Interview du Grand Lyon sur la robotique de service (2011)

Dominique Sciamma partage avec nous sa vision des robots de demain. De formes multiples, ils auront des comportements, contribueront à notre bien-être et développeront avec nous de véritables relations. En bref, Dominique Sciamma annonce un monde radicalement neuf où les objets sont susceptibles d’être nos égaux et où ces nouvelles relations appellent des nouvelles responsabilités pour les concepteurs, les dirigeants, les penseurs, les utilisateurs… Enfin, s’appuyant sur des projets d’étudiants du Strate College, il nous montre combien les designers savent se saisir de ces nouveaux enjeux et représentent des alliés indispensables de la robotique de service. Cette interview s’inscrit dans le cadre d’une large étude sur la robotique de service conduite par la Direction de la prospective du Grand Lyon et son réseau de veille.

Propos recueillis par Caroline Januel le 4 juillet 2011

La robotique de service : la rencontre de l’offre et des usages

Quelles tendances sociales favorisent ou favoriseront à l’avenir la diffusion des robots de services ? Existe-t-il une demande de robots ?

Je ne pense pas qu’il y ait une demande de robots. Le robot renvoie d’abord à l’imaginaire et je ne suis pas sur que les gens soient en demande de robots tels qu’ils les imaginent. Les œuvres de fiction l’illustrent bien, le robot n’y est pas l’ami de l’homme en général. Quand vous me dites robot, moi je pense plutôt à une chaise, une étagère, une poubelle, une lampe… à des objets qui ne sont pas vus en général comme des robots. Je n’oublie pas pour autant que ces objets permettent de m’asseoir et de travailler, de ranger mes livres et de les consulter, d’éclairer mon bureau ou la pièce entière… en bref, ce sont les usages des objets qui m’intéressent. Je crois davantage à une promesse robotique généralisée : les robots seront partout, là où on ne les attend pas, sous des formes que l’on n’imagine pas, assurant des services que l’on ne soupçonne pas. Une chaise par exemple détectera mon humeur et sera susceptible de délivrer ma musique préférée au bon moment, celle que je n’arrête pas d’écouter sur deezer. Mon étagère me rappellera que j’ai acheté ce livre depuis un moment et que je n’ai pas encore pris le temps de le consulter en me projetant un extrait du texte sur le mur de mon bureau, etc.

Quelle est votre définition d’un robot ?

Pour moi, un robot est un objet qui perçoit son environnement, qui en a une représentation, qui en tire de l’information, et sur la base de cette information, prend des décisions et met en œuvre des actions. Ma machine à pain n’est donc pas un robot.

Les 1ères études sur les portables dans les années 1990 montraient que les personnes n’en exprimaient pas le besoin, ni même l’envie. Quels usages pourraient conduire les robots à être aussi présents dans nos vies que les téléphones portables aujourd’hui ?

On a envie d’être bien, on a envie que les objets qui nous entourent soient porteurs de services, aient des comportements adaptés, qu’ils nous apportent attention et confort. Contrairement aux concepteurs et promoteurs du robot humanoïde, je suis convaincu que l’éducation à la robotique se fera à partir des objets du quotidien. C’est pourquoi on les appelle des « robjets » au sein de Strate Collège. C’est par ce biais-là que les usages vont s’imposer et que l’on va trouver normal d’avoir chez soi de tels objets. Ils nous apporteront du confort, des services, de la facilité, de l’adéquation. Bien sur, ces besoins seront induits par la technologie et l’acculturation. Comme cela s’est passé pour les TIC, nos envies vont croître au rythme de notre éducation. Au sein de Strate Collège, nous formons des futurs designers d’objets intelligents parce que nous pensons qu’il y aura une demande non pas de robots, mais d’usages intelligents, voire magiques parce que adéquats, ici et maintenant, là où j’en ai besoin. Il peut s’agir d’un banc public, d’une voiture, d’une chaise, d’une route, d’une poubelle, d’un réverbère… Il y aura une forme de continuité avec les usages existants, mais avec cette dimension magique en plus que vient apporter la robotique.

Quels leviers peuvent favoriser la diffusion de la robotique de service ?

Pour moi, le principal levier pour la diffusion de la robotique de service est et sera les objets du quotidien. Je ne crois pas vraiment à l’effet levier de l’appropriation, de la personnalisation, ou encore de la co-conception. L’enjeu n’est pas là. Je ne suis pas sur que choisir telle ou telle application pour son smartphone soit si déterminant que cela : il s’agit juste de choix d’appropriation. Je le taille à ma mesure, à mes besoins. Si je m’intéresse à la bourse, je choisis des applications permettant de suivre les cours de la bourse, la presse financière, etc. Je m’approprie mon téléphone et il me ressemble. Si je personnalise mon téléphone, je pense l’objet comme une extension de moi-même, je m’exprime à travers lui… ce n’est pas non plus ce qui se joue avec un robot. Enfin, la co-conception n’a pour moi strictement aucun enjeu. Cela n’a pas d’intérêt parce qu’un robot n’est pas un ordinateur ou un objet : le robot implique une relation.

C’est la relation qui s’instaurera entre l’homme et le robot qui déterminera son acceptation ?

Depuis toujours, l’homme est en interaction avec les objets pour des raisons fonctionnelles essentiellement. Il s’agit d’une relation de contrôle, de commande : j’appuie sur un bouton ou je l’actionne et il me délivre une fonction. Les objets « numériques » d’aujourd’hui n’échappent pas à cette réalité, et les interfaces représentent les formes les plus sophistiquées de ces contrôles. Les objets intelligents captent activement les informations relatives à leur environnement (physique, humain et autres objets), mais ils adoptent des comportements en fonction de ces informations : adaptation à l’utilisateur et à l’environnement. Plus que des fonctionnalités, les objets qui nous entourent vont désormais avoir des comportements. Le fait que ces objets soient caractérisés par leurs comportements, et non plus par leurs fonctionnalités va changer la nature du rapport entretenu avec les hommes. L’objet intelligent ou robot n’est plus un outil qu’on pilote, mais un acteur qui s’intéresse à nous, et cherche à délivrer ses services sans que nous ayons à lui demander. Nous allons donc entrer en relation avec ces objets. Pourquoi ? Parce ce qu’ils font attention à nous, nous prennent en compte et agissent sans nous consulter. Que les objets fassent attention à nous va tout changer car la relation va se symétriser. C’est de la qualité de cette relation-là que va dépendre l’acceptation de ces objets si singuliers. Dans la mesure où je les sens amicaux, attentifs à moi et à mon bien-être, je ne vais sans doute plus pouvoir m’en passer comme je ne peux plus me passer de mon smartphone (alors qu’il n’en fait pas autant pour moi). Comment ne pas aimer un objet participant activement à votre bien-être.

Quels sont les principaux freins à la diffusion des robots de service ?

Le 1er frein serait que le robot soit mal conçu. Il y a un enjeu de design énorme parce qu’il s’agit d’objets jamais vus et inattendus, qui s’investissent dans une relation. Il faut que cette relation soit bonne : je ne dois pas craindre ma poubelle, le banc public, ma lampe, etc. Il va donc falloir inventer un nouveau métier : des designers d’objets interactifs attentifs à la construction de cette relation. Et cela peut complètement échouer : un robot cubique métalliques aux arêtes saillantes ne sera pas considéré comme sympathique a priori, un robot humanoïde parfait n’est peut-être pas la meilleure forme pour un robot destiné à des humains car il peut mettre mal à l’aise. Il faut sortir des sentiers battus quant à la formalisation de ces objets et de l’imaginaire qui y est attaché. Se tourner vers des objets softs car il s’agit d’objets du quotidien : les formes et les matières contribueront à en faire des objets doux. Ensuite, vouloir aller trop vite pourrait constituer un frein à la diffusion de la robotique de service : brutaliser l’usager en confondant sa volonté de concepteur et de geek et celle de l’usager. Le risque est de penser que parce que l’on travaille sur des objets enthousiasmants, tout le monde partage notre enthousiasme… ce n’est pas le cas ! Un autre risque est la « gadgétisation » c’est-à-dire inventer des objets emblématiques mais inutiles et oublier la démarche du designer qui est d’observer, d’interroger, de tester… Nous devons enfin nous méfier de notre imaginaire. L’imaginaire associée aux robots est très riche et ancien. Il est né, dans sa dimension technologique avec les automates il y a deux siècles, il est alimenté et stimulé par les robots de fiction, etc. Cette mythologie est encore très forte, il faudra peut-être s’en séparer un peu, pour revenir à quelque chose d’anodin, et non anecdotique, grâce aux objets du quotidien. Ces objets favoriseront l’habituation : nous nous habituerons à ce qu’ils prennent des initiatives, cela ne sera plus exceptionnel et n’occasionnera plus de réaction d’étonnement, d’enthousiasme ou de rejet de notre part.

Robots, objets intelligents, objets interactifs… de nouvelles relations et de nouvelles responsabilités

Les robots sont-ils si singuliers ? S’agit-il d’une révolution ou d’une évolution qui s’inscrit déjà dans l’histoire ?

Il n’y aura pas de rupture, il s’agit plus d’une évolution douce. Nous pouvons comparer à ce qu’il s’est passé avec l’informatique. A la fin des années 1970, l’informatique des grands systèmes est née avec des machines et des programmes conçus par des informaticiens et des électroniciens pour d’autres informaticiens et électroniciens. Avec l’invention du PC en 1981 (la machine d’IBM), ce marché s’est complètement transformé puisqu’il s’est ouvert à plusieurs millions de personnes, qui n’étaient pas des informaticiens, mais des comptables, des commerçants, des enfants, etc. Les PC sont devenus peu à peu des objets du quotidien dans les années 1990 : c’est une évolution fantastique qui s’est étalée sur une vingtaine d’années. L’arrivée d’internet, à partir de 1995 en France, a accentué un peu plus ce phénomène. Cela se passera probablement comme cela pour les robots : le « PC de la robotique », le 1er robot, le robot emblématique, « l’Adam » des robots trouvera sa place dans nos maisons et rien ne sera plus comme avant. Ce robot sera peut-être une chaise, un jouet ou un autre objet, je l’ignore, mais je ne pense pas qu’il sera un robot humanoïde.

On a parfois le sentiment que la technologie et les usages vont plus vite que le cadre légal ou le débat éthique… N’y a-t-il pas urgence à réfléchir collectivement à la question : souhaitons-nous vivre avec des robots et en lien permanent avec un réseau intelligent ?

C’est évident, mais cela dépend aussi des pays. Certains se sont saisis du problème comme la Corée par exemple qui réfléchit au cadre légal, aux droits des utilisateurs et des robots. La France est un pays assez rétrograde dans son rapport à la technologie et manque d’anticipation en général. Sur cet aspect-là, je suis assez pessimiste sur les capacités de notre pays à comprendre ce qu’il se passe au niveau des nouvelles technologies. Je me félicite que le Grand Lyon s’intéresse à ce sujet et fasse cet effort là. Le e-G8, consacré aux enjeux d’Internet, a eu lieu en mai 2011 : on peut bien-sûr se réjouir que les plus grandes puissances économiques se saisissent de ces enjeux, mais le font-elles bien ? N’est-ce pas un peu tard ? Quelles en sont les conclusions ou les répercussions sur la déclaration finale du G8 ? Elles paraissent bien minces. Quant à la robotique, il faut s’en saisir dès maintenant, avec humilité, curiosité et une forme d’iconoclasme. Il faut être fou pour rêver des usages, cela ne peut pas être pensé en continuité de ce qui existe car sinon, on risque de faire comme les cinéastes de science-fiction des années 1950 qui pensaient les ordinateurs du 21e siècle avec des cartes perforées. Il va falloir être très créatif. Et en général, les gens qui nous gouvernent ne le sont pas. C’est pourquoi il faut interpeller les instances de gouvernance et de régulation, faire du lobbying, créer des syndicats comme Syrobo1 , communiquer, éduquer, démontrer par l’affluence comme l’a fait le salon Inno-Robo en mars dernier à Lyon… il faut aussi travailler en direction de la population : la faire rêver, parce qu’il y a une part de magie dans ces objets, et la faire réfléchir, parce que ces objets appellent de nouvelles responsabilités.

Quelles sont ces nouvelles responsabilités suscitées par les robots ?

Il y a tout d’abord la responsabilité du concepteur : celui-ci conçoit un objet qui va prendre des initiatives, apprendre et qui sera donc susceptible de se tromper. Et il ne s’agit pas d’un seul objet mais d’un objet inter-connecté à d’autres : ce n’est pas juste un robot mais un élément d’un réseau. Les robots auront des comportements unitaires mais également combinatoires et systémiques. Le concepteur sera incapable de tout envisager et de tout maîtriser. Nous devons donc être transparents face aux risques possibles. Il y a aussi la responsabilité de chacun face à la prolifération possible des robots dans notre société du gaspillage et du futile. Trop d’objets est un problème mais imaginez trop d’objets qui prennent des initiatives… Ils constitueront un réseau d’objets complexes (aussi nombreux que nous) donc peu maîtrisables. Ceci est un très beau sujet de réflexion pour les designers, les sociologues, les philosophes, les politiques… Nous essayons dans notre école de réfléchir à ces enjeux. Les concepteurs et promoteurs de la robotique doivent répondre à l’enjeu d’éducation du public, via des expérimentations, des expositions, des documentaires, des jeux, etc. Mais il faut aussi qu’ils dialoguent avec les hommes politiques, les sociologues et les philosophes pour répondre à l’enjeu du vivre ensemble qui est complètement modifié par ces objets qui rentrent en relation avec nous.

L’espace public n’est-il pas le terrain d’expérimentation idéal pour les « robjets » ?

L’espace public est un espace fantastique pour cela car il contient des objets qui appartiennent à tout le monde : le mobilier urbain. On est dans l’affirmation explicite du vivre ensemble car le mobilier urbain y concourt. On est loin de la logique : « ma » voiture, « mon » vélo, etc. mais dans une logique de service public. On court-circuite donc un certain nombre de débats relatifs à la demande de robots, à la question de faire entrer ou non un robot chez soi, etc. car on est dans le partage et ces objets sont au service de tous. Lors de la dernière édition du Festival Futur en Seine, nous avons présenté un mobilier urbain robotisé exprimant le théâtre de Marivaux : « le Jardin des Amours »2 . Ce projet, conçu par Florent Aziosmanoff, est développé conjointement par le Cube3 , le Strate Collège et le Criif4 . Le Jardin des Amours est composé d’un banc, d’un luminaire-parasol et d’une poubelle proposant bien sûr les services attendus (s’asseoir, obtenir de la lumière ou se protéger du soleil, jeter des déchets), mais aussi des services numériques (wifi, bluetooth…) et des services qu’on n’attend pas : ils peuvent vous prendre en photo, vous la proposer, vous inviter à jeter votre canette, etc. Ils évoluent librement, perçoivent leur environnement et leur entourage par des capteurs et sont capables de s’exprimer par des signaux lumineux et sonores et au travers de leurs déplacements, mouvements et vibrations. Ce mobilier peut donc en permanence se répartir dans l’espace de manière optimale, selon les besoins des usagers : se reposer dans un endroit calme à l’ombre, profiter au contraire de l’endroit le plus animé, avoir une conversation intime à deux, regrouper des bancs pour un groupe, etc. En prenant des initiatives, en anticipant des besoins, en se mettant en avant ou en restant en retrait, les mobiliers du Jardin des Amours créent des relations entre eux (parce qu’ils se reconnaissent) et avec les usagers. Les objets marivaudent car leurs comportements ont été construits en s’inspirant du théâtre de Marivaux où les relations humaines, et en particulier amoureuses, sont centrales. En d’autres termes, ils mettent en scène les relations humaines : séduction, complot, jalousie, pouvoir, rejet, etc., et « s’humanisent ». La relation avec eux peut se développer très facilement comme nous le constatons à chaque expérimentation. Et grâce à ce dispositif, nous reposons une question fondamentale : face à cet autre, qui suis-je ? Ce dispositif est une bonne illustration de votre question : l’espace public, parce qu’il est partagé, régulé, parce que les règles sociales y sont à l’œuvre, est un excellent terrain pour expérimenter des relations avec des objets intelligents. Bien sûr, cela sous-entend que la puissance publique soit garante de leurs comportements : il ne s’agit pas de faire peur aux personnes âgées ou de provoquer les enfants…

A quels risques nous exposent potentiellement ces objets intelligents ?

Ces objets perçoivent l’environnement et donc chacun d’entre nous : ils sont potentiellement les témoins permanents de nos vies ! Tout ce que je fais pourra donc être connu d’un réseau intelligent… Cela renvoie aux débats tout à fait légitimes sur la vidéosurveillance, les traces laissées sur internet, les technologies sans contact. Comment faire en sorte que la liberté, l’intimité et l’anonymat des individus soient respectés ? Comment veiller à ce que ces informations ne servent pas des intérêts mercantiles ou partisans. Cela représente un énorme travail pour le législateur qui doit jouer le rôle de régulateur. La technique peut aider à brider, limiter, par exemple en détruisant les informations après un certain temps, mais n’apportera pas de solutions suffisantes : la réponse est clairement politique. De notre rapport aux systèmes interactifs et aux règles que nous déciderons de mettre, ou de ne pas mettre, en place dépendra la forme de la société humaine.

Pourrons-nous, si nous le souhaitons, nous soustraire à ce réseau intelligent ?

Nous le pourrons, de la même manière que certains échappent à la voiture, vivent sans téléphones portables ou ordinateurs, etc. mais en acceptant peut-être d’être moins visible, moins performant, moins rapide… car notre époque et l’existence d’objets intelligents présupposent d’être relié, joignable, d’utiliser ces outils…

Déléguer certaines tâches à des objets intelligents n’est pas neutre. Ne risquons-nous pas de perdre certaines de nos capacités à long terme et d’en acquérir d’autres ?

C’est une question que l’on se pose à chaque nouvel objet technique ou presque. Elle est un peu vaine dans le sens où elle présupposerait qu’il existe une sorte d’optimum. Or, il n’y a pas de limites : peu importe ce que nous perdons ou gagnons, il s’agit d’une évolution. La réponse est nécessairement dans l’action. De nombreux indicateurs tels que le niveau de vie, le taux de mortalité, etc. montrent que notre évolution est favorable. Nous évoluons mais nous sommes toujours confrontés aux mêmes défis humains qu’il y a 4000 ans : comment vivre ensemble ? Réguler nos passions ? Accéder au bonheur ? La technologie nous aide à cela autant qu’elle nous Direction de la Prospective et du DialoguePublic 20 rue du lac – BP 3103 – 69399-LYON CEDEX 03 http://www.millenaire3.com/ complique la vie, et les robots seront là aussi pour cela.

Devez-vous votre vision des enjeux de la robotique de service à votre parcours professionnel très varié ? Informaticien de formation, vous avez travaillé plusieurs années dans l’intelligence artificielle, vous avez développé de nombreuses activités NTIC, vous dirigez aujourd’hui le département « systèmes et objets interactifs » de Strate Collège, une des premières écoles de design industriel française…

Si je m’intéresse à l’informatique, aux mathématiques et à l’intelligence artificielle, c’est parce que je crois en l’hypothèse suivante : l’être humain, sa conscience, tout cela est juste un phénomène émergent de la complexification de la matière. Nous n’avons pas d’âme, mais nous sommes le résultat d’un long processus complexe d’évolution. Nous sommes une forme de mécanique. Je pense que les robots sont, au-delà de l’intérêt de leurs usages, une manière de répondre à la question philosophique : d’où venons-nous ? Pourquoi sommes-nous là ? Ce qui peut tendre une recherche sur ces objets n’est pas seulement une approche utilitaire mais aussi une approche philosophique. Je fais partie de ceux qui pensent qu’un jour l’humanité sera capable de produire son égal. On n’aura rien résolu pour autant. On fait même cela depuis longtemps… et nous ne comprenons toujours pas nos enfants ! Mais quand l’intelligence artificielle sera réellement à la hauteur de l’intelligence biologique, cela voudra dire que nous sommes capables de produire nos égaux, d’expliquer l’émergence de la conscience, issue de la matière, et donc de tuer définitivement Dieu.

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Pas d’IA sans Design ! – Interview dans Design Fax

En Juillet 2017, Patrick Albert et Nathanael Ackerman lancent le HUB France Intelligence Artificielle, et me demande d’en devenir un des 100 membres fondateurs.
Il s’agit d’animer et d’élargir  la communauté de l’IA et pour ce qui me concerne, d’animer avec Jean-Louis FRECHIN le groupe de travail sur Design et IA.
Nous écrivons à cette occasion une note à destination de la toute récente Mission Villani, chargée de travailler sur une politique de l’IA en France et en Europe, note intitulée : » Pas d’IA sans Design ! ».

en Avril 2018, je suis interviewé par Design Fax, la lettre professionnelle de la communauté du design à ce sujet.

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Dominique Sciamma, directeur de Strate École de design, pratique l’intelligence artificielle (IA) depuis de nombreuses années. Mathématicien de formation puis informaticien, il travaillait déjà dans les années quatrevingt comme chercheur sur une nouvelle manière de programmer, basée sur la logique et la contrainte, avant de s’orienter vers le multimédia puis vers le numérique.

À Strate, il a très vite donné des cours sur l’intelligence artificielle. Et créé, en 2007, le département « Systèmes et objets interactifs » anticipant l’arrivée de l’IA dans les objets. « En 2008, j’ai lancé le terme de Robjets, contraction de robot et d’objet, raconte-t-il. En revanche, je n’ai pas pu utiliser le terme d’objet intelligent. Mes camarades pensaient que, du coup, les autres feraient forcément des objets… idiots« .

Membre de l’Association française d’intelligence artificielle, il propose en vain un colloque sur le sujet en 2011 à Futur en Seine. « C’était l’époque du big data. L’intelligence artificielle n’intéressait personne », se souvient- il. Aujourd’hui, elle est partout.

Enjeu politique et économique, l’IA a fait l’objet d’un rapport confié par le gouvernement français au mathématicien et député Cédric Villani. Et Dominique Sciamma a rejoint une nouvelle structure, le Hub France Intelligence artificielle, dont l’objectif est d’animer l’écosystème de l’intelligence artificielle française et européenne. Interview.

L’intelligence artificielle, tout le monde en parle aujourd’hui. Pour quelles raisons ?

Dominique Sciamma. Le sujet a refait surface avec la quantité de données disponibles et l’appétit des GAFA pour explorer de nouveaux marchés. Quand Google construit sa voiture autonome, quand il mise, pour son moteur de recherche, sur la reconnaissance d’image, il investit lourdement dans l’intelligence artificielle. La puissance des machines a également changé la donne. Tout comme le cloud qui offre la possibilité de calculs infinis sans avoir à investir dans des fermes de données. Or, c’est typiquement ce dont les objets connectés ont besoin.

La victoire, en 2016, d’un programme de Google sur le meilleur joueur mondial de go marque-t-elle selon vous un tournant ?

D.S. Tout le monde pensait que cela n’arriverait pas avant longtemps. Et, tout d’un coup, une frontière a été franchie. Nous assistons à une montée exponentielle des promesses mais aussi des réalisations liées à l’intelligence artificielle.

Le terme soulève beaucoup de fantasmes, voir d’incompréhensions. Quelle définition en donner ?

D.S. On peut en donner deux. C’est tout d’abord un système informatique qui cherche à reproduire les performances de l’être humain. Ce que font les machines depuis longtemps, dans les usines par exemple. Sauf que ce système s’attaque aujourd’hui à de nouveaux territoires : ceux de la connaissance et de l’expertise. L’autre définition correspond à une autre école de recherche et de développement. Elle a été baptisée IA forte. Il ne s’agit pas de reproduire les performances de l’humain, mais son fonctionnement en tentant de faire penser des machines, voire de les rendre conscientes. C’est la première approche qui a aujourd’hui le haut du pavé parce que c’est elle qui intéresse les entreprises, les administrations et les créateurs de valeur en quête de plus de rapidité et d’efficacité. Et c’est elle qui a motivé le rapport du mathématicien Villani.

Que pensez-vous de ce rapport ?

D.S. L’intelligence artificielle est devenue, tout d’un coup, un enjeu stratégique. Le gouvernement s’est rendu compte que les Chinois er les Américains investissaient fortement sur le sujet. Une sorte de panique s’en est suivie. Et s’il était en train de louper le coche de ce nouvel outil de création de valeur ?

C’est bien un sujet politique et économique majeur ?

D.S. Politique, industriel et économique même si la dimension française, nationale, est inopérante. C’est très bien que la France se mobilise, que des intelligences se mettent en mouvement, que des plans se définissent, que de l’argent soit débloqué, mais seule une approche européenne permettra de rivaliser avec les Chinois et les Américains. L’ambition, c’est d’être européen.

L’approche européenne peut-elle être spécifique ?

D.S. Nos choix en la matière ne sont pas anodins. Ils vont déterminer la société dans laquelle nous vivrons. Dans quelle mesure, va-t-elle protéger nos libertés, nos données, notre vie privée ? Les réponses vont varier. En Chine, personne ne va moufter si l’État chinois décide de généraliser la reconnaissance faciale. Ce qui est déjà à l’oeuvre. L’Europe peut se distinguer avec un fin équilibre entre libre entreprise, régulation, libertés individuelles et responsabilités collectives.

Quelle est selon vous la mesure la plus importante du rapport Villani ?

D.S. Celle qui m’intéresse le plus concerne la volonté de miser sur l’interdisciplinarité. Associer des profils différents me semble toujours très pertinents, d’autant plus lorsqu’il s’agit d’intelligence artificielle. Si l’on veut à la fois produire du savoir, mais surtout le transformer en valeur, c’est-à-dire, en produit ou en service, il faut que les expertises et les disciplines s’articulent dans des lieux où les gens collaborent, que cette approche touche la recherche, l’industrie ou l’académie. Le rapport se contente de lancer des pistes. Or nous avons un projet qui va dans ce sens : la création d’un centre interdisciplinaire qui mêlerait entreprises, incubation et chercheurs sur le territoire du grand Paris Seine Ouest. Ce projet donnerait toute sa place au design, mais je ne peux, à ce stade, en dire plus.

Que manque-t-il le plus, selon vous, dans ce rapport ?

D.S. Le design justement. Ce gouvernement est plutôt bienveillant vis-à-vis du secteur. Mounir Mahjoubi, secrétaire d’État en charge du numérique, connaît bien nos écoles. Il a compris la puissance du design, mais il ne va pas assez loin. Le rapport Villani aurait pu y faire plus spécifiquement référence.

En quoi le design est-il selon vous indissociable de l’intelligence artificielle ?

D.S. Pas d’intelligence artificielle sans design. C’est le titre d’une note que co-écrite avec Jean-Louis Fréchin car nous faisons tous deux partis d’une nouvelle structure créée en juillet 2017 : le Hub Intelligence artificielle France. Cette association a pour objectif d’animer l’écosystème de l’intelligence artificielle française et européenne, de fédérer les énergies et les initiatives, d’animer des groupes de travail et d’être l’interlocuteur de l’État et des collectivités territoriales.

Concrètement, que comptez-vous faire ?

D.S. Nous commençons juste à porter le sujet du design au sein du Hub. Nous allons en appeler aux professionnels du secteur, ceux qui sont productifs sur le sujet ou ceux qui ne le sont pas ; ceux qui veulent en savoir plus et souhaitent profiter d’un groupe pour se cultiver. L’intelligence artificielle peut faire beaucoup pour le design, mais le contraire est vrai. D’un côté, elle va accroître la performance des outils informatiques de conception et de modélisation utilisés par les designers. Et, de l’autre, elle aura besoin du designer pour être utilisée de manière optimale et pertinente, car c’est lui qui s’intéresse à l’expérience utilisateur. Les questions à se poser sont nombreuses : comment l’intelligence artificielle va-t-elle se mettre au service de l’usage ? Comment peut-elle se rendre aimable et être acceptée dans ses prises de décision par celui qui est supposé en bénéficier ?

À quel titre ? Sur quelle base ? Un exemple ?

D.S. Prenez les robots sociaux conçus pour aider les personnes âgées ou handicapées. Quelle vont être leur taille, leur matière, leur expressivité ? Vont-ils se déplacer, parler ? Doivent-ils être plus grands que les hommes, c’est-à-dire les dominer ? Doivent-ils ressembler à un humain ? Sur tous ces sujets, le rôle du designer est primordial. Pour que l’intelligence artificielle entre dans nos vies, qu’elle soit acceptée, utilisée, il va falloir travailler sur l’acceptabilité, l’ergonomie, les facilités d’usage. Des aspects qui sont du ressort des designers alors que les ingénieurs restent focalisés sur la technologie. Syndrome typiquement français de l’ingénieur qui pense que si l’algorithme fonctionne, le produit va fonctionner. Sauf que le produit, ce n’est pas l’intelligence artificielle, le produit, c’est l’expérience. Et l’expérience du produit, c’est le designer qui va la définir, l’optimiser et lui donner du sens.

Toutes les écoles de design sont-elles au fait du sujet ?

D.S. Toutes ont un jour ou l’autre planché sur ces enjeux, parfois sans le savoir, ou sans les nommer, parce qu’elles traitent de sujets prospectifs. Imaginez la maison de demain et vous toucherez forcément à de l’intelligence artificielle. Maintenant, à l’heure où l’on a mis un nom sur ces technologies, il faut pouvoir s’en saisir de manière explicite. À Strate, je donne des cours sur l’intelligence artificielle depuis plusieurs années déjà.

Les objets connectés n’ont pas vraiment décollé. Peut-on envisager le même flop pour l’intelligence artificielle ?

D.S. Les objets connectés ont peu décollé parce que paradoxalement, ils étaient peu connectés à nos usages ! Pour l’IA, cela pourrait être un flop si l’on se focalisait uniquement sur la technologie. Mais les enjeux sont tellement forts – en particulier politiques – que l’on peut espérer une longue période d’investissements et de développement.

Un cauchemar ou un vrai plus ?

D.S. Cela peut-être l’un comme l’autre. Mais si l’on pense à la réussite de l’expérience vécue avec l’objet, au respect de l’utilisateur, au bénéficiaire, cela sera un vrai plus. Au final, c’est le designer qui créera les conditions éthiques, justes et pertinentes de ces objets. Ce qui rend son rôle d’autant plus important.