IBM, Moi non plus…
(texte orginal)

(février 1992)

En signant avec IBM un partenariat technologique sur les puces RISC,  Bull vient de prendre une décision historique. Historique parce que ce partenariat, impensable il y a encore quelques mois, représente une rupture brutale avec les comportements, motivations et analyses passées du champion national.

IBM, de par sa taille, de par son arrogance commerciale, a  souvent représenté aux yeux de l’industriel comme à ceux de son actionnaire principal, le symbole d’un impérialisme méprisant, l’anti-modèle par excellence, contre qui il fallait se positionner. Historique, cette décision l’est aussi en ce qu’elle  va déterminer le futur du constructeur pour les dix années à venir. C’est à cette aune stratégique qu’il faut apprécier la longueur des négociations, qui ont vu s’opposer Hewlett Packard et IBM pour s’attribuer les charmes de Bull. ll faut croire que le second point était d’une importance capitale pour qu’il oblitère à ce point le premier.

Une brève analyse de l’évolution du marché de l’Informatique nous le montrera bien vite. Jusqu’au début des années 80, ce marché a été le domaine réservé d’une informatique lourde, largement dominée par le matériel. Les fournisseurs de gros ordinateurs, peu conviviaux mais sûrs, proposaient à leur clients des systèmes incompatibles entre eux, dont ils étaient immanquablement prisonniers.

En lançant le PC en 1981, IBM allait sans le savoir déclencher une révolution dont il serait la première victime. Avec le PC nait en effet un être nouveau : l’utilisateur. L’utilisateur est une personne, et chose inconnue, il a des besoins ! Le PC et le vaste de catalogue de logiciels développés par des sociétés de software autonome, vont le combler et lui donner  un goût de liberté et d’indépendance auquel qu’il ne renoncera jamais plus.

Cette liberté goutée au contact de la micro-informatique est en train d’envahir  l’ensemble du marché. Aujourd’hui sur les stations de travail, bientôt les mini-ordinateurs, et avant que n’y succombent les grands systèmes, les standards sont inexorablement imposés aux constructeurs par des utilisateurs pour qui l’informatique devient un outil de compétitivité sur un marché devenu mondial.

Les logiciels  d’exploitation standards comme Windows ou UNIX  sont aujourd’hui fournis par tous les fournisseurs. Plus important,  les machines elles-mêmes s’uniformisent et  sont  conçues avec  des composants du marché.

Longtemps sourds à ce phénomène, les gros constructeurs ont cherché à le contrôler voire à en empêcher la croissance, en vain. Tous ont compris aujourd’hui que la vache à lait  des systèmes incompatibles était morte et qu’il fallait se plier aux lois du marché ou se voir condamner à disparaitre.  Sur un marché de station de travail partagé entre plusieurs fournisseurs, ceux-ci cherchent à imposer via des partenariats leur architecture respective comme un standard de facto. Ceci, pour atteindre des économies d’echelle aptes à leur faire supporter les efforts de R&D croissant que le rythme technologique leur impose.

Ces architectures sont toutes basées sur des puces RISC, championnes du rapport performance/Prix. 4 fournisseurs RISC se partagent en 1992 le marché: SUN, le premier d’entre eux tente (en vain) depuis deux ans de reproduire autour de son architecture SPARC un phénomène identique au PC; HP, avec HP-PA, a mis sur le marché la technologie la plus puissante accessible à ce jour;  MIPS, soutenue par quelques 200 constructeurs (et Microsoft !) au sein du consortium ACE, cherche à imposer son très imposant R4000 comme base d’une station de travail clonable à merci dès 92; IBM enfin, pour l’occasion allié à son ennemi de toujours APPLE, cherche à faire de même avec son POWERchip.

4 architectures donc, pour un marché qui n’en élira à terme tout au plus que deux. Si l’on ajoute à cela la quasi certitude que les futures générations d’ordinateurs, du portable au très gros système, partageront cette architecture, on comprend la nécessité de choisir la bonne dès aujourd’hui. Ces deux offres se partageront demain le marché, comme le font aujourd’hui sur marché du micro le PC compatible et Apple, et dans des proportions que l’on peut imaginer identiques (80%, 20%). Sur ces deux élus, on peut à coup sûr parier qu’IBM fera partie du lot. Qui serait donc l’autre gagnant de ce couple ennemi ? HP ? SUN ? L’idée que nous voulons défendre ici est que cet autre champion devrait être MIPS, le partenaire même que Bull vient de singulièrement lâcher, et pour qui la logique voudrait (c’est à dire l’intérêt de l’utilisateur final) que son architecture représente les fameux 80% du gâteau des stations.

En effet, en licenciant largement son architecture sans pour autant avoir de position dominante vis-à-vis de ses partenaires, MIPS joue à fond le pari de l’ouverture totale, en espérant connaître sur ce marché, la fortune qu’INTEL a connu sur celui du PC.  Microsoft l’a bien compris qui fournira sur cette architecture, comme sur les systèmes INTEL, son nouveau et très attendu système d’exploitation Windows NT. Le très puissant japonais NEC aussi, qui est un des fondeur du R4000, et qui sera surtout co-développeur et unique fondeur de son successeur le R5000. Les mêmes causes engendrant les mêmes effets, un marché dominé par l’architecture MIPS impliquerait une concurrence sauvage, une baisse de prix, des marges fragiles pour les fournisseurs, mais l’intérêt ultime de l’utilisateur qui en serait l’évident bénéficiaire. Au contraire, IBM, SUN ou HP ne veulent pas d’une telle situation, préférant jouer le jeu de systèmes ouverts « propriétaires », en en restant les fournisseurs dominants, le gardant sous leur contrôle (matériel comme logiciel) plutôt que sous celui du marché. L’alliance IBM avec Apple, autre champion de la fermeture, tout comme l’arrogance d’un SUN vis-à-vis de ses cloneurs, viennent nourrir cette analyse.

En choisissant le camp d’IBM, Bull se range à cette approche frileuse et protectionniste, en prenant du coup le risque de se trouver du côté du challenger redouté plutôt que du champion idéal. Tout comme en retardant l’avènement par ailleurs inéluctable du marché hautement compétitif, ouvert et dynamique dont nos sociétés ont besoin. En abandonnant MIPS, Bull renonce de plus à élaborer sa propre offre ouverte et compétitive, Bull renonce surtout à être agressif.  Ne se met-il pas implicitement dans la position de renoncer à attaquer à une grosse part du marché, c’est à dire au parc IBM ?  Celui-ci sera toujours en effet  en position de force sur son parc, face à un partenaire à la valeur ajoutée hypothétique.

On nous rétorquera que l’accord prévoit que Bull fournira à IBM les serveurs multi-processeurs dont celui-ci ne dispose pas, ceci représentant pour Bull un débouché important. A cette remarque deux réponses s’imposent.

  1. Bull avait argué de l’incapacité de MIPS à fournir des systèmes Multi-processeurs à Bull pour briser son partenariat. Or IBM n’en dispose pas non plus.
  2. Pour que les systèmes conçus par Bull bénéficient des efforts d’IBM, encore faudrait-il que ce dernier accepte de voir ces machines venir cannibaliser son marché de systèmes propriétaires aux marges généreuses. Toute sa culture contredit une telle hypothèse.

Ceci étant dit, notre champion fatigué pouvait-il faire un autre choix ? Peut-être pas. Mais cela signifierait alors qu’il ne relevait pas d’une démarche industrielle, mais tout simplement économique. L’enjeu ne serait pas de faire le bon choix technologique pour la décennie à venir, mais seulement d’assurer la survie immédiate d’un groupe incapable d’être audacieux parce que confronté à l’asphyxie financière et à l’inadéquation croissante de son offre. En perdant à terme, tel un WANG, la maîtrise de toute son offre matérielle, Bull va donc errer à la recherche de sa valeur ajoutée. Cette errance sera peut-être son salut, qui le forcera à considérer enfin cet autre marché, autrement prometteur, que sont les services. Espérons.

Ne rebondit-on pas d’autant plus loin que l’on tombe de haut ?