Nouveaux réseaux, nouveaux pouvoirs : pour une Démocratie Renouvelée

Contribution thématique de : Dominique Sciamma (Cergy Pontoise), Laurent Cervoni (Mont Saint Aignan), Astrid Panosyan (Déléguée Nationale) pour le Congrès du Parti Socialiste du Mans (2005)

Plus que jamais, le Parti Socialiste fait aujourd’hui le diagnostic d’une société dangereusement divisée, douloureusement morcelée, profondément inégalitaire. Le délitement est général : crise politique et institutionnelle, crise économique, crise sociale. Jamais depuis la chute du Mur, la gauche n’a pourtant été capable d’articuler un projet à la hauteur du défi que le libéralisme le plus sauvage se targue de relever naturellement. Le 21 avril 2002, puis le 29 mai 2005 sont les derniers symptômes les plus cruels du déphasage croissant entre les Partis Politiques et les citoyens. Désyndicalisation, communautarisme, repli identitaire, tout montre que le tissu social se défait.

A l’origine du hiatus

Dialogue social en panne, chômage structurel, rejet des élites, méfiance à l’égard des élus, tentation de repli sur soi, balancier électoral systématique, incapacité à penser la mondialisation : la société française est aujourd’hui malade. Et c’est la démocratie qui risque de succomber.

Depuis bientôt 25 ans la Gauche se trouve confrontée, aux mêmes questions et aux mêmes problèmes qui ont régulièrement reçu les mêmes réponses, et qui ont généralement échoué, qu’elles aient été proposées à gauche, ou à droite, par des élites formatées et finalement assez homogènes.

Il est donc probable que la majeure partie des problèmes posés à la France est de nature structurelle, mieux même de nature systémique. Car ce n’est pas l’organisation du système qui engendre tel ou tel problème, mais bien le système lui-même.

La mission du parti politique dont la devise a longtemps été de « Changer la Vie » est bien de ne pas se contenter du système en place, et de lui en substituer un autre, plus juste, plus efficace, plus solidaire, en mettant en lumière les insuffisances et les incohérences du système en place.

De façon synthétique, le mal qui ronge la société française, et au-delà, l’ensemble des sociétés développées, trouve son origine dans le hiatus grandissant entre l’organisation sous-jacente réelle de ces sociétés et l’organisation des pouvoirs qui visent à la piloter. Les structures, les pratiques et outils, et les profils de la plupart des élus sont formatés pour un monde qui a disparu : peu complexe, fermé, peu éduqué, fortement hiérarchisé, lourdement industriel, doté d’une importante inertie. Ils ne sont pas adaptés au monde qui s’avance : très complexe, très ouvert, très éduqué, basé sur la conception, volatile et changeant en permanence.

De la pyramide au réseau

L’évolution des sociétés humaines, en particulier dans sa dimension économique et organisationnelle, est déterminée par la genèse, la croissance, et le blocage de « systèmes ». Le passage d’un système à un autre est toujours caractérisé par une crise. La plupart du temps, la crise est surmontée en réinventant un nouveau système. C’est toujours par un saut qualitatif que l’on passe d’un paradigme à un autre. A chaque étape, les productions sont de plus en plus immatérielles, et leur valeur ajoutée de plus en plus grande.

A chacune des étapes du développement des sociétés humaines, celles-ci se sont dotées d’organisation, tant politiques qu’économiques en rapport direct avec la nature des productions, et de la qualité des savoirs des humains impliqués dans ces productions.

On pourrait facilement segmenter ces organisations en 3 familles :

  1. La pyramide : Le système est dirigé par « les Anciens » : possesseurs d’un savoir très peu partagé, un Roi-Arbitre et quelques barons pilotent le système. L’énergie est consommée dans la négociation interne au système. Ceci est d’autant plus facile que les sujets (qu’ils soient salariés, fonctionnaires, ou simple citoyens) sont à la fois peu formés, peu compétents,et conséquemment assez disciplinés, dévoués, fidèles, pour ne pas dire dociles. Le savoir et les compétences personnels sont peu importants, et peu promus puisqu’ils ne sont pas nécessaire pour faire fonctionner le système. Système pyramidal par excellence, il fut typiquement le système à l’œuvre dans le cadre des deux révolutions industrielles, mais il est encore malheureusement opérationnel dans de nombreuses organisations humaines : entreprises, services publics, et les partis politiques eux-mêmes.
  2. L’arbre : Plus rationnelle, l’organisation est divisée en « centre de résultats », chacun doté d’objectifs, de décideurs autonomes, et d’outils de pilotages appropriés. La décentralisation des responsabilités en est une des règles fondatrices, qui induit une organisation arborescente. Les savoirs et savoirs faire sont regroupés dans ces unités autonomes. Si les compétences requises par les acteurs de ce type d’organisation sont plus importantes, ils n’en restent pas moins interchangeables. Plus performante, plus transparente, plus souple, cette organisation est appliquée dans beaucoup d’entreprises, et est à la base de toutes les réformes de décentralisations (heureuses ou malheureuses) tentées en France depuis 1981.
  3. Le réseau : « Dernier cri » en matière d’organisation, l’organisation en réseau est basée sur l’idée que chaque « projet », quelle qu’en soit sa nature, nécessite une organisation propre, qui n’existe que le temps du projet et disparaît ensuite. Presque organique, vivante, ce type d’organisation est basé sur la mise en relation de « processus ». Chaque processus peut être décrit en termes de production et de consommation. Il n’y a plus de hiérarchie dans ce type d’organisation, plus de centre, plus de périphérie. Constituée de processus à la fois autonomes et interdépendants (ce qui est produit par l’un est attendu par l‘autre), une organisation en réseau nécessite une transparence totale, ainsi que des outils de communication et de mesure performants. Les acteurs impliqués dans cette organisation sont par définition autonomes, responsables, fortement éduqués. Leur capacité d’initiative est plus qu’encouragée, elle est nécessaire. Ce modèle doit définir la vision du Parti Socialiste pour la France et pour l’Europe.

nouveaux-reseaux-nouveaux-pouvoirs-1

La France Pyramidale

Il est aisé de voir dans quel modèle la France se trouve aujourd’hui coincée.

La lettre, l’organisation, comme les pratiques de la Vème république relèvent pour l’essentiel d’une organisation pyramidale. La situation d’un Roi-Arbitre, entouré de barons, prenant toutes les décisions de manière souvent opaque, et par définition loin des réalités des problèmes qui les motivent, limite la participation des citoyens et leurs représentants. Cet éloignement des citoyens des lieux de prises de décisions a des conséquences évidentes : abstention croissante, résignation voire colère sociale comme le 29 mai, désyndicalisation ou encore rejet du politique.

Si la société française des années 50 – encore fortement agricole, en phase d’industrialisation et peu éduquée – pouvait se satisfaire d’institutions pyramidales avec un fort pouvoir central, il est clair que la France du XXIème siècle – tertiaire, internationalisée, et éduquée – ne peut plus être pilotée « d’en haut » et qu’une nouvelle organisation des pouvoirs s’impose.

Une société réticulée

La France d’aujourd’hui est une société « réticulée », constituée d’un maillage fin d’individus de plus en plus formés et responsables, d’intelligences, de compétences … et de problèmes. Le déplacement de la valeur vers la conception exige en effet de disposer de contributeurs responsables dont la principale activité est de penser, de concevoir, de créer.

Parce que plus éduqués, la demande de participation des Français à la prise de décision est pressante. Les processus de création de richesse nécessitent une articulation différente avec les acteurs politiques. L’intégration internationale de la France appelle à une coordination choisie et transparente des niveaux de pouvoirs, du niveau municipal à l’Europe.

Le seul moyen de faire face à la complexité d’une telle société en réseau est donc de se doter de structures et de modes de fonctionnement politiques organisés sur le même modèle.

La droite qui gouverne pour la catégorie de la population la plus nantie en réduisant les impôts et en bloquant les investissements publics, ne se soucie pas d’une société en réseau, forcement égalitaire. Si on ajoute que dans la culture française la capitalisation du savoir est une source de pouvoir, une organisation pyramidale ne peut que s’inquiéter d’une évolution vers une structure maillée. La suppression de toutes les structures qui assurent le pouvoir des groupes dominants est une des essences même du socialisme.

les Institutions :

Il semble impossible de tenir le raisonnement précédent en gardant les mêmes institutions, et surtout les mêmes pratiques du pouvoir. Il faut donc repenser nos pratiques du pouvoir et en tirer les conséquences sur les institutions.

La structure pyramidale de nos institutions est la première cause du fossé gigantesque entre les élus et les citoyens. Lorsque les décisions sont prises par des élus irresponsables politiquement (et le Président de la République le premier), les citoyens se sentent légitimement exclus des processus de décision. Si nous sommes indubitablement en république, nous sommes loin d’être une démocratie.

Mais la perversion du système n’atteint pas que ses « élites » ! Bercés dans cette idée d’une toute puissance du sommet, les citoyens eux-mêmes sont naturellement portés à se tourner vers le haut dès qu’un problème surgit, qu’il soit réel ou fantasmé, petit ou grand, public ou communautaire. A force de se l’entendre dire, le citoyen de base ne jure que par l’Etat, et se décharge ainsi sur lui de sa propre responsabilité dans la résolution des problèmes, ce qui est à la fois confortable, et dangereux.

Il faut donc ramener chacun à ses responsabilités, en rapprochant les élus (qui ne doivent plus être des élites, forcément consubstantielles de la pyramide) des niveaux où les problèmes se posent, et les citoyens des cercles enfin ouverts où se discutent et se résolvent les problèmes de la collectivité.

Quelques décisions simples, mais courageuses, doivent être prises :

1 – En finir avec le cumul des mandats :

  • Interdiction de tout cumul de mandats parallèles
  • Interdiction de plus de 2 mandats du même type consécutifs dans le temps
  • Obligation de la part de l’élu de rendre compte de sa mission par des rapports annuels par exemple
  • Mise en place d’un statut de l’élu, afin de permettre l’engagement comme le désengagement post-mandat dans des conditions économiques dignes.

Le nombre des élus va ainsi mécaniquement augmenter, ainsi que le nombre de citoyens impliqués dans la vie politique. Il en découle aussi une implication à 100% sur un mandat unique, gage d‘efficacité. La limitation des mandats dans le temps assure aussi le renouvellement des élus, gage de la bonne représentativité de ces derniers. Le statut de l’élu permet de sortir du syndrome de la professionnalisation de la fonction politique, qui est souvent à l’origine de la déconnexion de responsables politiques de la réalité de leurs mandants.

2 – Réorganiser les pouvoirs :

  • Dé-présidentialiser définitivement le régime, en faisant du Premier Ministre le seul pilote de la politique gouvernementale, responsable politiquement devant le parlement et le peuple.
  • Redonner un rôle central au parlement, qui cesserait d’être une simple chambre d’enregistrement, pour être un acteur central de la vie démocratique française.
  • Redéfinir les justes niveaux d’organisation territoriale : Europe, Etat, Région, Communauté de commune, communes
  • Mettre en œuvre de manière systématique le principe de subsidiarité : les problèmes doivent être résolus au niveau pertinent le plus bas possible, et les moyens nécessaires à la leur résolution doivent être aussi affectés au niveau pertinent. Ce n’est qu’à cette condition que la distance entre le citoyen et les élus et organisations en charge de la résolution de leur problèmes sera mécaniquement réduite.
  • Des organisations par projet doivent être systématiquement mis en place. Elles doivent impliquer élus, associations et simples citoyens, leur durée de vie est liée à la résolution d’un problème et au suivi de la mise en place de la solution. On pourrait reprendre ici le terme de « démocratie participative » tellement galvaudé qu’il a perdu tout son sens. Nous lui préférons le terme de « démocratie interactive » dans la mesure où tous les acteurs sont égaux devant les défis et la recherche de solutions, qu’ils soient élus ou simple citoyen.

3 – Retisser le maillage social

Tissus social, réseau social, il s’agit encore et toujours de maillage. Il y a une urgence à retricoter notre modèle.
Deux pistes existent :

  • Renforcer le tissus associatif : Il existe en France 1 650 000 associations représentants 20 millions de français de plus 14 ans. En 25 ans, leur nombre a été multiplié par plus de 5. Si les associations n’ont pas à se substituer aux élus, elles couvrent cependant un périmètre exhaustif ou presque de la population, des catégories socio-professionnelles, des activités sportives, culturelles. Elles ont donc un rôle clé à jouer dans une démocratie en réseau. Il faut donc inventer et institutionnaliser l’intégration des associations aux processus de prises de décisions dans la cité.
  • Renforcer la démocratie d’entreprise : si les entreprises ne sont pas des démocraties, elles n’en sont pas moins le premier lieu de mise en œuvre des relations humaines. Il est donc impossible d’imaginer une démocratie réinventée en excluant l’entreprise de son champ. Puisque l’entreprise est le premier lieu de mise d’expérimentation de l’organisation par projet en réseau, il faut que le dialogue social en entreprise profite systématiquement de sa mise en œuvre. Que ce soit en termes d’information, de consultation, de prise de décisions, l’ensemble des outils et infrastructures existent pour le mettre en œuvre. Ils doivent induire de nouveaux comportement, et de nouveaux droits.

Les infrastructures et les outils :

Les pratiques en réseau ne sont aujourd’hui possibles que parce que de nouveaux outils sont maintenant disponibles. A bien des égards, la révolution des technologies de l’Information, née il y a plus de 60 ans maintenant, représente un saut qualitatif aussi important pour l’histoire humaine que l’invention de l’écriture. Elle vient remettre en cause les organisations humaines en place et nous obligent à les réinventer. Impossible en effet de vivre dans une société bâtie autour de l’écriture jusque dans ses pratiques du pouvoirs (le texte), alors que les Technologies Numériques de Communication (TNC) nous invitent à passer à une autre dimension, et donc à une autre pratique plus interactive (l’hyper-texte).

1 – Les TNC au coeur de la société en réseau :

Dans nos sociétés développées – et bientôt partout dans le monde – aucun produit ou service n’est et ne sera conçu puis offert sans la mise en œuvre de logiciels tournant sur des ordinateurs, au travers de réseaux de communication informatiques.

Dans ces mêmes sociétés, toute décision- que ce soit dans le domaine de l’entreprise privée comme dans celui de l’action publique – n’est et ne sera prise sans qu’elle n’ait été préparée sur la base d’informations ou d’analyses produites au travers de systèmes d’information.

Partout bientôt dans le monde, le savoir sous toutes ses formes – sciences, cultures, arts, littérature – sera lui-même créé, stocké, accédé, croisé, depuis n’importe quel point du monde.

Cette révolution doit évidemment impacter tout projet politique. Impossible en effet d’imaginer piloter une société à ce point innervée par les TNC sans en intégrer à la fois toutes les opportunités et les possibilité induites.

A ce titre, il faut que les élus ou les responsables politiques maîtrisent ces modes de travail collaboratif où, faisant partie du réseau, ils peuvent interpeller ou être interpellés à tout instant. Tout représentant du peuple ou du gouvernement doit ainsi être actif sur le réseau au travers, par exemple d’outils de communication tels que blogs, sites internet, où agenda, actions, projets, et vision politique sont accessibles à tous.

Ces obligations de communication sont un premier pas vers la mise en place d’un modèle collaboratif et interactif. Une formation obligatoire des élus et des membres du gouvernement pourrait ainsi être retenue.

2. Réaffirmer le rôle de la puissance publique :

On confond trop souvent la notion de réseau avec Internet. Pour beaucoup, utiliser un réseau de communication informatique revient à utiliser Internet. Cette approche inexacte et l’absence d’une démarche volontariste dans le domaine des infrastructures de communication a conduit à des erreurs de la part de tous les gouvernements successifs.

L’enjeu d’une communication entre tous exige une vision ambitieuse en matière de facilitation et fluidification des échanges. Les phénomènes émergents de publication spontanés, ou d’échanges ouverts (peer to peer) par exemple, démontrent les contre-pouvoirs que permettent ces outils de communication.

Cependant, de même que l’accès à l’énergie ou à l’eau est un droit (et le Parti Socialiste aura aussi à agir dans ces domaines), la possibilité d’accéder à un réseau de communication numérique doit aussi être un droit.

Le rôle du Parti Socialiste est donc de revenir sur la tendance actuelle en matière d’infrastructures, qui laisse le marché décider des utilisateurs potentiels du haut débit. Les politiques infrastructurelles, à défaut des infrastructures elles-mêmes, doivent être sous le contrôle de la collectivité alors que les services (dont l’accès à Internet, par exemple) relèvent du seul domaine de la concurrence.

De même que les infrastructures routières dépendent de la puissance publique, les infrastructures numériques doivent relever de la volonté publique, afin de ne pas dépendre d’une stratégie ou d’une seule logique de marché, souvent limitées au respect d’objectifs de rentabilité à court terme. Seule la puissance publique est donc à même de faire l’effort d’investissement nécessaire pour créer ces infrastructures répondant aux enjeux de la société de l’Intelligence. Si les services relèvent bien du secteur marchand, concurrentiel par essence, les fameuses « Autoroutes de l’Information » doivent en revanche être mises à la disposition de tous par la puissance publique.

Ainsi, ce choix stratégique passe, par exemple, par la renationalisation de la partie infrastructurelle de France Télécom ou par des modèles de Délégation de Services Publics, à l échelon adéquat, mais dont la vision et les objectifs sont nationaux ou mieux, Européens.

La faculté d’accéder à tous les services publics, comme les impôts, ou les délibérations en direct du dernier conseil municipal doit être libre et gratuit. La confusion entre réseaux et Internet conduit à considérer que si une information est disponible sur Internet, elle est gratuite et accessible à tous. Or, l’accès à Internet étant contrôlé par un abonnement privé, il n’y a pas d’égalité dans la mise en réseau des informations publiques, les plus faibles étant systématiquement maintenus à l’écart de cette forme de réseau (par l’argent ou le savoir). Les réseaux publics, à l’image de Renater pour la recherche, doivent donc être généralisés, étendus aux structures associatives, écoles primaires, comités d’entreprises, syndicats et à terme l’ensemble des particuliers.

3. Intégrer le réseau dans les missions de régulation de la puissance publique

Dans un marché mondial, le réseau est à la fois une arme au service des puissances économiques et une opportunité pour la démocratie. De même que les pratiques financières doivent être soumises au contrôle d’un régulateur publique, le réseau, doit aussi y être soumis. Une telle organisation redonne aux Politiques et aux citoyens des atouts voire des leviers contre des organisations économiques qui savent exploiter le caractère planétaire,et donc aujourd’hui dérégulé, des marchés.

Cette régulation n’est d’ailleurs pas par définition le seul apanage de la puissance publique, mais de tous les citoyens, puisque le réseau est lui même l’outil et le lieu de sa régulation. Les contrepouvoirs économiques qu’il offre permettent de définir de nouveaux modes de contrôle, mais aussi de productions et de distribution, ouverts à tous, par exemple, dans le domaine de la culture ou de la santé. Ainsi, plutôt que de taxer uniformément des échanges de fichiers (pour protéger les auteurs, notamment), de nouveaux services publics culturels ou éducatifs, par exemple, servirait l’image d’un Parti Socialiste innovant.

4 – Pour une Politique Numérique Commune

La mise en place de réseaux à un niveau local s’intègre ainsi dans le cadre d’une vision nationale et surtout européenne. La création d’infrastructures européennes numériques à Très Haut Débit en fibre optique tient de la même ambition : la mutualisation des coûts, la cohérence des protocoles et des infrastructures, entraîne une baisse automatique des frais des équipements et de maintenance, et permet l’émergence de nouveaux services à des coûts accessibles pour tous, engendrant par surcroît de nouveaux emplois. Ainsi pourra s’instaurer un cercle vertueux au service de la culture, la santé, l’éducation et l’économie, dont aucune catégorie de la population ne sera exclue.

Il faut donc, de manière volontaire, et au niveau européen, initier immédiatement un très vaste chantier d’infrastructures normalisées à très très haut débit. Leur capillarité doit être la plus fine possible, idéalement jusqu’au moindre foyer, car il ne s’agit pas de donner plus à certains, mais bien d’impliquer tous les citoyens.

A chaque époque ses défis : la Politique Agricole Commune a permis en son temps à une Europe volontariste de remodeler et de moderniser complètement sa filière agro-alimentaire. Mais Il n’est plus possible que la seule grande politique européenne soit la politique agricole commune qui consomme plus de 40% du budget de l’Europe. Cette Politique Numérique Commune, dont Lisbonne a esquissé les contours, est seule en mesure de faire entrer de plain pied l’Europe dans la société de l’Intelligence, c’est à dire non seulement de lui offrir les perspectives d’un développement économique durable – cocktail vertueux de valeur ajoutée et d’emplois très qualifiés – mais surtout de consolider en le modernisant son modèle social, où, plus que jamais, l’implication active de ses citoyens sera nécessaire.

Lancer un vaste programme à l’échelle européenne de formation généralisée aux nouvelles technologies et au travail en réseau, systématiquement transnational, constitue un autre défi, afin de diffuser la culture et la pratique du travail en réseau. Ceci nécessite évidemment un investissement massif, au niveau national comme européen, dans l’éducation (et particulièrement vers les universités) ainsi que dans la recherche.

 Repenser la démocratie

Face à la complexité d’un monde ouvert et définitivement globalisé, seule une organisation en réseau permet aujourd’hui d’appréhender et de gouverner les sociétés modernes. Il faut donc repenser les organisations et les pratiques du pouvoir en conséquence : l’organisation en réseau, souple, transparente, responsabilisante, est la seule réponse possible aux défis d’une société mondiale complexe et rapidement changeante.

Seule une organisation en réseau est à même d’impliquer tous les acteurs, politiques comme citoyens, au plus près des problèmes, là où ils se posent.

Seule, elle a la souplesse nécessaire pour s’adapter en permanence aux changements de plus en plus rapides de nos sociétés développées.

Seule, elle propose le meilleur rendement démocratique, comme économique. Seule, elle propose une méthode à même de marier la puissance des individus qui s’affirment, à l’efficacité de l’organisation collective solidaire.

Seul le Parti Socialiste peut en être le porteur.

 

Europe : Pour une politique numérique Commune

In « Les Dossiers de l’Abécédaire parlementaire », 4e trimestre 2003

 Par Laurent Cervoni et Dominique Sciamma Fondateurs de Cervoni Conseil, société de conseil en E-Stratégie dédiée à l’aménagement numérique du territoire

Nanotechnologies, Biotechnologies, Micro-électronique, … : voilà les nouveaux champs du savoir pour lesquels les outils de numérisation, et de création numérique sont devenus absolument indispensables. La création de très grandes d’infrastructures numériques et de services associés, pôles d’attraction et de création de valeur, s’avère alors un projet politique qui dépasse chaque nation individuellement.

L’Europe a besoin d’un projet communautaire ambitieux qui réponde aux enjeux de l’Économie Numérique, lui permettant maintenir et renforcer son poids économique et faire progresser son modèle social, sous peine de laisser l’initiative à l’Asie ou aux Etats-Unis.

De même que les infrastructures routières dépendent de la puissance publique, les infrastructures numé- riques doivent aussi relever de sa sphè- re, afin de ne pas dépendre d’objectifs de rentabilité à court terme. Seule la collectivté est donc à même de faire l’effort d’investissement nécessaire pour créer ces infrastructures. Si les services relèvent du secteur marchand, concurrentiel par essence, les « Autoroutes de l’Information » doivent constituer un service public.

Dès le début des années 90, Al Gore, en lançant le concept d’Autoroutes de l’Information, fixait pour objectif de conquérir des parts de marché et de relancer l’économie américaine. Le terme « Autoroutes » faisait explicitement référence à un des grands projets du New Deal qui facilita les interconnexions autoroutières entre les États, et, en fluidifiant les échanges, mit à disposition services et marchandises à moindre coût sur tout le territoire.

La création d’infrastructures européennes numériques à Très Haut Débit en fibre optique tient de la même ambition : la mutualisation des coûts, la cohérence des protocoles et des infrastructures, entraînent une baisse automatique des frais des équipements et de maintenance, et permettent l’émergence de nouveaux services à des coûts accessibles pour tous, engendrant par surcroît de nouveaux emplois, instaurant ainsi un cercle vertueux.

En France, le récent débat sur la Loi de confiance en l’Économie Numérique, la volonté de France Télécom d’engager les départements dans une Charte haut débit ou encore la variété des expérimentations financées par les Régions ou l’Europe démontrent une prise de conscience des enjeux. Il est donc impératif de définir une stratégie qui évite l’éparpillement des énergies et des financements, qui mutualise les coûts en imposant des standards, et qui anticipe les besoins pour les 20 prochaines années. Le choix de la fibre optique, moyen de transport homogène et très performant, était déjà dans les conclusions du rapport Thery, rédigé à la demande du gouvernement il y a 10 ans.

Si les stratégies et les déploiements d’infrastructures numériques ne peuvent se faire qu’au niveau Européen, il est aussi impératif qu’elles favorisent les initiatives locales et projets régionaux. Deux exemples illustrent cette analyse : Le projet Pau Broadband Country, et celui du ¨Pays Vendomois. Le réseau Pau Broadband Country, ouvert le 13/04/2004, démontre qu’une ville à Très Haut Débit crée de nouvelles richesses. Pour un coût forfaitaire, les habitants téléphonent, accèdent à Internet à haut débit, ou encore à un catalogue de 2500 films téléchargeables sur le réseau.

Réalisé sous l’impulsion du Sénateur Maire A. Labarrère, ce projet crée un pôle attirant des entreprises de dimensions mondiales et favorise l’emploi. De son côté le Pays Vendômois, région rurale, a voté à l’unanimité la création d’un projet similaire. La stratégie est de contrebalancer le poids de Paris, d’attirer des entreprises en mettant à leur disposition des outils de communication inégalés et d’offrir aux habitants les élé- ments d’intégration dans la société de l’information tout en continuant d’habiter en milieu rural. Ces projets qui relèvent à la fois d’une volonté de réaménagement du territoire et d’une stratégie de développement économique ont besoin d’une stratégie globale dans laquelle s’inscrire.

A chaque époque ses défis. La Politique Agricole Commune a permis en son temps à une Europe volontariste de remodeler et de moderniser sa filière agro-alimentaire. Aujourd’hui, seule une « Politique Numérique Commune » est en mesure de faire entrer l’Europe dans la société de l’Intelligence, c’est à dire de lui offrir les perspectives d’un développement économique durable – cocktail vertueux de valeur ajoutée et d’emplois très qualifiés – et de consolider en le modernisant son modèle social, où, plus que jamais, l’implication active des citoyens est nécessaire.

>>Lire ici l’article original

In I.T., « I » Stands for Intelligence

SIFAI 90 – Kyoto Japan – November 90
Colloque Franco-japonais sur le thème « Harmonie entre Technologie et Culture »

Les technologies de l’information se développent aujourd’hui à un rythme tel que l’on n’hésite pas à en parler comme de « La troisième révolution Industrielle ». Mais quel est le sens de cette proposition : En quoi s’agit-il d’une révolution ? Et est-elle bien industrielle ? Je voudrais dans cette courte présentation avancer et défendre l’idée qu’il s’agit de bien plus que de cela. Que les technologies de l’Information ne doivent pas être considérées comme les dernières nées d’une société dirigée par la technologie mais bien comme les symptômes avant-coureurs d’une autre société, où les valeurs humaines reprendront la seule place qu’elles méritent : la première. Tout simplement parce qu’elles seules pourront dissoudre la complexité croissante à laquelle va devoir faire face notre monde, et qu’elles seules lui permettront donc tout simplement de survivre.

Quand on examine l’Histoire de l’Humanité, on s’aperçoit rapidement que les organisations, sociales, économiques et politiques, émergent dans le seul but de lui assurer sa stabilité structurelle (c’est à dire sa survie), quand elle est confrontée au problème de sa croissance. Car plus que la croissance, c’est bien la survie qui motive les sociétés. De multiples exemples de sociétés qui ne croissent pas -et que l’on dénomme à tort primitives- nous montrent à l’envi que le bonheur ne se mesure pas toujours au taux de croissance.

La maîtrise de l’agriculture a été la première réponse au défi de la survie des groupes humains, et cette révolution a eu un impact social et politique énorme sur nos sociétés. De fait, nombre de Français ou de Japonais vivent encore aujourd’hui avec des valeurs venant de cette révolution. D’un point de vue socio-politique, l’organisation d’un telle société était de nature familiale et communautaire (on dirait aujourd’hui « à taille humaine »). L’effet de bord de cette révolution a été de lui permettre de croître en nombre et donc en complexité. La réponse d’alors à cette complexité a été la révolution industrielle du 19ème Siècle.

Après la production de nourriture, vint donc le temps de la production de machines et de produits. Les impacts sociaux de cette révolution seront évidemment immenses, les formes même des sociétés de ce XXème siècle en étant directement issues. La révolution industrielle a en fait été comme la louve allaitant les fondateurs de la civilisation romaine, Romulus et Remus, mais les rejetons s’appelaient ici Marxisme et Capitalisme. Le XIXème Siècle est aussi le siècle où apparait le phénomène urbain, où naissent les états modernes, où se crée un florissant commerce international. Bref les sociétés se structurent et interagissent.

Un des points les plus importants cette révolution industrielle est sans conteste les diverses places des hommes dans l’organisation qu’elle implique. De fait, la majorité -la classe ouvrière- produisait des biens consommés par une minorité. Cette majorité était donc dans tous les sens du terme exploitée, bien qu’à l’origine de l’expansion incroyable de la société.

Mais dès le début de ce siècle apparurent les premiers symptômes des limites d’une telle organisation. Parce que la logique industrielle est aussi une logique de croissance, il fallait absolument que de nouveaux et grands marchés soient créés. De ce fait, le statut social de la majorité s’est trouvé amplement modifié, puisque de simple producteur, le citoyen des pays industrialisés a dû devenir un consommateur, c’est à dire la cible d’un nouveau marché. Ce statut lui assurait certes un confort matériel nouveau et appréciable, mais il était surtout le moyen d’assurer aux sociétés industrielles la croissance nécessaire à leur survie. Par ailleurs, avec l’apparition du taylorisme, une nouvelle conception du travail s’impose alors, qui contenait certes en elle une logique de déshumanisation, mais qui allait d’abord faire preuve d’une efficacité économique diabolique.

Mais encore une fois, stabilité structurelle a rimé avec croissance. Ainsi, à l’aube du XXIème Siècle, la société humaine, de par sa croissance et sa globalisation, est devenue aujourd’hui si complexe, qu’un nouveau défi est à relever.

Quel est-il ? Ce défi est essentiellement de nature combinatoire. Parce que les démographies sont globalement en croissance. Parce que les moyens de transports et de communications permettent de mettre en oeuvre à un rythme sans précédent des échanges commerciaux et culturels. Bref parce que la société humaine se globalise de plus en plus. Elle ne se trouve en effet plus constituée d’îlots aux destinées indépendantes. Bien au contraire, et au-delà des idéologies mises en oeuvre et des orgueils nationaux, aucun état ne peut aujourd’hui ignorer le reste du monde. Et quand il lui prend l’envie de le faire, il le paye toujours à ses dépens.

Cette complexité, aucune idéologie de ce siècle ou de l’autre ne se trouve aujourd’hui prête à l’affronter. La tentation de croire que la planification était la réponse au défi (« à défaut de comprendre le monde, feignons d’en être les maîtres » disait Jean Cocteau) s’est écroulé un soir de Novembre 1989. De même, l’approche libérale, à tort regonflée par l’événement précédent, donne tous les jours les signes de son immense fragilité.

Ma conviction au contraire est que ce défi, comme tous ceux qui l’ont précédé, va exiger de nouvelles formes de comportements et d’organisations sociales.

On aurait pu croire à tort que la réponse à ce défi était de nature technologique, et que justement, les technologies de l’Information en constitueraient  les fondations. Après la maîtrise de la matière (l’agriculture), puis des objets (l’industrie), puis de l’énergie, ne serait-ce pas autour de la maîtrise de l’Information que se jouerait le sort des sociétés, et ce, qu’elles soient humaines ou économiques ? « Qui contrôlera l’information contrôlera le monde » pourrait-on dire. Et la compétition très serrée que se livrent les nations pour la maîtrise de leur informatique ou de leur filière électronique ne devrait pas être la moindre preuve de cette évidence !

Mais ce serait faire fausse route. Le changement à effectuer n’est pas de nature quantitatif (plus vite, plus haut, plus fort) mais bien qualitatif (autrement). J’ai essayé de montrer, comment, à chaque nouveau défi, celui-ci était résolu en créant de nouvelles formes de comportements, et d’organisation humaines, et comment le rôle des individus se voyait à chaque fois modifié. La première chose que l’on a demandée ou imposée au citoyen a été de travailler fort, puis de consommer fort. La prochaine et inévitable étape sera de lui demander de penser fort. Autrement dit, la stabilité structurelle des sociétés qui a d’abord été basée sur la capacité de l’homme à travailler, puis sur sa capacité à consommer, le sera bientôt inévitablement, sur sa capacité à penser. La réponse au défi est donc inexorablement humaine et a pour nom : l’Intelligence.

Car en effet, le seul moyen de résoudre la complexité est bien de la dissoudre ! Plus personne, plus aucun gouvernement, plus aucun conseil d’administration ne sera bientôt plus capable non seulement de comprendre les situations l’impliquant, mais aussi d’anticiper sur celles-ci (ce qui est la base d’un gouvernement). Ces situations seront en effet trop complexes pour être appréhendées, et donc pour pouvoir être maîtrisées. La seule solution consistera alors à briser les problèmes jusqu’à leur donner une taille humaine, à distribuer les responsabilités et les prises de décisions à d’autant plus de personnes que la situation sera complexe. Une telle méthode exige évidemment que les acteurs impliqués soient en pleine possession de la seule arme nécessaire : leur intelligence. C’est à dire de leur capacité à identifier les problèmes, à proposer des solutions et à prendre des décisions. Ce type d’organisation relève en fait complètement d’une approche parallèle de la prise de décision.

On m’objectera peut-être que la démarche qualité, par exemple, est une parfaite illustration de cette approche. Qu’on se détrompe ! La démarche qualité relève plus d’un taylorisme éclairé que d’un pari sur l’intelligence. La preuve en est donnée dans la bureaucratie que génère régulièrement, sinon systématiquement, l’application d’une telle démarche. De plus, je parle ici d’Intelligence et non de Qualification. Dans Intelligence, j’entends personnellement les mots souplesse, versatilité, adaptabilité, inventivité, ouverture. Parce que le challenge sera bien de faire face à de plus en plus de situations nouvelles et denses, il faudra alors faire preuve de cette intelligence là.

Plus que l’application d’une méthode, cette nouvelle approche est donc un pari sur l’homme. L’intelligence est la seule solution flexible et distribuée au problème de la complexification de notre société. On imagine l’impact social et culturel de cette approche de la complexité. Parce que devant par nécessité être constituée d’une majorité d’individus ouverts et inventifs, cette future société va complètement changer de nature. Loin d’une société sacrifiant ses individus pour ce qu’elle croit être le bien collectif, et tout aussi loin d’une société où la collectivité est sacrifiée sur l’autel de l’individualisme, cette société que je pressens réconciliera individu et collectivité dans leurs objectifs, sans jamais sacrifier l’un à l’autre.

Dans cette société, la plupart des hommes devraient alors se retrouver dans l’ancienne position de l’artisan, d’un Homme de l’Art. C’est à dire non seulement d’un professionnel aguerri, mais surtout dans celle d’un individu donnant du sens à ses actes, c’est à dire une intention. Qu’on ne croit pas qu’il s’agisse là d’une utopie sympathique. Bien au contraire, cette situation s’imposera comme une nécessité historique à une société humaine trop complexe pour qu’aucune personne morale ou physique ne puisse la gérer.

Quelle est dans ce contexte, la place des technologies de l’Information et parmi celles-ci de l’Intelligence Artificielle ? Il est clair à mon sens que l’Informatique va se révéler être l’extension essentielle à la compréhension et à la gestion de ce monde. L’information sera la matière première de cette Intelligence à l’oeuvre. Elle devra être criblée (tout n’est pas information), stockée et communiquée sous toutes ses formes. Pour des raisons opérationnelles de communication et d’efficacité, les technologies de l’information vont se standardiser, et certainement à un rythme que l’on ne soupçonne pas encore. L’objet étant ici de comprendre le monde, aucune barrière ne devra en effet s’opposer artificiellement à cet impératif. Toute prise de décision se prendra bientôt plus sur la base d’informations digitales que sur celles venant directement du monde réel. Cette addition du virtuel au réel ajoutera une dimension au monde, celle de l’information, ce qui le rendra paradoxalement plus clair. L’information aura donc dans cette société bien plus d’importance que le pétrole n’en a dans celle-ci.

Mais n’est-il pas paradoxal, dans un monde où l’Intelligence humaine sera systématiquement mise en avant et exploitée, d’investir aujourd’hui dans l’Intelligence Artificielle ? N’y a-t-il pas antinomie dans les termes ? Je ne le crois pas. l’Intelligence Artificielle a d’abord été un rêve simpliste et simplificateur qui n’a même pas eu le droit de se transformer en cauchemar. Il n’y a aujourd’hui aucune avancée sur l’étude de l’intelligence qui ne soit une retombée des études d’Intelligence artificielle (ce serait même d’ailleurs plutôt le contraire !). Les retombées, car il y en a, sont ailleurs, et sont d’ordre technologique. l’Intelligence Artificielle (I.A.) est aujourd’hui un ensemble de techniques, de méthodes et d’outils qui permettent à l’Homme d’affronter la complexité. Non seulement dans la solution de problèmes complexes (mais n’est-ce pas l’objet de l’informatique en général) mais surtout dans la gestion de cette complexité, gestion qui exige souplesse, versatilité, dynamisme, bref un peu d’intelligence. A ce titre l’I.A. se caractérise tout en se banalisant à la fois, et devient un outil parmi d’autres, devant aider l’homme dans la prise de décision. L’I.A serait donc à l’homme moderne ce que la flèche était pour Cro-Magnon : une extension. Mais une extension, non plus de son bras mais de son intelligence. Mais comme il n’y a pas d’arc sans archer, il n’y a pas d’Intelligence Artificielle sans une Intelligence humaine pour la manipuler.

Tous les outils, au sens large du terme, inventés par l’Homme ont jusqu’ici été créés pour permettre à l’homme d’amplifier sa force musculaire, de le faire aller plus vite et plus loin qu’il ne peut courir, de le faire communiquer plus vite plus loin qu’il ne peut crier. L’Intelligence Artificielle s’inscrit elle aussi dans ce schéma, tout en passant à un autre ordre de qualité, puisqu’il s’agit d’aider l’homme à penser plus vite et plus loin. Ainsi loin d’être une menace à la suprématie de l’Humain dans ce monde qui s’avance, l’Intelligence Artificielle va se révéler être un tremplin pour l’Intelligence Humaine qui l’amènera alors plus haut, plus loin, plus fort.

On me reprochera peut-être de ne pas m’être étendu plus avant sur les aspects prospectifs de l’I.A. en tant que technologie. Qu’on m’en excuse. Mais c’est que je crois les technologies de peu d’intérêt lorsqu’elles se trouvent détachées des projets qui les motivent. L’I.A. est certes un sujet technologique excitant, mais c’est son statut d’extension ou de tremplin qui la rend importante. Ce que je pourrais dire ici sur l’application de telles ou telles techniques ou outils serait à la fois vain et de courte durée de vie. Alors que La place de l’Humain et de son intelligence dans une société où l’information est un fluide vital reste un sujet qui ne se démodera pas.

Quelle est maintenant la position de deux pays aussi différents que le Japon et la France face au défi qui s’avance. En quoi ces deux cultures si différentes sont elles préparées à l’affronter. Je ne possède malheureusement du Japon qu’une vue lointaine, et donc forcément incomplète sinon inexacte. Aussi ne me hasarderais-je pas à des comparaisons ou analyses trop précises, parce que sans substance. Ce que je puis dire à coup sûr c’est qu’aucune des deux cultures ne peut prétendre aujourd’hui mettre en oeuvre l’organisation que j’ai esquissée, même si chacune à déjà enclenché nombres d’actions qui l’en rapprochent.

Le Japon a ainsi mis en place, et bien plus volontairement que nous ne l’avons fait,  un plan économique et donc forcément politique pour pousser l’informatisation de sa société. Informatisation ne signifiant pas seulement utilisation de l’informatique mais aussi imprégnation culturelle des concepts informatiques. Ce plan a pour vocation d’anticiper et donc d’affronter en douceur les changement sociaux qui s’annoncent pour le Japon, comme le vieillissement de sa population par exemple. En ce sens, le Japon a entamé une démarche en des points bien proche de celle que j’ai tenté d’exposer. Par ailleurs, la formidable capacité du peuple Japonais à se mobiliser pour des causes collectives est certes un atout suplémentaire.

La France quant à elle, fidèle à ses traditions comme à ses tropismes individualistes, n’a pas sérieusement tenté de mettre en oeuvre des plans informatiques tels qu’au Japon. En ce sens, elle subit plus qu’elle ne contrôle l’informatisation de sa société. Mais elle foisonne par contre de talents créateurs en développements de logiciels et de hardware qui la positionnent très bien pour affronter un monde où il faudra non seulement extraire, stocker et diffuser l’information, mais aussi la créer. Hésitante dans sa volonté de mettre en oeuvre des projets collectifs necessitant une forte adhésion des populations, la France est par contre en excellente position en terme d’inventivité, de créativité et de souplesse, individuelle comme sociale, nécessaires à la distribution des pouvoirs de décisions.

Je ne suis en fait pas loin de penser qu’un harmonieux cocktail des diverses attitudes soit la solution finale à notre problème, puisqu’il s’agit ni plus ni moins que de synergiser les volontés individuelles dans un grand projet collectif.

« Harmonie entre Technologie et Culture« , le thème même de cette conférence n’est en fait qu’un des sous-aspects d’un objectif bien plus vital, qui a d’ailleurs fondé nombre de comportements au Japon, c’est à dire « Harmonie entre l’Homme et la Nature ». Et par « Nature« , j’entends parler autant de celle dont il a hérité que de celle qu’il crée continuement, et dont la technologie n’est qu’un avatar. C’est bien cette Harmonie qu’il s’agit au bout du compte d’atteindre, en se gardant toujours  de confondre moyens et objectifs.

Je voudrais maintenant conclure sur une simple petite remarque. Le mot «Intelligence» a en français deux significations : la capacité de comprendre, ainsi que la capacité à vivre en harmonie dans une communauté. Telle est à mon avis la seule solution au défi qui se pose aujourd’hui à l’Humanité : vivre en Intelligence.

>>Lire ici le PDF de cet article

 

 

 

Dominique SCIAMMA

Entreprendre à Dessein

On le constate chaque jour un peu plus, un nouvel imaginaire est en train de se répandre et de s’imposer dans le paysage : celui des startups, celui des entrepreneurs. Partout en France, pays pourtant culturellement rétif à la prise de risque, des initiatives fleurissent – de l’Etat à la ville en passant par les régions – pour favoriser et accompagner l’éclosion de jeunes pousses. Financements, pépinières, incubateurs, FabLab : de la BPI à Iliad (holding de Free à l’origine du grand projet de la Halle Freyssinet), tout le monde s’y met. Dans nos écoles, toutes nos écoles, des étudiants s’associent, s’intéressent, s’impliquent, et créent souvent leur premières startups tout en suivant leurs études.  Quel est le véritable ressort du phénomène ? Quelle est la raison profonde qui génère ce mouvement ? Nous pensons quant à nous qu’il s’agit d’une quête de sens.

Le projet est en effet au cœur de la démarche entrepreneuriale, et se projeter est par définition se mettre en mouvement vers une destination, si ce n’est une destinée. Entreprendre est donc une démarche qui permet sortir de la contingence, de la localité des enjeux comme de la staticité des savoirs, pour se donner un dessein.

Ce dessein est de plusieurs natures, qui s’emboitent, si ce n’est de plusieurs degrés qui s’élèvent.

Créer…

Le premier degré est celui du produit, du système, du service que l’entreprise se propose de créer et d’offrir à ses clients. Ceux-ci sont donc au cœur de la proposition, dont l’expérience réussie et répétable est la condition du succès du projet. On entreprend toujours et plus que jamais pour quelqu’un. La matérialisation aboutie de l’offre est donc le premier dessein de l’entreprise, qu’elle se doit de réaliser, de rendre réel.

Tenter…

Le deuxième degré est celui de l’entrepreneur, c’est à dire du projet individuel, qui dépasse de très loin celui de la seule matérialisation de l’offre. Il s’agit ici d’un entrelacement d’enjeux individuels mais aussi universels que sont l’émancipation, la création et sans aucun doute le besoin de reconnaissance et du regard de l’autre. Bien plus que réussir (l’échec est consubstantiel de la démarche entrepreneuriale), c’est le fait de tenter, d’affronter le monde si ce n’est de le créer, qui est un moteur puissant de la démarche entrepreneuriale. La quête personnelle de sens est donc au cœur de la démarche de l’entrepreneur, qui se saisit de sa vie à cette occasion.

Ensemble…

Le troisième degré est celui de l’entreprise elle-même, considérée ici comme un projet collectif. La complexité du monde – et donc la complexité des réponses faites au monde – exige la collaboration de talents et de savoirs divers et complémentaires qui participent au projet autant qu’ils s’y retrouvent. Loin de n’être que des contributeurs au projets, ce sont des talents associés, tout aussi porteurs du projet qui en permettent la possibilité. Le dessein devient alors collectif, parce que le projet est partagé. Ce sont des individus libres qui s’associent et amènent leurs talents et leurs intelligences pour atteindre un objectif commun. Et c’est la figure du réseau

Et pour tous !

Le quatrième degré est celui de la société dans son entier, à l’équilibre et à la richesse de laquelle participe l’entreprise et donc les entrepreneurs. Parce que tout est aujourd’hui connecté et en interaction  – tous les moments de nos vies, qu’elles soient publiques ou privées, professionnelles ou personnelles – les services comme les produits qui les servent le sont tout autant, et par la force des choses les entreprises qui les produisent. Il est donc impossible de ne pas penser le monde des hommes comme un réseau dans lequel les entreprises s’inscrivent consciemment, sachant alors à quel dessein bien plus que le leur elle participe.

Un dessein

Création, émancipation, collaboration, partage : voilà les ressorts comme les valeurs de l’entrepreneur et de l’entreprise. Elles sont les valeurs de ce siècle si il veut réussir et affronter le défi d’un bonheur partagé et durable. Elles sont éminemment porteuses de sens, d’un dessein, et pour tout dire d’une communauté de destin.

Le goût d’entreprendre devient alors le gout du vivre ensemble.

>>Lire ici l’article sur le site du Monde des Grandes Ecoles

 

Cultivons le monde ! Ou les nouveaux honnêtes hommes

S’inscrire dans le monde.
S’inscrire dans ce monde ouvert, instable et complexe, où le numérique connecte nos objets, nos gestes et nos vies, ce monde où les anciens modèles vacillent dans toutes leurs dimensions, morales, politiques, sociales, économiques et industrielles, un monde à partager plus que jamais : tel est notre seul horizon.

Comment le faire sans le comprendre, sans se comprendre, pour y trouver du sens, et mieux, pour y donner du sens ? Quels savoirs acquérir ? Quelles grilles de lecture utiliser ? Quelles méthodes mettre en œuvre ? La nature dynamique et complexe des problèmes disqualifie définitivement les anciennes manières, bâties sur les expertises construites à partir de savoirs académiques spécialisés et des positions statutaires qu’elles induisent.
Il ne s’agit plus en effet de gérer le monde, mais de le transformer si ce n’est de le créer.

Et de le faire en responsabilité, en responsable, en co-auteur de fait. Pas d‘autres possibilités alors que de devenir  et d’agir en « honnête homme ».

Né au XVIIe siècle, annonciateur de l’esprit des Lumières, l’honnête homme est un être équilibré, attentif aux connaissances comme aux émotions, cultivant son esprit et ses liens sociaux en responsabilité. Se méfiant des spécialistes, prisonniers dogmatiques de leurs savoir, il cherche au contraire à toucher à tout, un peu, pour tenter d’avoir une représentation globale et en mouvement du monde dans lequel il vit, avec d’autres.

Les derniers soubresauts du cadavre

Que vivons-nous aujourd’hui si ce ne sont les spasmes de la mort de l’ancien monde, statique, vertical, pyramidal et dépassé, et les vibrations intenses si ce ne sont les secousses d’un monde naissant, dynamique, horizontal et réticulé ?

Si le XXIe siècle doit être celui des nouvelles Lumières, il ne pourra définitivement s’imposer qui si les nouveaux « honnêtes hommes » surgissent et s’imposent dans la principale sphère où la transformation du monde est possible : le monde du travail.

Car c’est là que tout se joue, là où nos plans naissent sur le terrain et pour le terrain, là où nos actions s’articulent tout comme nos intelligences, là où nous créons, nous inventons, nous innovons, en faisant des vies de nos pairs (collègues, collaborateurs, clients, utilisateurs) et de leur expressions sociales, l’alpha et l’omega de nos actes de professionnels, et imparablement citoyen.

Si les savoirs verticaux sont insuffisants sinon disqualifiés, sur quoi asseoir cette démarche créative et généreuse, et comment surtout nourrir sa pertinence ? Comment créer des liens entre des savoirs différents et disparates, comment se rapprocher de la nature systémique de ce qui nous est proposé de résoudre ?

A défaut d’être des Pic de la Mirandole, c’est à dire maîtriser tous les savoirs de son temps, ce que personne ne peut plus faire, il faut être très cultivé, tout simplement.

La culture générale plus que jamais

C’est le retour de la culture générale parce que c’est sa nécessité, et il faut s’en réjouir. Elle seule permet de relier, de donner du sens, de replacer nos histoires, nos problèmes dans l’espace et le temps, l’Histoire et les Territoires. Elle seule peut nous aider à saisir le monde sans pourtant le faire exhaustivement, à la manière d’un filet autour d’un ballon, qui n’en couvre qu’une infime partie, mais qui pourtant le contient.

Cela ne semble pas une mince affaire en ces temps numériques que beaucoup accusent de distraction, de non-persistance, de désinformation et de superficialité. Le numérique et son réseau mondial serait ce lieu sans gouvernement, sans carte et sans autre repère que ceux des marchands cachés sous l’illusion de la gratuité, un lieu d’inculture, pire, un trou noir culturel vers lequel toute l’attention de la jeunesse, quelle qu’elle soit, serait aspirée.

Nous pensons que c’est tout le contraire, et que de nouvelles pratiques sont en train de naitre sous nos yeux, qui produisent de la culture, comme en leur temps, le cinéma, le Jazz, le Rock&Roll, la télévision, la Science-Fiction, la bande-dessinée ou le jeu vidéo en ont produit, accusés pourtant qu’ils étaient de pervertir notre belle jeunesse.

C’est la responsabilité des acteurs de l’éducation, de la maternelle aux écoles doctorale de réhabiliter, de  se saisir de tous ces outils, ces pratiques et ces savoirs pour former les « honnêtes hommes » de demain, professionnels efficaces et humains attentionnés parce que cultivés.

>>Lire ici l’article sur le site du Monde des Grandes Ecoles

Design : de la pensée à l’action

De tout temps, la France a été une terre de sciences, d’inventions et d’innovation. Le Génie français n’est pas un vain mot, qui a amplement participé à la mise en forme du monde moderne. Les grandes figures ont été des ingénieurs, issus de grandes écoles, créées pour la plupart par Napoléon 1er, et souvent rattachées, dans leurs noms mêmes, à des enjeux industriels et logistiques (Mines, Ponts et Chaussée, Arts et Métiers, …). La rationalité des sciences et des techniques n’a jamais été mieux valorisée qu’en France tant elle servait aussi une certaine idée du monde, déterministe, où tout peut se mettre en équation, et où toute solution est donc univoque et mécanisable.

Cette idée, très linéaire, a pu faire la fortune de la France dans un monde d’industrie lourde et de plans quinquennaux, dans un monde fermé et pyramidal. Elle devient un fardeau dans un monde numérisé, ouvert, horizontal et changeant. C’est une évidence largement partagée, que notre système éducatif, bâti pour être au service de cette linéarité, est en décalage total par apport aux enjeux du XXIème siècle. Mais rien pourtant ne laisse présager une quelconque révolution systémique dans la production de nos élites et de leur manière de penser. Passer deux ans de sa vie à bachoter pour préparer des concours en ignorant le monde n’est certainement pas le meilleur moyen de s’apprêter à le transformer.

De fait, nos Grandes Ecoles sentent bien que le monde a changé, et tentent sincèrement d’infléchir et de nourrir leurs pédagogies d’innovations méthodologiques qui permettraient de resynchroniser leurs diplômés avec les nécessités du monde. Le Design Thinking est de celles-là.

Venu des Etats-Unis, et notamment promue par Tim Brown et sa fameuse agence IDEO, le Design Thinking se veut une méthode de résolution de problème non linéaire qui permet une approche empathique de l’utilisateur final, en intégrant des phases d‘observation, de créativité, de prototypage, de tests, de manière itérative. Et si elle réussit, c’est qu’elle s’inspire plus que fortement de – en fait elle copie – la démarche du designer, qui fait cela depuis… toujours.

Si la méthode a fait la fortune d’IDEO, et de quelques autres acteurs du marché, c’est qu’elle est très liée à un pragmatisme anglo-saxon légendaire, qui ne s’embarrasse pas d’approche hiérarchique des savoirs et des pratiques, au contraire de chez nous, où les disciplines sont hiérarchisées, où l’ingénieur et le manager prévalent, quand ils ne l’ignorent tout simplement pas, sur le designer.

Le Design Thinking devient alors une forme de panacée, une méthode livresque, la plupart du temps enseignée par des non-designers, qu’il suffirait d’appliquer pour obtenir des résultats pertinents ! Les designers, comme de sages citrons pressés, auraient ainsi délivré leurs savoirs, leur pensée même, pour que d’autres, plus sérieux, puissent, sans eux, résoudre des problèmes centrés sur l’utilisateur. Le Design Thinking est un Thinknapping.

Le problème est que le design est un tout, et que sa pensée est consubstantielle d’une pratique : il n’y a pas de Design Thinking sans Design Doing, et les séparer, c’est les stériliser. C’est parce qu’il « représente », à chaque moment de sa démarche – de la création à la communication, en passant par l’observation, la formalisation et le test, que le designer trouve des solutions innovantes. Vouloir Penser sans Faire est donc voué à l’échec.

Plus que de vouloir se substituer au designer, en lui empruntant en solitaire sa méthode, il est plus que nécessaire d’intégrer des designers dans des équipes pluridisciplinaires et faire alors de la méthode le champ méthodologique dans lequel baignent tous les acteurs, les designers en étant les producteurs autant que les garants.

Une telle solution, pourtant si simple, heurte encore nos modèles éducatifs, mais aussi nos organisations, et plus encore nos modèles de pouvoir. Car l’enjeu est bien là ! Notre vision du monde est datée, et tout ce qu’elle induit est désynchronisé. En réinventant l’éducation de la primaire à l’université en réconciliant la pensée et l’action dans une pédagogie par projet, en faisant du métissage des disciplines une réalité permanente, en mettant les talents individuels au service de démarches collectives, en valorisant des approches en réseau, notamment dans TOUTES nos institutions, nous pouvons resynchroniser le génie Français avec son époque, tout en affirmant paradoxalement sa singularité.

Ce serait une révolution ? Ce ne serait pas la première.
Elle nécessite de l’empathie, de l’énergie, de la créativité, du culot.
Elle nécessite du design.

Lire ici l’article sur le site du Monde des Grandes Ecoles.

Être ou ne pas Être, telle est la fiction

L’Humanité est une fiction.
Littéralement une fiction.
Ce qui nous a séparé du reste de l’animalité il y a plusieurs millions d’années, c’est bien notre capacité de nous raconter des histoires.
C’est notre salut, c’est notre malheur.

C’est notre salut, car c’est en se racontant des histoires que notre cerveau est capable de construire des scénarios de situations probables, désirables ou dangereuses. C’est en plantant des décors, en y plaçant les personnages, en y déroulant les actions et en y enclenchant les effets que nos observations répétées leurs ont associé, que nous sommes capables de jouer des situations avant même qu’elles n’arrivent et que nous pouvons évaluer leur pertinence et leur efficacité. De la scène de chasse à l’envoi de l’homme sur la lune, de la tactique amoureuse au plan de bataille, nous ne faisons que construire des fictions qui nous permettent d’agir, de jouir, et de nous préserver.
Cette capacité à construire des fictions, qui s’additionnent, qui dialoguent et s’articulent, nous permet de mettre en place un ordre du monde, une métafiction où s’inscrivent tous nos récits, la mère de toutes les fictions, et que nous appelons la réalité.

C’est notre malheur aussi, car cette capacité à décrire des possibles est puissante, tellement puissante, que l’homme croit s’être approprié le monde, en confondant le monde des possibles avec le monde tout court, en confondant ses fictions avec la totalité du monde. Il pense ainsi le posséder, dans tous les sens du terme, en pensant en être l’auteur là où il n’en est qu’un acteur.
Posséder le monde, c’est d’abord avoir le pouvoir sur lui, c’est-à-dire le contrôler.
Le posséder, c’est ensuite en avoir la propriété totale, c’est-à-dire la jouissance.
Si cette illusion de contrôle est à l’origine de notre apparente suprématie, elle est aussi à l’origine de toutes les violences que nous exerçons en tant qu’individus fictionnant, comme en tant que communauté des croyants en leurs fictions collective. Violences sur nous même, sur les autres et sur le monde.

Bonheur et malheur de la fiction !

En ces temps nouveaux où le numérique s’impose à juste titre comme une nouvelle révolution cognitive, le risque que notre malheur se transforme en condamnation définitive est aussi grand que celui d’y trouver les clés de notre bonheur durable.

Si cette capacité à créer des histoires – c’est-à-dire à créer tout court – nous a dans une premier temps sauvés, elle peut tout aussi surement nous mener à notre perte dans un monde où les technologies numériques nous permettent de construire des fictions totales.
Réalité virtuelle, réalité augmentée, intelligence artificielle sont les fictions ultimes qui peuvent nous déconnecter du monde parce que nous croyons en être les créateurs, enfin à l’égal de Dieu (autre fiction pourtant), autant qu’elles peuvent paradoxalement nous démontrer notre faiblesse, par l’ivresse démiurgique qu’elle entraine, et à laquelle nous renoncerions.

Le paradoxe paradigmatique est là.
Il est temps de renverser la tendance et faire de cette capacité à créer des possibles (c’est-à-dire à créer du virtuel !) la condition d’une inscription heureuse dans le monde, humble et audacieuse à la fois.

Humble parce que nous prendrions conscience de notre capacité à construire des fictions indifférentiables de notre expérience du réel, et que nous comprendrions alors que le réel lui-même est une fiction dans laquelle nous devrions être plus sages parce qu’incrédules.

Audacieux parce que nous pouvons alors TOUS nous permettre toutes les fictions, auxquelles nous ne devons pas croire pour autant, comme un terrain de jeu et d’invention infini, que nous pouvons mettre au service d’expériences humaines réussies, pour tous et pour chacun.

Cette humilité et cette audace, ce sont les forces du créateur, celles qui lui permettent de créer comme de savoir se séparer de sa création, de ne pas se confondre avec elle, et plus encore de ne pas penser qu’il en a la maîtrise.

Il peut alors la mettre à la disposition du genre humain, qui aime tant qu’on lui raconte des histoires.

Lire l’article dans la Revue du Cube