de Rouletabille, Arsène Lupin ou autre Professeur Cornelius.

Premier détail d’importance, l’héroïne de ces aventures est une femme. Adèle Blanc-Sec est écrivain, indépendante, cultivée, idéaliste, ennemie de tous les fanatismes (religieux, politiques ou scientifiques) et donc dans une position atypique et inconfortable dans la société française de l’époque. Pour déranger, elle dérange ! Puisqu’elle va se trouver la cible de sectes d’illuminés, d’une clique de savants fous, de policiers véreux et incompétents, ou de complots internationaux !

Des catastrophes historiques telles que celle duTitanic étaient ainsi explicitement dirigées contre Adèle ! Mais son indépendance d’esprit et sa force de caractère auront évidemment raison de tous ces pièges.

Quoique d’apparences abracadabrantes, les scénarios des aventures d’Adèle sont en fait de minutieuses mécaniques équilibrées. Le nombre des thèmes et leur imbrication vont permettre la création de ce labyrinthe narratif dans lequel le lecteur se perdra, pour son plus grand plaisir, et duquel Adèle le sortira. Il faut aussi se rappeler que le côté Marabout-de-ficelle des scénarios est en fait caractéristique de ce genre populaire qu’est le feuilleton. Régulièrement, l’auteur sera d’ailleurs obligé de récapituler, aussi bien à l’intention du lecteur qu’à la sienne propre, les dernières péripéties de l’histoire. Tardi se sert d’ailleurs à la perfection de ces conventions.

Le fantastique (le Merveilleux Scientifique comme on disait à l’époque) fournit pour l’essentiel la chair de ces récits. Entre les Monstres préhistoriques ramenés à la vie, les sèances spirites et leurs manifestations ectoplasmiques, des momies ambulantes, des sectes sataniques, des savants bricoleurs ou mégalomanes, toutes les ficelles du genre sont exploitées, au premier comme au deuxième degré.

Le cadre des aventures d’Adèle a une importance extrême: Tardi semble hypnotisé par le Paris de début du siècle, très exactement entre 1911 et 1919. La précision des décors est telle qu’il apparaît que Paris pourrait bien être en fait la véritable héroïne de la série. Habillée de neige ou parée de soleil, la Capitale de Tardi est attachante et réelle. Et cette réalité renforce d’autant plus la tangibilité de l’histoire. Monuments historiques, statues et édifices constituent autant de points de repère pour le lecteur et de centres de gravité dramatiques pour le récit. Le Jardin des Plantes, la place Denfert-Rochereau, le Pont Neuf ou Le Louvre sont en effet ici le lieu de tous les mystères. A l’instar d’un Léo Mallet balladant son détective Nestor Burma au quatre coins de la capitale (les nouveaux mystères de Paris), Tardi dessine amoureusement la Reine du Monde.

L’époque est de même ici essentielle. Après Paris, il est évident que la 1ère Guerre Mondiale exerce sur Tardi un attrait morbide et inexplicable, qui dépasse d’ailleurs complètement les seules aventures d’Adèle (Cf. la véritable histoire du soldat inconnu, un album sur les Poilus publié par les Imageries d’Epinal, illustration pour Voyage au bout de la Nuit de Céline). Ce thème, obsessionnel, va prendre une place prépondérante à la fin de la série, puisque les véritables raisons de la première Guerre Mondiale vont être à l’origine de tueries et de complots invraisemblables.

Tardi a pondu 6 albums des aventures d’Adèle, et il est amusant, au fil de la lecture des albums de faire l’autopsie de la série. Ainsi, si les trois premiers albums suivent presque au premier degré la logique du genre, il est clair que Tardi se fatigue et s’ennuie ensuite à les suivre, visiblement pressé par son éditeur à poursuivre une série dont les ventes ne se démentent pas. Décidé visiblement à briser ce cycle infernal, Tardi va casser volontairement le rythme en s’autopastichant dans le même album de la série (Momies en folies). Assez compliquée, l’histoire va définitivement s’embrouiller sous les coups de butoir destructeurs de l’auteur. A la fin de l’album, en quelques pages menées à 100 à l’heure, Tardi va faire intervenir sans autre explication des personnages d’une autre série, pour ensuite faire mourir inopinément son héroïne, qui commençait visiblement à lui peser. Tardi la ressuscita toutefois quelques années plus tard (sous la pression du public et des éditeurs réunis!), pour animer deux nouveaux albums (le Secret de la Salamandre, Le Noyé à Deux Têtes où la première guerre mondiale sert de cadre et de raison au mystère.

Mis à part Adèle, tous les personnages de la série sont antipathiques et monstrueux, et aucun n’a droit à la tendresse de l’auteur. Les détectives sont minables, les responsables de la police sont des vendus, de paisibles scientifiques se transformen t en fous sanguinaires. Cette monstruosité des personnages va très nettement s’accentuer sur  les derniers albums, puisque cette monstruosité deviendra physique (Le Noyé à Deux Têtes). Nul doute que l’auteur laisse percer le sentiment désabusé et désespéré qu’il éprouve pour l’humanité. Pour lui l’horizon est clairement bouché. Il faut particulièrement noter le traitement infligé par Tardi aux scientifiques. Il est clair qu’il ne leur fait aucune confiance. De petits hommes lymphatiques, habillés d’une blouse blanche, deviennent rapidement le jouet des tentations nées de leur savoir (le savant fou). Remarque amusante, tous les noms de ses savants contiennent la syllable « Dieu » (Dieudonné, Dieuleveut, Boutardieu, Espérandieu, etc .. ), comme si l’auteur voulait nous dire que la tentation démiurgique est plus forte et dangereuse que la seule et pure volonté de connaître.

Dans un monde médiocre et inquiétant, Adèle balade donc son sourire cynique, qui la protège et nous la rend aimable. En quoi ce monde est-il aujourd’hui le nôtre? Est-il aussi sous le coup de secrets fatidiques? Nous écrasera-t-il ou le dominerons nous ? Vous le saurez en écrivant vos prochaines aventures.

 

Dominique SCIAMMA

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