De tous temps, l’homme a rêvé de sociétés idéales, de cités radieuses, de sérénités sociales et de bonheurs accomplis. Que ce soit l’Egypte, la Grèce, la Chine, Rome, l’Europe ou le Nouveau Monde, toutes ont espéré l’avènement d’utopies porteuses d’ordre simple, immanent et achevé. Ces sociétés rêvées étaient construite sur la croyance en une stabilité permanente, inscrite dans les infrastructures, les aménagements, les architectures, les espaces et jusqu’aux corps et les têtes de ceux qui y vivaient. Les utopistes voyaient tous les savoirs et les techniques du moment et leur instanciation matérielles comme les conditions et les outils de la construction de ces « vivre ensemble » parfaits. Ces sociétés rêvées étaient toutes de ce fait, et par définition, des sociétés de confiance : confiance en un environnement stable et inducteur de bonheur et de relation sociales forcément vertueuses.
Un même espoir semble s’attacher aujourd’hui au numérique et ses révolutions des savoirs, des pratiques et des relations sociales.
Las, l’histoire est là pour nous prouver l’invraisemblance de cet espoir. L’écriture portait en elle-même les mêmes promesses d’émancipation et de sociétés heureuses parce que bâties sur des savoirs créés et partagés comme jamais, et on peut pourtant mesurer chaque jour la distance entre ce rêve et la réalité.
Faut-il pour autant y renoncer ? Le paradoxe est qu’il faut renoncer à l’idée de stabilité et à la confiance immanente qu’elle induit pour espérer y accéder. Il faut acter que la complexité est là et pour toujours, que l’instabilité est et sera notre lot quotidien, que l’incertitude est le champ permanent de nos actions, et que les erreurs et les imperfections ne seront pas et jamais supprimées et qu’il faut même prendre le risque de leur existence. Il est d’autant plus urgent de l’acter que le numérique nous offre la possibilité d’espérer non point de maîtriser ces effets mais de les dissoudre, non pas chacun de notre côté, mais ensemble.
Car si le numérique est sans conteste un levier d’émancipation individuelle, il est aussi un champ de force collectif, permettant aux intelligences associées d’avancer là où l’individu, réduit à lui même reste impuissant.
Mais l’existence de ce champ ne signifie pas sa victoire car celle-ci, ne cessons jamais de le répéter, n’est pas immanente ! Il faut tordre le cou à cette idée que le numérique ferait émerger naturellement une intelligence collective qui se suffirait à elle-même. Les contextes dans lesquels ces intelligences se déploient, comme les politiques qui les permettent ont autant d’importance. Une société d’intelligences en réseau se considérant comme des pairs, c’est à dire une société de confiance, ne peut se résumer à ce réseau ni à ses flux digitaux. Elle dépend, et très largement, de l’organisation des pouvoirs, qu’ils soient institutionnels, politiques, académiques, industriels, économiques, professionnels et générationnels.
Si le numérique vient percuter de plein fouet les systèmes politiques, il ne peut se substituer à eux. Les conditions d’émergence d’une société de confiance résident donc dans l’abandon des vieilles catégories et des organisations associées, et les états-nations ne sont pas les moindres de celles-ci.
Pas plus que la « Main Invisible du Marché », il n’y a de « Main invisible numérique ». L’urgence est donc que les forces politiques se repensent pour se métamorphoser, et permettre l’émergence de ce « vivre ensemble » digital.
(Octobre 2012)
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