Il est absolument fascinant, pour un professionnel de très longue date du numérique (on appelait cela un informaticien, avant), de voir comment des pratiques, des objets, des sujets, des concepts et des mots, qui étaient hier l’apanage d’une toute petite minorité, sont devenus en moins de 15 ans totalement (grand) public.
C’est à coup sûr le signe d’une transformation numérique du monde, dans ses dimensions les plus quotidiennes et triviales, et donc d’une appropriation par le plus grand nombre, mais c’est aussi le symptôme d’une grande confusion culturelle.
Difficile en effet aujourd’hui de faire la différence entre les promesses des fictions hollywoodiennes, et de leurs réinterprétations rabougries des sciences et des avancées technologique et les réalités de nos avancées et de nos compréhensions. Impossible, pour le grand public et les média qui les informent, de prendre le temps et la distance nécessaire pour remettre en perspective, les avancées technologiques et leur répercussion philosophiques, culturelles et sociales.
C’est exactement ce qui se passe aujourd’hui avec le concept et le mot « Algorithme », et depuis 1 an avec le concept et mot « I.A ».
Au cœur du tsunami numérique né de la rencontre de l’internet, du haut débit, des Smartphones, du Big Data, et des applis, le concept d’algorithme fascine, comme nouvelle frontière, nouvel Eldorado et nouveau danger à la fois. On y voit une force nouvelle, fascinante sinon inquiétante, et dont l’I.A. est le dernier et très puissant avatar.
Il y a là quelque chose de désespérant et de mystérieux à la fois à voir le simplisme s’allier à l’ignorance pour magnifier, sinon sublimer, ce qui relève en fait de la mécanique la plus banale.
Un bel exemple nous a été donné cette année avec l’histoire d’Alphago.
Au printemps 2016, cette intelligence artificielle développée par Google, a battu deux champions humains de Go, franchissant ainsi une frontière que beaucoup de spécialistes pensaient infranchissable. Sur la base de réseaux de neurones et d’un algorithme ancien connu sous le nom « Deep Learning », cette intelligence artificielle a été en mesure de maîtriser le jeu de stratégie le plus complexe jamais créé, où l’explosion combinatoire semblait interdire toute stratégie gagnante basée uniquement sur le calcul. Les joueurs de Go et les spécialistes prétendaient jusqu’à présent que seul un cerveau humain, sinon un esprit humain, pourrait avoir les qualités, l’intuition, la créativité pour jouer à un tel jeu, et plus que cela, pour gagner.
La victoire définitive d’AlphaGo a tué à jamais ce préjugé, et semble ouvrir une nouvelle boîte de Pandore : la créativité n’est plus l’exclusivité de l’humanité, et il n’y a donc pas un seul territoire humain qui ne puisse être investi et dominé par les machines et leurs âmes automatisées !
Si cela est vrai, nous sommes face à une question essentielle et existentielle : les machines vont elle également surpasser nos capacités à diriger ? Après le « Deep Learning », est-ce que le « Deep Leading » serait la prochaine étape ? Si oui, cela signifie que tous les projets humains – grands ou petits, industriels ou politiques – et donc nos destins individuels et collectifs, seront dirigés demain par des machines.
C’est une question très importante.
Nous vivons une époque où les promesses de l’automatisation et de la robotisation, rêvés par les auteurs de SF et les prospectivistes depuis le début du 20ème siècle, sont craints et désirés en même temps. Nous accédons au confort et à de nouveaux objets et services, alors que nous détruisons dans le même temps des emplois. Si cette situation schizophrène est le prix et la condition de la société de consommation, nous l’acceptons plus ou moins parce que nous considérons que le solde est globalement positif.
Avec le Deep Leading, ce ne sont pas nos capacités mécaniques que nous accepterions de laisser aux machines, mais bien notre capacité d’analyser, de créer et de prendre des décisions, i.e. de faire des projets (mieux, d’avoir des projets). Ce que nous abandonnerions, c’est notre nature même d’être humain. Cette possibilité est devant nous, que nous le voulions ou non, imposée par les machines elles-mêmes, comme dans le pire de nos cauchemars.
Jours étranges à l’évidence.
À une époque où le leadership a été identifié comme la qualité, le process, le comportement sur lequel il nous faut investir, en formant des leaders grâce à une éducation réinventée et pour le bénéfice de tous, Alphago viendrait violemment nous dire que ce n’est plus un enjeu et que les machines vont prendre le relais.
Mais non.
Ceci est non seulement un fantasme, mais relève d’une ignorance totale de ce qu’est la nature humaine et l’histoire.
La définition même de l’humanité est que nous transformons nos connaissances en technologies, en outils, en théories, et ce de manière itérative, pour simplifier nos vies individuelles et collectives. Ils étendent notre corps et notre esprit, et ne nous rendent pas moins humains mais plus humains encore.
Les ordinateurs et leurs programmes, les robots et l’I.A. sont ces derniers outils, ces dernières technologies et théories qui, dotées d’une puissance incroyable, nous rendent plus humains, plus protégés, plus libres.
Ils nous aideront à relever le défi de la complexité, la frontière ultime de leadership dans un monde connecté. Non par la résolution de la complexité, ce qu’ils ne peuvent pas faire, mais en nous aidant à adresser et à résoudre la complexité. L’algorithme du deep learning est capable de traiter des situations répétitives et combinatoires plutôt que de la complexité. Affronter et jouer avec la complexité exige une capacité à représenter, et non pas à reconnaître, d’inventer et non pas de consolider, de penser, et non pas de calculer.
La bonne nouvelle est donc que NON, l’IA ne nous supplantera pas dans notre capacité à diriger, mais que OUI, l’IA y contribuera, comme les chiens contribuent à la chasse.
Comme toujours, la décision est entre nos mains.