Interview du Grand Lyon sur la robotique de service (2011)

Dominique Sciamma partage avec nous sa vision des robots de demain. De formes multiples, ils auront des comportements, contribueront à notre bien-être et développeront avec nous de véritables relations. En bref, Dominique Sciamma annonce un monde radicalement neuf où les objets sont susceptibles d’être nos égaux et où ces nouvelles relations appellent des nouvelles responsabilités pour les concepteurs, les dirigeants, les penseurs, les utilisateurs… Enfin, s’appuyant sur des projets d’étudiants du Strate College, il nous montre combien les designers savent se saisir de ces nouveaux enjeux et représentent des alliés indispensables de la robotique de service. Cette interview s’inscrit dans le cadre d’une large étude sur la robotique de service conduite par la Direction de la prospective du Grand Lyon et son réseau de veille.

Propos recueillis par Caroline Januel le 4 juillet 2011

La robotique de service : la rencontre de l’offre et des usages

Quelles tendances sociales favorisent ou favoriseront à l’avenir la diffusion des robots de services ? Existe-t-il une demande de robots ?

Je ne pense pas qu’il y ait une demande de robots. Le robot renvoie d’abord à l’imaginaire et je ne suis pas sur que les gens soient en demande de robots tels qu’ils les imaginent. Les œuvres de fiction l’illustrent bien, le robot n’y est pas l’ami de l’homme en général. Quand vous me dites robot, moi je pense plutôt à une chaise, une étagère, une poubelle, une lampe… à des objets qui ne sont pas vus en général comme des robots. Je n’oublie pas pour autant que ces objets permettent de m’asseoir et de travailler, de ranger mes livres et de les consulter, d’éclairer mon bureau ou la pièce entière… en bref, ce sont les usages des objets qui m’intéressent. Je crois davantage à une promesse robotique généralisée : les robots seront partout, là où on ne les attend pas, sous des formes que l’on n’imagine pas, assurant des services que l’on ne soupçonne pas. Une chaise par exemple détectera mon humeur et sera susceptible de délivrer ma musique préférée au bon moment, celle que je n’arrête pas d’écouter sur deezer. Mon étagère me rappellera que j’ai acheté ce livre depuis un moment et que je n’ai pas encore pris le temps de le consulter en me projetant un extrait du texte sur le mur de mon bureau, etc.

Quelle est votre définition d’un robot ?

Pour moi, un robot est un objet qui perçoit son environnement, qui en a une représentation, qui en tire de l’information, et sur la base de cette information, prend des décisions et met en œuvre des actions. Ma machine à pain n’est donc pas un robot.

Les 1ères études sur les portables dans les années 1990 montraient que les personnes n’en exprimaient pas le besoin, ni même l’envie. Quels usages pourraient conduire les robots à être aussi présents dans nos vies que les téléphones portables aujourd’hui ?

On a envie d’être bien, on a envie que les objets qui nous entourent soient porteurs de services, aient des comportements adaptés, qu’ils nous apportent attention et confort. Contrairement aux concepteurs et promoteurs du robot humanoïde, je suis convaincu que l’éducation à la robotique se fera à partir des objets du quotidien. C’est pourquoi on les appelle des « robjets » au sein de Strate Collège. C’est par ce biais-là que les usages vont s’imposer et que l’on va trouver normal d’avoir chez soi de tels objets. Ils nous apporteront du confort, des services, de la facilité, de l’adéquation. Bien sur, ces besoins seront induits par la technologie et l’acculturation. Comme cela s’est passé pour les TIC, nos envies vont croître au rythme de notre éducation. Au sein de Strate Collège, nous formons des futurs designers d’objets intelligents parce que nous pensons qu’il y aura une demande non pas de robots, mais d’usages intelligents, voire magiques parce que adéquats, ici et maintenant, là où j’en ai besoin. Il peut s’agir d’un banc public, d’une voiture, d’une chaise, d’une route, d’une poubelle, d’un réverbère… Il y aura une forme de continuité avec les usages existants, mais avec cette dimension magique en plus que vient apporter la robotique.

Quels leviers peuvent favoriser la diffusion de la robotique de service ?

Pour moi, le principal levier pour la diffusion de la robotique de service est et sera les objets du quotidien. Je ne crois pas vraiment à l’effet levier de l’appropriation, de la personnalisation, ou encore de la co-conception. L’enjeu n’est pas là. Je ne suis pas sur que choisir telle ou telle application pour son smartphone soit si déterminant que cela : il s’agit juste de choix d’appropriation. Je le taille à ma mesure, à mes besoins. Si je m’intéresse à la bourse, je choisis des applications permettant de suivre les cours de la bourse, la presse financière, etc. Je m’approprie mon téléphone et il me ressemble. Si je personnalise mon téléphone, je pense l’objet comme une extension de moi-même, je m’exprime à travers lui… ce n’est pas non plus ce qui se joue avec un robot. Enfin, la co-conception n’a pour moi strictement aucun enjeu. Cela n’a pas d’intérêt parce qu’un robot n’est pas un ordinateur ou un objet : le robot implique une relation.

C’est la relation qui s’instaurera entre l’homme et le robot qui déterminera son acceptation ?

Depuis toujours, l’homme est en interaction avec les objets pour des raisons fonctionnelles essentiellement. Il s’agit d’une relation de contrôle, de commande : j’appuie sur un bouton ou je l’actionne et il me délivre une fonction. Les objets « numériques » d’aujourd’hui n’échappent pas à cette réalité, et les interfaces représentent les formes les plus sophistiquées de ces contrôles. Les objets intelligents captent activement les informations relatives à leur environnement (physique, humain et autres objets), mais ils adoptent des comportements en fonction de ces informations : adaptation à l’utilisateur et à l’environnement. Plus que des fonctionnalités, les objets qui nous entourent vont désormais avoir des comportements. Le fait que ces objets soient caractérisés par leurs comportements, et non plus par leurs fonctionnalités va changer la nature du rapport entretenu avec les hommes. L’objet intelligent ou robot n’est plus un outil qu’on pilote, mais un acteur qui s’intéresse à nous, et cherche à délivrer ses services sans que nous ayons à lui demander. Nous allons donc entrer en relation avec ces objets. Pourquoi ? Parce ce qu’ils font attention à nous, nous prennent en compte et agissent sans nous consulter. Que les objets fassent attention à nous va tout changer car la relation va se symétriser. C’est de la qualité de cette relation-là que va dépendre l’acceptation de ces objets si singuliers. Dans la mesure où je les sens amicaux, attentifs à moi et à mon bien-être, je ne vais sans doute plus pouvoir m’en passer comme je ne peux plus me passer de mon smartphone (alors qu’il n’en fait pas autant pour moi). Comment ne pas aimer un objet participant activement à votre bien-être.

Quels sont les principaux freins à la diffusion des robots de service ?

Le 1er frein serait que le robot soit mal conçu. Il y a un enjeu de design énorme parce qu’il s’agit d’objets jamais vus et inattendus, qui s’investissent dans une relation. Il faut que cette relation soit bonne : je ne dois pas craindre ma poubelle, le banc public, ma lampe, etc. Il va donc falloir inventer un nouveau métier : des designers d’objets interactifs attentifs à la construction de cette relation. Et cela peut complètement échouer : un robot cubique métalliques aux arêtes saillantes ne sera pas considéré comme sympathique a priori, un robot humanoïde parfait n’est peut-être pas la meilleure forme pour un robot destiné à des humains car il peut mettre mal à l’aise. Il faut sortir des sentiers battus quant à la formalisation de ces objets et de l’imaginaire qui y est attaché. Se tourner vers des objets softs car il s’agit d’objets du quotidien : les formes et les matières contribueront à en faire des objets doux. Ensuite, vouloir aller trop vite pourrait constituer un frein à la diffusion de la robotique de service : brutaliser l’usager en confondant sa volonté de concepteur et de geek et celle de l’usager. Le risque est de penser que parce que l’on travaille sur des objets enthousiasmants, tout le monde partage notre enthousiasme… ce n’est pas le cas ! Un autre risque est la « gadgétisation » c’est-à-dire inventer des objets emblématiques mais inutiles et oublier la démarche du designer qui est d’observer, d’interroger, de tester… Nous devons enfin nous méfier de notre imaginaire. L’imaginaire associée aux robots est très riche et ancien. Il est né, dans sa dimension technologique avec les automates il y a deux siècles, il est alimenté et stimulé par les robots de fiction, etc. Cette mythologie est encore très forte, il faudra peut-être s’en séparer un peu, pour revenir à quelque chose d’anodin, et non anecdotique, grâce aux objets du quotidien. Ces objets favoriseront l’habituation : nous nous habituerons à ce qu’ils prennent des initiatives, cela ne sera plus exceptionnel et n’occasionnera plus de réaction d’étonnement, d’enthousiasme ou de rejet de notre part.

Robots, objets intelligents, objets interactifs… de nouvelles relations et de nouvelles responsabilités

Les robots sont-ils si singuliers ? S’agit-il d’une révolution ou d’une évolution qui s’inscrit déjà dans l’histoire ?

Il n’y aura pas de rupture, il s’agit plus d’une évolution douce. Nous pouvons comparer à ce qu’il s’est passé avec l’informatique. A la fin des années 1970, l’informatique des grands systèmes est née avec des machines et des programmes conçus par des informaticiens et des électroniciens pour d’autres informaticiens et électroniciens. Avec l’invention du PC en 1981 (la machine d’IBM), ce marché s’est complètement transformé puisqu’il s’est ouvert à plusieurs millions de personnes, qui n’étaient pas des informaticiens, mais des comptables, des commerçants, des enfants, etc. Les PC sont devenus peu à peu des objets du quotidien dans les années 1990 : c’est une évolution fantastique qui s’est étalée sur une vingtaine d’années. L’arrivée d’internet, à partir de 1995 en France, a accentué un peu plus ce phénomène. Cela se passera probablement comme cela pour les robots : le « PC de la robotique », le 1er robot, le robot emblématique, « l’Adam » des robots trouvera sa place dans nos maisons et rien ne sera plus comme avant. Ce robot sera peut-être une chaise, un jouet ou un autre objet, je l’ignore, mais je ne pense pas qu’il sera un robot humanoïde.

On a parfois le sentiment que la technologie et les usages vont plus vite que le cadre légal ou le débat éthique… N’y a-t-il pas urgence à réfléchir collectivement à la question : souhaitons-nous vivre avec des robots et en lien permanent avec un réseau intelligent ?

C’est évident, mais cela dépend aussi des pays. Certains se sont saisis du problème comme la Corée par exemple qui réfléchit au cadre légal, aux droits des utilisateurs et des robots. La France est un pays assez rétrograde dans son rapport à la technologie et manque d’anticipation en général. Sur cet aspect-là, je suis assez pessimiste sur les capacités de notre pays à comprendre ce qu’il se passe au niveau des nouvelles technologies. Je me félicite que le Grand Lyon s’intéresse à ce sujet et fasse cet effort là. Le e-G8, consacré aux enjeux d’Internet, a eu lieu en mai 2011 : on peut bien-sûr se réjouir que les plus grandes puissances économiques se saisissent de ces enjeux, mais le font-elles bien ? N’est-ce pas un peu tard ? Quelles en sont les conclusions ou les répercussions sur la déclaration finale du G8 ? Elles paraissent bien minces. Quant à la robotique, il faut s’en saisir dès maintenant, avec humilité, curiosité et une forme d’iconoclasme. Il faut être fou pour rêver des usages, cela ne peut pas être pensé en continuité de ce qui existe car sinon, on risque de faire comme les cinéastes de science-fiction des années 1950 qui pensaient les ordinateurs du 21e siècle avec des cartes perforées. Il va falloir être très créatif. Et en général, les gens qui nous gouvernent ne le sont pas. C’est pourquoi il faut interpeller les instances de gouvernance et de régulation, faire du lobbying, créer des syndicats comme Syrobo1 , communiquer, éduquer, démontrer par l’affluence comme l’a fait le salon Inno-Robo en mars dernier à Lyon… il faut aussi travailler en direction de la population : la faire rêver, parce qu’il y a une part de magie dans ces objets, et la faire réfléchir, parce que ces objets appellent de nouvelles responsabilités.

Quelles sont ces nouvelles responsabilités suscitées par les robots ?

Il y a tout d’abord la responsabilité du concepteur : celui-ci conçoit un objet qui va prendre des initiatives, apprendre et qui sera donc susceptible de se tromper. Et il ne s’agit pas d’un seul objet mais d’un objet inter-connecté à d’autres : ce n’est pas juste un robot mais un élément d’un réseau. Les robots auront des comportements unitaires mais également combinatoires et systémiques. Le concepteur sera incapable de tout envisager et de tout maîtriser. Nous devons donc être transparents face aux risques possibles. Il y a aussi la responsabilité de chacun face à la prolifération possible des robots dans notre société du gaspillage et du futile. Trop d’objets est un problème mais imaginez trop d’objets qui prennent des initiatives… Ils constitueront un réseau d’objets complexes (aussi nombreux que nous) donc peu maîtrisables. Ceci est un très beau sujet de réflexion pour les designers, les sociologues, les philosophes, les politiques… Nous essayons dans notre école de réfléchir à ces enjeux. Les concepteurs et promoteurs de la robotique doivent répondre à l’enjeu d’éducation du public, via des expérimentations, des expositions, des documentaires, des jeux, etc. Mais il faut aussi qu’ils dialoguent avec les hommes politiques, les sociologues et les philosophes pour répondre à l’enjeu du vivre ensemble qui est complètement modifié par ces objets qui rentrent en relation avec nous.

L’espace public n’est-il pas le terrain d’expérimentation idéal pour les « robjets » ?

L’espace public est un espace fantastique pour cela car il contient des objets qui appartiennent à tout le monde : le mobilier urbain. On est dans l’affirmation explicite du vivre ensemble car le mobilier urbain y concourt. On est loin de la logique : « ma » voiture, « mon » vélo, etc. mais dans une logique de service public. On court-circuite donc un certain nombre de débats relatifs à la demande de robots, à la question de faire entrer ou non un robot chez soi, etc. car on est dans le partage et ces objets sont au service de tous. Lors de la dernière édition du Festival Futur en Seine, nous avons présenté un mobilier urbain robotisé exprimant le théâtre de Marivaux : « le Jardin des Amours »2 . Ce projet, conçu par Florent Aziosmanoff, est développé conjointement par le Cube3 , le Strate Collège et le Criif4 . Le Jardin des Amours est composé d’un banc, d’un luminaire-parasol et d’une poubelle proposant bien sûr les services attendus (s’asseoir, obtenir de la lumière ou se protéger du soleil, jeter des déchets), mais aussi des services numériques (wifi, bluetooth…) et des services qu’on n’attend pas : ils peuvent vous prendre en photo, vous la proposer, vous inviter à jeter votre canette, etc. Ils évoluent librement, perçoivent leur environnement et leur entourage par des capteurs et sont capables de s’exprimer par des signaux lumineux et sonores et au travers de leurs déplacements, mouvements et vibrations. Ce mobilier peut donc en permanence se répartir dans l’espace de manière optimale, selon les besoins des usagers : se reposer dans un endroit calme à l’ombre, profiter au contraire de l’endroit le plus animé, avoir une conversation intime à deux, regrouper des bancs pour un groupe, etc. En prenant des initiatives, en anticipant des besoins, en se mettant en avant ou en restant en retrait, les mobiliers du Jardin des Amours créent des relations entre eux (parce qu’ils se reconnaissent) et avec les usagers. Les objets marivaudent car leurs comportements ont été construits en s’inspirant du théâtre de Marivaux où les relations humaines, et en particulier amoureuses, sont centrales. En d’autres termes, ils mettent en scène les relations humaines : séduction, complot, jalousie, pouvoir, rejet, etc., et « s’humanisent ». La relation avec eux peut se développer très facilement comme nous le constatons à chaque expérimentation. Et grâce à ce dispositif, nous reposons une question fondamentale : face à cet autre, qui suis-je ? Ce dispositif est une bonne illustration de votre question : l’espace public, parce qu’il est partagé, régulé, parce que les règles sociales y sont à l’œuvre, est un excellent terrain pour expérimenter des relations avec des objets intelligents. Bien sûr, cela sous-entend que la puissance publique soit garante de leurs comportements : il ne s’agit pas de faire peur aux personnes âgées ou de provoquer les enfants…

A quels risques nous exposent potentiellement ces objets intelligents ?

Ces objets perçoivent l’environnement et donc chacun d’entre nous : ils sont potentiellement les témoins permanents de nos vies ! Tout ce que je fais pourra donc être connu d’un réseau intelligent… Cela renvoie aux débats tout à fait légitimes sur la vidéosurveillance, les traces laissées sur internet, les technologies sans contact. Comment faire en sorte que la liberté, l’intimité et l’anonymat des individus soient respectés ? Comment veiller à ce que ces informations ne servent pas des intérêts mercantiles ou partisans. Cela représente un énorme travail pour le législateur qui doit jouer le rôle de régulateur. La technique peut aider à brider, limiter, par exemple en détruisant les informations après un certain temps, mais n’apportera pas de solutions suffisantes : la réponse est clairement politique. De notre rapport aux systèmes interactifs et aux règles que nous déciderons de mettre, ou de ne pas mettre, en place dépendra la forme de la société humaine.

Pourrons-nous, si nous le souhaitons, nous soustraire à ce réseau intelligent ?

Nous le pourrons, de la même manière que certains échappent à la voiture, vivent sans téléphones portables ou ordinateurs, etc. mais en acceptant peut-être d’être moins visible, moins performant, moins rapide… car notre époque et l’existence d’objets intelligents présupposent d’être relié, joignable, d’utiliser ces outils…

Déléguer certaines tâches à des objets intelligents n’est pas neutre. Ne risquons-nous pas de perdre certaines de nos capacités à long terme et d’en acquérir d’autres ?

C’est une question que l’on se pose à chaque nouvel objet technique ou presque. Elle est un peu vaine dans le sens où elle présupposerait qu’il existe une sorte d’optimum. Or, il n’y a pas de limites : peu importe ce que nous perdons ou gagnons, il s’agit d’une évolution. La réponse est nécessairement dans l’action. De nombreux indicateurs tels que le niveau de vie, le taux de mortalité, etc. montrent que notre évolution est favorable. Nous évoluons mais nous sommes toujours confrontés aux mêmes défis humains qu’il y a 4000 ans : comment vivre ensemble ? Réguler nos passions ? Accéder au bonheur ? La technologie nous aide à cela autant qu’elle nous Direction de la Prospective et du DialoguePublic 20 rue du lac – BP 3103 – 69399-LYON CEDEX 03 http://www.millenaire3.com/ complique la vie, et les robots seront là aussi pour cela.

Devez-vous votre vision des enjeux de la robotique de service à votre parcours professionnel très varié ? Informaticien de formation, vous avez travaillé plusieurs années dans l’intelligence artificielle, vous avez développé de nombreuses activités NTIC, vous dirigez aujourd’hui le département « systèmes et objets interactifs » de Strate Collège, une des premières écoles de design industriel française…

Si je m’intéresse à l’informatique, aux mathématiques et à l’intelligence artificielle, c’est parce que je crois en l’hypothèse suivante : l’être humain, sa conscience, tout cela est juste un phénomène émergent de la complexification de la matière. Nous n’avons pas d’âme, mais nous sommes le résultat d’un long processus complexe d’évolution. Nous sommes une forme de mécanique. Je pense que les robots sont, au-delà de l’intérêt de leurs usages, une manière de répondre à la question philosophique : d’où venons-nous ? Pourquoi sommes-nous là ? Ce qui peut tendre une recherche sur ces objets n’est pas seulement une approche utilitaire mais aussi une approche philosophique. Je fais partie de ceux qui pensent qu’un jour l’humanité sera capable de produire son égal. On n’aura rien résolu pour autant. On fait même cela depuis longtemps… et nous ne comprenons toujours pas nos enfants ! Mais quand l’intelligence artificielle sera réellement à la hauteur de l’intelligence biologique, cela voudra dire que nous sommes capables de produire nos égaux, d’expliquer l’émergence de la conscience, issue de la matière, et donc de tuer définitivement Dieu.

>>Télécharger le PDF ici

 

 

 

 

 

Nécessités et insuffisances numériques ou le Design maintenant !

En janvier 2017, à la demande de mon ami Nicoas BORGIS, directeur de la grande agence numérique EMAKINA, j’ai écrit cet article destiné à la revue interne de l’entreprise.

——-

En 9 ans, la vie de milliards d’êtres humains s’est vue totalement redéfinie dans ses rythmes, ses rites sociaux, ses pratiques professionnelles, ses consommations physiques et culturelles, ses mobilités, comme jamais dans l’histoire de l’humanité et en aussi peu de temps.

L’arrivée dans nos poches du Smartphone et de ses centaines de milliers d’application a imposé un paradigme dont nous ne nous séparerons plus, celui de la digitalisation de nos vies. Cet objet et les services qu’il porte sont devenus la condition de la possibilité de nos vies, et pire que cela, se confondent avec nos vies, tant ils en sont le réceptacle comme le spectacle.

Pas un instant que nous ne partagions avec lui, par lui et en lui. Une confusion et une intimité que nous n’avons connues avec aucun autre objet depuis que l’homme existe.

Cette confusion étant à l’œuvre, on mesure alors l’importance de la qualité de nos expériences de vie digitales, et conséquemment  de leur conception. Et c’est là, de fait, que nous pouvons constater que tout reste à faire, voire que l’on peut craindre le pire.

Qui est en effet en charge de cette conception ?

La réponse est trop souvent : « des ingénieurs et des informaticiens »…

Des ingénieurs et des informaticiens qui mettent en œuvre des approches apprises à l’école, celle de la conception réglée, linéaire, qui nous apprend que le monde se met en équation, et que concevoir c’est résoudre des équations.

Une approche qui part de l’objet à produire et d’enjeux internes essentiellement techniques et fonctionnels, et non de celui qui l’utilisera, de son imaginaire, de sa culture, de son environnement, de ses rituels et de ses pratiques.

Une approche qui ignore la nature systémique, parce qu’interconnectée, de nos expériences numériques.

Comment peut-ont aborder cette complexité et cette plasticité avec des approches, des méthodologies, des pratiques d’une autre époque, celle de l’industrie lourde, du temps long, du taylorisme ? Comment espérer toucher la sensibilité et l’intelligence des hommes du XXIème siècle en ignorant ce qu’ils sont, ce qu’ils font, ce qu’ils vivent ?

Comment espérer réussir sans faire du Design ?

Car tel est l’enjeu, majeur et stratégique, pour les entreprises ! Prendre le temps d’observer autant qu’anticiper les usages, les comportements et les désirs de leur seul « asset » : leurs clients… Qui sont plus que des clients, mais des êtres humains, de plus en plus éduqués, de plus en plus exigeants, et de plus en plus outillés pour étudier, sélectionner, éliminer, choisir. Comment les séduire, comment les retenir, comment les fidéliser, si ce n’est en les comblant, donc en les comprenant.

Pas d’autre solution alors que de faire du design, au sens du XXIème siècle, c’est à dire en portant autant d’attention  à la construction des questions qu’à leur réponse, en invoquant et articulant de nombreuses disciplines pour trianguler les désirs et les besoins (sciences humaines, marketing, ingénierie, techniques de représentations,…), en en animant tous les acteurs de manière créative, en se permettant de suivre toutes les pistes sans tabou, le tout en empathie totale pour tous ceux qui auront un rôle à jouer dans la proposition et la délivrance de l’expérience.

Pas d’autre solution que d’utiliser des designers !

Car ce sont eux les porteurs comme les garants de la démarche. Ce sont eux les moteurs méthodologiques et créatifs des équipes pluridisciplinaires qui concevront ces expériences. Ce sont eux que forment, patiemment et passionnément, tes écoles de design françaises et internationales.

Des « honnêtes hommes » contemporains, généreux et attentifs, talentueux et collectif, créateurs de valeur(s) durable(s), passeurs d’un monde numérique en quête de sens.

Ne vous passez pas d’eux.

La Révolution 3D est à venir !

Réalité augmentée, Réalité virtuelle, immersion… Ces termes deviennent non seulement quotidiens, mais surtout « grand public ». Des dispositifs hier très coûteux, confinés aux labos de recherche, sont maintenant disponibles pour quelques centaines d’euros. Les média s’extasient et les superlatifs succèdent aux superlatifs.

Ceux qui s’intéressaient à ces sujets depuis longtemps pourraient s’en réjouir, en voyant enfin leur vision devenir réalité. Ils peuvent aussi, et plus encore, s’inquiéter que cette vulgarisation ne soit aussi un affadissement de la promesse.

Pour étonnantes que soient ces technologies, il faut se garder de croire qu’elles suffisent en elles-mêmes pour produire de l’innovation. Il en va en effet de ces avancées comme de celle de l’impression 3D : combien d’écoles, combien d’agences, ont investi dans des imprimantes 3D, téléchargé des têtes de Yoda, puis imprimé ces objets, pour les réimprimer une deuxième fois et probablement pas une troisième, en s’apercevant qu’il fallait avant tout concevoir des objets, les modéliser, et les rendre imprimables.

Il en va de même avec les technologies d’immersion, comme avec toute technologie de rupture, où nous sommes souvent saisis d’ivresses numériques. Si ces technologies sont pleine de promesses, elles nous invitent surtout et plus que jamais à faire du design.

Faire du design, c’est à dire à faire de la 3D un espace de pensée, un espace de création, de conception, de simulation, de narration, et surtout un espace d’expérience. Plus qu’une technologie, la 3D est un paradigme qui nécessite d’être à la fois construit et habité par un nouveau type de professionnels: des designers d’expérience 3D.

La révolution 3D est donc encore à venir, et ce sera celle du design. Il s’agit là de concevoir PAR et POUR la 3D, en faisant de la 3D l’Alpha et l’Omega d’une démarche de conception, en en faisant à la fois le contexte de la conception et le contexte de l’expérience.

De plus en plus d’expériences humaines, privées ou publiques, sérieuses ou ludiques, personnelles ou professionnelles seront des expériences immersives, passives ou interactives. Et ce sont toutes les industries qui seront demandeuses ! Le Retail, la banque, l’assurance, la finance, l’industrie lourde, seront pourvoyeuses d’expériences immersives. Les analystes de big data, les chirurgiens comme le simple consommateur en seront les bénéficiaires.

Il faudra bien que des designers les imaginent, les conçoivent, les testent et les mettent en scène. Ces designers encore à former viendront de filières de modelage et de modélisation, ils sortiront d’écoles d’ingénieurs, d’école de design, mais aussi de l’univers du jeu vidéo.

Car s’il y a bien un univers qui préfigure la prédominance d’expériences 3D, quand il ne le prophétise pas, c’est bien celui du jeu vidéo. Combien de  jeunes passionnés rêvent d’intégrer le « monde merveilleux » du jeu vidéo, avec l’espoir de concevoir un jour un grand titre, dans un univers fascinant, une mise en scène spectaculaire, et une jouabilité parfaite ? Ils sont pléthores ! Et combien réaliseront ce rêve ? Très peu. Il y a là un réel gâchis de talent qui pourrait être évité en orientant ces enthousiasmes vers un métier d’avenir comme celui de designer d’expérience 3D.

Toute technologie a vocation à nous servir et plus encore à servir le projet humaniste de l’émancipation et du vivre ensemble. La 3D n’échappe pas à la règle, et il nous faut donc former les professionnels attentifs aux vies de leurs contemporains, qui sauront faire de la virtualité et de l’augmentation du réel, des leviers d’expérience et de développements humains, et non succomber à la myopie numérique.

>>Lire ici l’article sur le Huffington post

 

Après le « Deep Learning », le « Deep Leading » ?

In « Sciences du Design  » N°4 : Algorithmes – sous la direction de Remy BOURGANEL, Frédérique PAIN et Cléo COLLOMB

Il est absolument fascinant, pour un professionnel de très longue date du numérique (on appelait cela un informaticien, avant), de voir comment des pratiques, des objets, des sujets, des concepts et des mots, qui étaient hier l’apanage d’une toute petite minorité, sont devenus en moins de 15 ans totalement (grand) public.

C’est à coup sûr le signe d’une transformation numérique du monde, dans ses dimensions les plus quotidiennes et triviales, et donc d’une appropriation par le plus grand nombre, mais c’est aussi le symptôme d’une grande confusion culturelle.

Difficile en effet aujourd’hui de faire la différence entre les promesses des fictions hollywoodiennes, et de leurs réinterprétations rabougries des sciences et des avancées technologique et les réalités de nos avancées et de nos compréhensions. Impossible, pour le grand public et les média qui les informent, de prendre le temps et la distance nécessaire pour remettre en perspective, les avancées technologiques et leur répercussion philosophiques, culturelles et sociales.

C’est exactement ce qui se passe aujourd’hui avec le  concept et le mot « Algorithme », et depuis 1 an avec le concept et mot « I.A ».

Au cœur du tsunami numérique né de la rencontre de l’internet, du haut débit, des Smartphones, du Big Data, et des applis, le concept d’algorithme fascine, comme nouvelle frontière, nouvel Eldorado et nouveau danger à la fois. On y voit une force nouvelle, fascinante sinon inquiétante, et dont l’I.A. est le dernier et très puissant avatar.

Il y a là quelque chose de désespérant et de mystérieux à la fois à voir le simplisme s’allier à l’ignorance pour magnifier, sinon sublimer, ce qui relève en fait de la mécanique la plus banale.

Un bel exemple nous a été donné cette année avec l’histoire d’Alphago.

Au printemps 2016, cette intelligence artificielle développée par Google, a battu deux champions humains de Go, franchissant ainsi une frontière que beaucoup de spécialistes pensaient infranchissable. Sur la base de réseaux de neurones et d’un algorithme ancien connu sous le nom « Deep Learning », cette intelligence artificielle a été en mesure de maîtriser le jeu de stratégie le plus complexe jamais créé, où l’explosion combinatoire semblait interdire toute stratégie gagnante basée uniquement sur le calcul. Les joueurs de Go et les spécialistes prétendaient jusqu’à présent que seul un cerveau humain, sinon un esprit humain, pourrait avoir les qualités, l’intuition, la créativité pour jouer à un tel jeu, et plus que cela, pour gagner.

La victoire définitive d’AlphaGo a tué à jamais ce préjugé, et semble ouvrir une nouvelle boîte de Pandore : la créativité n’est plus l’exclusivité de l’humanité, et il n’y a donc pas un seul territoire humain qui ne puisse être investi et dominé par les machines et leurs âmes automatisées !

Si cela est vrai, nous sommes face à une question essentielle et existentielle : les machines vont elle également surpasser nos capacités à diriger ? Après le « Deep Learning », est-ce que le « Deep Leading » serait la prochaine étape ? Si oui, cela signifie que tous les projets humains – grands ou petits, industriels ou politiques – et donc nos destins individuels et collectifs, seront dirigés demain par des machines.

C’est une question très importante.

Nous vivons une époque où les promesses de l’automatisation et de la robotisation, rêvés par les auteurs de SF et les prospectivistes depuis le début du 20ème siècle, sont craints et désirés en même temps. Nous accédons au confort et à de nouveaux objets et services, alors que nous détruisons dans le même temps des emplois. Si cette situation schizophrène est le prix et la condition de la société de consommation, nous l’acceptons plus ou moins parce que nous considérons que le solde est globalement positif.

Avec le Deep Leading, ce ne sont pas nos capacités mécaniques que nous accepterions de laisser aux machines, mais bien notre capacité d’analyser, de créer et de prendre des décisions, i.e. de faire des projets (mieux, d’avoir des projets). Ce que nous abandonnerions, c’est notre nature même d’être humain. Cette possibilité est devant nous, que nous le voulions ou non, imposée par les machines elles-mêmes, comme dans le pire de nos cauchemars.

Jours étranges à l’évidence.

À une époque où le leadership a été identifié comme la qualité, le process, le comportement sur lequel il nous faut investir, en formant des leaders grâce  à une éducation réinventée et pour le bénéfice de tous, Alphago viendrait violemment nous dire que ce n’est plus un enjeu et que les machines vont prendre le relais.

Mais non.

Ceci est non seulement un fantasme, mais relève d’une ignorance totale de ce qu’est la nature humaine et l’histoire.

La définition même de l’humanité est que nous transformons nos connaissances en technologies, en outils, en théories, et ce de manière itérative, pour simplifier nos vies individuelles et collectives. Ils étendent notre corps et notre esprit, et ne nous rendent pas moins humains mais plus humains encore.

Les ordinateurs et leurs programmes, les robots et l’I.A. sont ces derniers outils, ces dernières technologies et théories qui, dotées d’une puissance incroyable, nous rendent plus humains, plus protégés, plus libres.

Ils nous aideront à relever le défi de la complexité, la frontière ultime de leadership dans un monde connecté. Non par la résolution de la complexité, ce qu’ils ne peuvent pas faire, mais en nous aidant à adresser et à résoudre la complexité. L’algorithme du deep learning est capable de traiter des situations répétitives et combinatoires plutôt que de la complexité. Affronter et jouer avec la complexité exige une capacité à représenter, et non pas à reconnaître, d’inventer et non pas de consolider, de penser, et non pas de calculer.

La bonne nouvelle est donc que NON, l’IA ne nous supplantera pas dans notre capacité à diriger, mais que OUI, l’IA y contribuera, comme les chiens contribuent à la chasse.

Comme toujours, la décision est entre nos mains.