« Sharing Politics », le pouvoir en partage

Nous assistons à la fin d’une époque, d’un âge même. Un âge construit sur une vision du monde, une culture, un rapport au savoir, des modèles politiques et un système technique bientôt obsolètes.
Cette vision est née il y a plus de 250 ans, quand les grands esprits du temps se sont débarrassés de Dieu, forts de l’espoir, sinon de la certitude, que la raison et le savoir qu’elle produit enfanteraient un monde meilleur construit par des esprits émancipés et libres. Un monde où les sciences produiraient de la technologie qui produirait des techniques et des procédés qui permettraient la transformation du monde matériel, social et politique. Un monde pensé d’abord par des philosophes, ensuite matérialisé, cahin-caha, par des industriels et des politiques.
Tout le monde développé est aujourd’hui issu de cette vision. Et ce monde croit voir dans la révolution numérique, souterraine pendant 50 ans, et au grand jour depuis 20 ans, le dernier rejeton de cette vision, sinon son apothéose, ou alors sa fin programmée. La différence est de taille !

La puissance du numérique serait la puissance ultime, celle qui accomplit et dissout à la fois le grand projet des Lumières.
Elle l’accomplirait dans la mesure où la totalité des savoirs du monde serait maintenant à la disposition gracieuse de chacun, permettant à tout individu d’apprendre, de s’informer, de se forger une opinion, de prendre position, et mieux encore de produire et de se faire entendre de tous. L’émancipation promise enfin atteinte.
Mais elle le dissoudrait aussi, dans la mesure où la quête du savoir ne serait plus celle de sa production consciente, structurée, partagée, mais le résultat d’analyses algorithmiques de masses de données colossales, celles de nos comportements, de nos humeurs, de nos pérégrinations, de nos consommations. Plus de sciences, de démonstrations, de compréhensions et de controverses, mais de la donnée interprétée, productrice de schémas et de patterns qui se substitueraient à des modèles et des théories.

Les chantres d’un néo-libéralisme digital y voient la victoire d’un laisser-faire vertueux, évidemment vertueux, parce qu’enfin sans entrave, sans frottement, grâce au moteur algorithmique et au lubrifiant numérique. Le marché serait enfin parfait, et ne nécessiterait plus de régulateurs quelconques, d’empêcheurs d’entreprendre, de censeurs de nos comportements et surtout de producteurs et de garants de nos droits. Nous ne serions plus alors que des consommacteurs en réseaux, produisant nous-mêmes, et sans le savoir, les conditions et les objets de nos bonheurs quotidiens.
Les tenants d’un néo-anarchisme numérique pensent, au contraire, y voir l’avènement d’une société émancipée de la nécessité de gouverner, où des individus non seulement devenus des sachants mais aussi des actants, capables de se saisir de tout problème, et de les résoudre, individuellement et collectivement. Des intelligences à l’œuvre. Plus besoin, là non plus, de cadres définissant des rôles, des droits, des devoirs, des pouvoirs. Par la vertu du réseau, des savoirs connectés, des projets partagés, tout se résout horizontalement, sans intermédiaire, sans régulateur, encore une fois. Un ordre naturel émerge de la concurrence de nos comportements, de la mise en réseau de nos initiatives.
Dans les deux cas, cela relève de l’illusion d’un « Vivre ensemble » qui ne serait qu’émergent, et jamais conscient.

Il est étonnant de voir combien nos progrès technologiques, toujours, nous aveuglent sur la part d’irrationalité qui est en nous, et qui le sera toujours, sur cette part d’émotion et de passion qui nourrit et détruit à la fois nos projets, sur ce qui fait que nous ne sommes pas (que) des acteurs de raison.

Il est étonnant de constater combien nous pensons pouvoir et devoir nous débarrasser d’institutions politiques au prétexte que celles qui sont les nôtres aujourd’hui se révèlent incapables d’être en phase avec ces révolutions comportementales et technologiques.
C’est paradoxalement de politique dont nous avons urgemment besoin aujourd’hui, c’est-à-dire d’Institutions (oui d’institutions !), de règles, de pratiques, d’instruments de mesure de nos actions. Il ne faut, en effet, pas succomber à l’illusion que nos pratiques sociales et économiques, parce que interconnectées, pourraient à elles seules générer de  l’ordre économique, social et donc politique. Ce qui fait le « Vivre ensemble », ce n’est pas, ce ne peut être, le simple fait que nous vivions ensemble, même connectés ! Ce qui fait le « Vivre ensemble », ce sont les règles qui définissent les conditions de sa possibilité, c’est ce qui s’appelle le Droit.

Il nous faut donc inventer ces nouvelles Institutions et ce nouveau Droit, pour qu’ils soient à la mesure de nos révolutions technologiques, de nos nouvelles pratiques, mais aussi de nos nouvelles limites, de nos nouveaux trous noirs.

Refondation (de mes) 2.0

Nous vivons un temps exponentiel, comme jamais l’humanité n’en a connu.

Chaque jour, grâce à une révolution numérique qui a commencé pourtant, lentement, il y a 70 ans, mais qui croît aussi exponentiellement, Loi de Moore oblige, les sciences, les technologies, les matériaux, les outils, les produits, les services, les expériences se développent et nous sont proposés à un rythme toujours plus effréné.

Cette vitesse, et plus encore, cette accélération vertigineuse, nous mettent, individuellement, comme collectivement, dans des états mentaux différents sinon opposés. Certains, ignorants ou sachants, crient « au loup », plus qu’inquiets du type de société induit par ces révolutions, plus très certains que l’humanité s’y sublimera, mais qu’elle s’y dissoudra. D’autres, sachants ou ignorants, s’extasient devant les promesses infinies sinon magiques qu’elles portent, certains qu’elles sont les prémices d’une humanité nouvelle, et d’un bonheur incontournable. Entre les deux, des esprits flottent entre peur et fascination, en aimant alternativement se faire peur, où en cédant à l’hypnotisme digital.

Si il est facile de comprendre la première des postures, qu’elle soit savante ou ignorante, parce que les résistances sont toujours nécessaires à une intégration équilibrée des révolutions scientifiques, technologiques et sociales, il y a toutes les raisons d’être plus exigeants et même plus sévères avec ceux des sachants qui se font les avocats (quand ce n’est pas les grands prêtres) de la seconde. Car il faut être à la hauteur de ces révolutions permanentes, pour ne pas en être les victimes mais les bénéficiaires.

Parce que ces révolutions sont continues, rapides, diverses et même mutantes, nous sommes confrontés à une forme de persistance cognitive et paradigmatique (comme on parlerait de persistance rétinienne) qui nous font voir des « objets », des « concepts », des « modèles » à des endroits où ils ne sont plus, parce qu’ils sont passés plus loin ou ailleurs. La vitesse, c’est bien connu, génère une forme d’ébriété, qui nous fait à la fois perdre nos repères et nous remplit d’une joie démiurgique. Il y a donc une forme d’illusion de puissance, et même de maîtrise, chez beaucoup, si ce n’est la plupart des avocats de la nouvelle cause NBIC. Parce que nous sommes excités par les réalisations et plus encore par les perspectives, nous n’y voyons que des accomplissements et jamais des défaites ou des pièges. Pire, nous pensons construire des paradigmes, des théories, des modèles, des pratiques qui en permettent à la fois l’émergence et le développement maitrisé, et ce dans toutes les dimensions de la société humaine : philosophique, idéologique, culturelle, politique, éthique et sociale.

Nous balbutions pourtant. Nous n’en sommes qu’à tracer les premiers bâtons de la première lettre d’un nouvel alphabet, et pour autant, nous croyons déjà écrire « À la recherche du temps perdu ». Nous avons donc la responsabilité de penser avec audace et humilité à la fois, ces révolutions en cours et pour cela, nous ne devons pas céder à ces ivresses numériques que je décris et dénonce depuis quelques années déjà.

Si une Refondation est nécessaire, c’est bien celle des Refondateurs !

C’est parce qu’il nous faut penser, intensément et dans la longueur, cette révolution civilisationnelle, c’est parce qu’il nous faut être à la hauteur des immenses défis comme des immenses promesses qu’elle porte, c’est parce qu’elle est tout sauf simple, mais bien la Mère de toutes les complexités, que ceux qui se veulent justement les penseurs de cette révolution doivent ne pas céder à l’ivresse qu’elle induit et se positionner comme des refondateurs permanents de leur propre pensée.

Il nous faut donc ne pas succomber à nos persistances paradigmatiques, ne pas confondre vertige et bonheur, vitesse et progrès, accélération et émancipation, en exerçant un esprit critique permanent sur ce que nos esprits entrevoient ou produisent, que ce soit des technologies, des analyses ou des modèles, quand ce ne sont pas des visions. Arrêter de prophétiser, mais bien plutôt resynchroniser nos pensées avec la dynamique d’un réel changement, à partir d’ici et de maintenant.

Cette mise en abyme intellectuelle, cette refondation réflexive, est une ardente nécessité, si ce n’est une exigeante responsabilité pour tous ceux qui pensent, produisent, enseignent, communiquent sur ce qui est, de fait, un changement d’Ere.

Une refondation 2.0.