Bulles de Savants

ou Scientifiques et Bandes Dessinées

On l’a dit, redit et répété: La Bande Dessinée est une culture, au même titre que le Rock & Roll, et en tant que telle, elle en est un témoignage sur son temps, au travers duquel les grandes valeurs, les grandes angoisses et les grands débats d’une époque sont exprimés, véhiculés et digérés. Ceci est particulièrement vrai en ce qui concerne la Science et les scientifiques. Triomphante depuis le 19ème siècle et véritable mythe fondateur moderne, la Science est devenue – depuis le roman populaire, en fait – un ressort dramatique essentiel. Mais la Science est un concept, et c’est donc à travers les Savants, de l’illuminé au paranoïaque, que la BD s’interroge sur celle-ci. Feuilletons donc pour nous en convaincre une petite galerie de portraits.

Et tout d’abord, à tout seigneur, tout honneur.
Thryphon Tournesol est un personnage central de l’univers de Tintin. Apparu d’abord comme un hurluberlu bricoleur, ce petit barbichu sempiternellement coiffé d’un chapeau mou informe va vite prendre sa véritable dimension et se révéler un savant hors du commun. Ses inventions ne passent-elles pas en effet du statut de gadgets ingénieux, dignes du concours Lépine, aux productions les plus modernes de technologie? Du point de vue de son caractère, Tournesol est l’archétype du savant distrait, dans la lune, et cent lieues des contingences matérielles. De plus, il est légèrement dur d’oreille, ce qui symbolise parfaitement le détachement qu’il exerce vis à vis d’un quotidien sans attrait. Ceci ne signifie pas pour autant que Tournesol vit dans un autre monde, bien au contraire! Le Professeur est au contraire un humaniste éclairé, qui n’hésitera pas A sacrifier une invention qu’il a jugée dangereuse pour I’humanité.

Dans le registre de l’humour cette fois-ci, il nous faut absolument citer le cas du Professeur Burp. Personnage légendaire de la Rubrique-à-Brac (que St Gotlib soit loué pour son génie), le Professeur Burp est un savant parce qu’il a une blouse blanche (ça suffit, non?) et les animaux sont parait-il sa spécialité. Ce personnage iconoclaste a ainsi régulièrement déliré dans le journal Pilote au temps de sa  splendeur, au cours de leçons de choses inénarrables où l’on apprenait tout sur l’humour de la hyène, les dépressions nerveuses de la vache, ou les gardiens d’escargots argentins (les escargauchos). A travers cette critique joyeusement destructrice du discours scientifique. Gotlib ne nous conseille-t-il pas en fait simplement de rester vigilants et de ne pas nous laisser impressionner par les arguments d’autorité de quelques blouses blanches imbues d’elles-mêmes et de leur propre savoir.

Evoluant aussi dans un univers humoristique, le Comte de Champignac et Zorglub incarnent, dans les aventures de Spirou deux visions antagonistes de la Science et des scientifiques. Passionné par les champignons, M. de Champignac est un pacifiste incurable (de toute manière ça ne se soigne pas!) qui considère que son Art doit servir à soulager l’humanité plutôt qu’à l’asservir. Comme Tournesol, le Comte de Champignac est un solitaire qui se sent concerné par le destin du monde. Camarade de faculté du précédent, Zorglub est un mégalomane dangereux qui n’hésiterait pas à zombifier une bonne partie de I’humanité pour assouvir son besoin de reconnaissance. Car plus que le pouvoir, c’est le besoin d’être reconnu qui pousse Zorglub aux pires bêtises, aux pires exactions. Ces deux visions s’opposent  donc, et M. de Champignac en sortira victorieux, sa victoire étant d’autant plus belle qu’il ramènera Zorglub à de plus sereines ambitions. Si le discours parait manichéen, la mésaventure du Comte devenant méchant à la suite d’une expérience ratée, nous rappelle que la distance est toujours très faible entre Dr Jekyll et Mr Hyde.

L’univers’ des aventures de Blake et Mortimer donnent l’occasion au grand Edgar P. Jacobs d’aborder de manière plus dramatique, la question essentielle de l’utilisation du pouvoir que confère la Science. Encore une fois c’est à travers l’opposition, voire même le combat, de deux hommes que la complexité du problème est exposée, dans le Chef d’Oeuvre des Chefs d’Oeuvres qu’est la Marque Jaune.

Citoyen de Sa Très Gracieuse Majesté, le Professeur Mortimer est autant un grand savant qu’un aventurier sans peur et sans reproche (un Indiana Jones britannique, quoi!). Né après la deuxième guerre mondiale, Mortimer est aussi le hérault d’un camp: celui de l’Occident de la Libre Entreprise (où la science est évidemment maîtrisée pour le bien-être social), face à un bloc qu’on imagine Rouge (où elle est alors instrument de conquête). Ce savant-soldat maîtrise donc aussi bien les équations différentielles que  le close-combat, l’Egyptologie que l’escrime. Face à lui se trouve le Professeur Septimus : un génie, certes, mais un génie du Mal. Et ce génie est d’autant plus dangereux  qu’il avance caché. Lui aussi est citoyen britannique, et est un savant reconnu. Lui aussi appartient à une classe sociale aisée, et est membre de clubs prestigieux. Oui mais voilà! Les théories de Septimus ont été jadis tournées en ridicule par ses pairs, ce qui l’a blessé. Et ses pairs avaient tort puisque Septimus a fini par inventer une machine capable de commander à distance le cerveau humain! Et cette machine peut 1 ui donner une puissance colossale, à l’ivresse de laquelle il finira évidemment par succomber.

Il va de soi que les plans de Septimus tomberont à l’eau et que le Professeur Mortimer sera personnellement à l’origine de cet échec. Encore une fois, les bons scientifiques auront eu raison des méchants, ce qui ne pourra que renforcer la foi que l’on se doit d’avoir dans les bienfaits de la science, tant que ses gardiens sont de la trempe du Professeur Mortimer évidemment! Ce manichéisme très « années cinquante » reflète parfaitement ce que devait être à l’époque le sentiment général des populations occidentales vis à vis de la Science et de son utilisation tant sociale (le bien-être) que politique (la course avec les Autres).

A travers ces drames et ces combats de conceptions et d’hommes, ces personnages marqués, voire outrés, c’est bien à l’ensemble des questions fondamentales liées à la Science et à son utilisation que le monde de la BD fait écho. A quoi sert la Science ? A qui sert la Science ? Ses bienfaits ne masqueraient-ils pas des pièges bien plus dangereux ? Les scientifiques ne risquent-ils pas de succomber à la tentation du pouvoir  que celle-ci inévitablement leur confère ? Prométhée, Lucifer (le porteur de Lumière!), Faust, ne sont-ils pas les archétypes de cette question essentielle et en fait fondatrice du Roman : Le savoir est-il Bon ?

Seul Adam a la réponse !

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