IBM, Moi non plus …

(1er semestre 1992)

En signant un partenariat avec IBM,  Bull vient de prendre une décision historique. Impensable il y a peu, il représente d’abord une rupture brutale avec les motivations et analyses passées du constructeur. IBM avait  jusqu’ici toujours représenté à ses yeux l’anti-modèle par excellence.  Mais au-delà de son propre salut, que cette décision cherche à préserver, ce choix est surtout historique en ce qu’il va peser sur le paysage informatique des années α venir.

Rappelons nous. En 1981, avec le PC, nait un être nouveau: l’utilisateur.  Chose inconnue, celui-ci a des besoins ! Le PC et son vaste de catalogue de logiciels vont les combler et lui donner  un goût de liberté a laquelle il ne renoncera jamais plus. Cette liberté  est désormais en train d’envahir  l’ensemble du marché. Sur tous les systèmes, les standards sont inexorablement imposés aux constructeurs par des utilisateurs pour qui l’informatique devient un outil de compétitivité.

Longtemps sourds à ce phénomène, les gros constructeurs  ont compris qu’il fallait se plier aux lois du marché ou se voir condamner à disparaitre.  C’est pourquoi certain d’entre eux cherchent à être dès aujourd’hui  des fournisseurs incontournables en  imposant  leur architecture comme un standard de facto. Deux stratégies s’affrontent alors : celle des systèmes ouverts « propriétaires » et celle des systèmes ouverts clonables. Les constructeurs de machines ont intérêt à privilégier la première. En imposant leur technologie tout en en maîtrisant les composants capitaux, ils restent en position de contrôler le marché -c’est à dire les prix. Les purs fournisseurs de microprocesseurs et de logiciels ont eux intérêt à voir se  généraliser le phénomène du PC, qui favorisera une diffusion de masse de leurs produits. Une telle stratégie créerait un marché très concurrentiel et une inéluctable guerre des prix, mais aussi l’intérêt ultime de l’utilisateur.

En choisissant le camp d’IBM, Bull, frileuse, se range à la première approche. Une telle démarche, si elle se généralisait, retarderait l’avènement du marché hautement compétitif et dynamique dont notre société a besoin.  Car au-delà des destinées économiques des acteurs impliqués, le véritable enjeu de cette bataille de standard est de nature politique.  Plus que tout autre, la maîtrise de l’information va déterminer la capacité de notre société à contrôler sa complexité et à entrer de plain-pied dans un 21ème siècle post-industriel, celui de l’Intelligence. Un tel objectif nécessite la mise en place d’infrastructures hautement standardisées, économiques, ouvertes.

Ceci dit, notre champion fatigué pouvait-il faire un autre choix ? Peut-être pas. Mais cela signifierait alors qu’il ne relevait pas d’une démarche industrielle, mais simplement économique. En perdant α terme la maîtrise de son offre matérielle, Bull va donc errer à la recherche de sa valeur ajoutée. Cette errance sera peut-être son salut, qui le forcera à considérer enfin cet autre marché, autrement prometteur, que sont les services. Espérons.

Ne rebondit-on pas d’autant plus loin que l’on tombe de haut ?