Demain le design – De l’interaction à la relation

In « Interfaces Numériques » N°1 » – (lire l’article ici)

< RÉSUMÉ >
Cet article propose une analyse critique sur une forme de pensée dominante dans le domaine du design dit « numérique », qui voudrait caractériser ce dernier comme porteur systématique d’interfaces. Ce diktat des interfaces résulte d’une série d’ivresses numériques qui désorientent les visions, les propositions, et l’analyse des enjeux. Nous proposons de montrer ici que le designer a intérêt à se détacher de ces pensées et pratiques conform(ist)es et en continuité, pour adopter des démarches disruptives issues d’une pensée qui l’est tout autant. Il y a dans l’attachement aux interfaces et aux interactions associées, un désir de contrôle qui est un barrage au nouveau design à naître, le design relationnel. Les objets de demain auront des relations avec nous, et elles seront bien plus importantes que leurs fonctionnalités.

< ABSTRACT >
This article aims at making a critical analysis on a dominant way of thought in the so‐called “digital” design field that would characterize the latter as systematically bearing interfaces. This diktat of interfaces is the result of a series of digital euphoria, disorienting the visions, the propositions and the analyses of what is at stake. We want to show here that the designer should free himself from these conformist and continuous thoughts and practices, and choose disruptive approaches resulting from as disruptive a way of thinking. This attachment to interfaces, and to the associated interactions, shows an eagerness to control, which prevents a new design from developing ‐ relational design. Tomorrow’s objects will have relations with us, which will be much more important than their functionalities.

  1.     La victoire de l’interface ?

L’appel à communication de ce premier numéro de la revue Interfaces numériques, et qui a pour titre « de l’interactivité aux interaction(s) médiatrice(s) » commence par exploiter une citation d’un ouvrage récent, celui de Stéphane Vial (2010) à propos de l’interactivité comme spécificité des objets numériques. Stéphane Vial décrit ces derniers comme objets « interactifs produits dans des matières informatisées et organisés autour d’une interface ». Cette citation semble poser comme acquise et partagée une conception qui ferait consensus et à partir de laquelle le débat et la recherche pourraient ensuite se déployer. Cette idée consensuelle est celle de l’interface comme condition nécessaire à l’existence de l’interactivité et par extension des interactions.

De fait, tout le texte de l’appel à communication se construit ensuite sur cette idée « acquise » – qui en devient une idée « reçue » – qui structure non seulement toute réflexion, mais aussi toute production de designer : qu’on se le dise, et même que l’on s’en convainque ! – le designer numérique est un designer d’interface, et vice versa.

Or, il existe une autre école qui se refuse à penser cette confusion comme fondatrice du design numérique (dénomination qui nous déplaît aussi à plus d’un titre, mais chaque chose en son temps), une école de pensée qui, en s’inscrivant à la fois dans la perspective historique de l’informatique et du design, affirme que si l’interface s’est imposée longtemps comme une figure nécessaire sinon naturelle, elle est en passe de disparaître, non pas en tant qu’elle deviendrait invisible, mais parce qu’elle serait inutile sinon contradictoire à l’objet auquel elle serait rattachée.

Cette école de pensée, représentée ici par les auteurs de cet article, s’est donné un nom : le Living Design. Et c’est ce qui fonde cette pensée, Demain le design : de l’interaction à la relation < 37 > en termes de vision, de méthodologie et – disons le mot – de philosophie que nous nous proposons d’exposer ici.

Petite remise en perspective historique

Les premiers objets numériques ont été les ordinateurs, et ils sont encore aujourd’hui les plus nombreux. Objets matériels, ils ont toujours été accompagnés de leurs fantômes immatériels numériques que sont les programmes. Si leur taille a changé, s’ils ont aujourd’hui de nombreux avatars (consoles de jeux, Smartphones, internet box, etc.), leur nature n’a en rien fondamentalement changé : ils restent des machines de Turing, avalant inlassablement leurs litanies de signes, et en écrivant tout aussi inlassablement de nouvelles.

Mais s’ils n’ont en rien changé structurellement, il est clair que les expériences qu’ils permettent ont changé de nature, de fréquence, d’intensité. Ces changements sont nés de trois phénomènes conjoints, sinon corrélés :

–      l’invention du micro‐ordinateur, et de son champion le PC ;

–      l’apparition de nouveaux paradigmes et modalités de dialogue ;

–      la numérisation de tout l’environnement humain.

Avant le PC, les systèmes informatiques commercialisés étaient conçus par des informaticiens pour des informaticiens. Les ingénieurs d’IBM, de Burroughs, de la CII ne travaillaient que pour les informaticiens des ministères, des banques, ou des assurances. Appartenant à la même secte, parlant le même langage, ils étaient tous à l’aise dans un univers fermé, occulte, abscons, et pour tout dire fascinant pour le reste des mortels qui en étaient exclus. Il n’était pas besoin de travailler sur le dialogue homme‐machine, non seulement parce que les modalités de dialogues étaient très limitées sur ces systèmes commercialisés, mais aussi parce que les concepteurs et les utilisateurs étaient « entre eux », et formaient de fait une très petite communauté, jalouse et fière de ses secrets, et aucunement prompte à les partager avec le vulgaire (qui en aurait fait quoi d’ailleurs ?).

L’apparition du PC va s’avérer être l’acte fondateur du déploiement d’une société totalement informatisée, non seulement parce que le PC  est un objet technique ouvert, peu coûteux et clonable à merci (remercions d’ailleurs ici IBM pour son manque de clairvoyance qui se révéla après coup un vrai cadeau à l’humanité) mais surtout parce qu’il s’adresse tout d’un coup à une autre communauté que celle des informaticiens dont il induit la naissance : les utilisateurs !

Cela change évidemment tout. Parce que les utilisateurs sont maintenant les clients (ce qui n’était pas le cas avant). Parce qu’ils n’ont aucune raison de se voir imposer les paradigmes et les pratiques des informaticiens. Parce qu’ils sont exigeants, et qu’ils ont le choix. Parce qu’ils sont de plus en plus nombreux. Voilà quelques paramètres darwiniens qui expliquent pourquoi la pression sélective a contribué à faire apparaître des nouvelles expériences utilisateurs, et partant des nouvelles modalités de dialogue homme‐machine. Ce qui s’est passé sur le marché du PC s’est d’ailleurs exactement reproduit, à une vitesse finalement identique, sur celui du mobile.

En parallèle, et en corrélation, de nouveaux paradigmes comme de nouvelles modalités de dialogue homme‐machine[1] s’imposent assez rapidement, même s’ils étaient nés bien souvent avant l’apparition de l’informatique grand public, et qu’ils soient :

–      immatériels : WYSIWYG, métaphore du bureau, icones, menus déroulants, etc. ;

–      matériels : souris, trackball, joystick, écran tactile, etc.

Ces paradigmes, ces modalités se sont imposés au point de faire consensus et de définir de fait un modèle « standard », qui s’instancie tout ou partie dans n’importe quel avatar de l’ordinateur (mobile, Smartphone, Net box, télévision HD, console, appareil photo, etc.).

Cette généralisation du « modèle standard », s’appuie sur, autant qu’il contribue au troisième et dernier phénomène dont nous voulons parler ici : la numérisation de tout l’environnement humain.

. Aboutissement d’un phénomène né avec le PC, renforcé par les consoles de jeux, poursuivi avec l’internet, popularisé par le mobile, la numérisation est en passe de se généraliser et de s’imposer au monde entier, et infiltrera à terme l’ensemble des expériences humaines.

Pas un objet, un lieu, un moment, une expérience – personnelle ou professionnelle – qui ne sera suivie, accompagnée, produite, sinon induite, par des technologies numériques. Cette informatique invisible (cf. Weiser, 1991) sans couture, très pédagogiquement décrite par Adam Greenfield (2007) s’appuie sur deux avancées technologiques :

–      la généralisation des capteurs dans l’environnement humain, et l’exploitation de leurs données ;

–      la mise en réseau de tous les objets numériques (internet des objets).

Ce bain numérique, cet éther digital est pensé comme le milieu naturel des interfaces du modèle standard, mais aussi de ses métamorphoses induites par des nouvelles technologies et algorithmes comme l’analyse d’images permettant la reconnaissance des visages, des gestes, des attitudes et des scènes.

Cette digitalisation ultime semble sceller définitivement la victoire des « utilisateurs » et introniser en gloire la notion d’interface, dont toutes les instances sont alors au service d’un Homo Numericus ivre d’une maîtrise – fantasmée ou réelle – de son environnement quotidien, et par extension, de sa destinée. Et c’est bien cette ivresse, partagée nous le pensons par les designers eux‐mêmes, que nous proposons de disséquer maintenant, pour en démontrer les limites et l’illégitimité à vouloir s’ériger en monument incontournable.

  1. 2.    Ivresses numériques

C’est souvent la désorientation qui caractérise les situations d’ivresse, et être désorienté c’est n’être plus capable de différencier les voies et les chemins qui nous ramènent chez nous. Le « chez nous » dont nous parlons ici étant le futur, il y a donc une certaine urgence à ne pas se tromper de chemin, au risque de tourner en rond et à graviter en  permanence autour de concepts périphériques, comme la phalène autour du fanal. Quels sont ces concepts ?

Le premier d’entre eux est le contenu

La montée en puissance du web et de ses avatars, sa capacité à diffuser, manipuler, créer non seulement toutes les formes de contenus possibles (textes, images fixes, images animées, son, vidéo, vidéo 3D, odeurs, haptique, et donc à terme des expériences immersives), mais aussi une quantité croissante de services associés (utiles, innovants, étranges ou drôles) feraient du contenu la condition comme la fin de l’expérience numérique. Tout ou presque se résumerait ainsi à des services autour de contenus, contenus destinés par définition à être consommés par leurs destinataires, quand ils ne sont évidemment pas créés par des destinateurs. Produire et/ou consommer (du contenu) serait alors un des actes majeurs de l’homme numérique. Nous contestons ce point de vue, et considérons cette fixation sur le contenu comme éminemment réductrice. Pour importants que soient les contenus, leur digitalisation et celle des services associés restent en continuité avec nos expériences passées (celle du livre, de la radio, du cinéma, de la télévision) et ne nécessitent pas de notre part – designers ou utilisateurs – de ruptures conceptuelles majeures.

Le deuxième de ces concepts est l’écran

Cet objet fascine au point que tous les imaginaires y voient la porte incontournable vers toutes les expériences numériques. Qu’un opérateur Telecom cherche à imaginer le futur des hommes (souvent celui de son métier plutôt) et voilà qu’il peuple les espaces humains – privés, publics, professionnels – d’un nombre infini d’écrans. Ce délire multiplicateur d’écrans est évidemment en relation directe avec la fascination pour le contenu et de son incontournabilité. Puisque le contenu et son petit frère le service sont la condition comme la fin de l’expérience, il faut mettre à disposition des humains le périphérique pour le délivrer n’importe où, n’importe quand et à n’importe qui. Et ce périphérique, c’est l’écran : sur le mur de chaque pièce, nos plafonds, nos planchers, sur nos Smartphones, sur notre électroménager et nos lunettes, sur nos immeubles et nos vitrines… Il y a pour l’écran une fascination comparable à celle qu’avaient nos (grands) pères pour la carte perforée dans les années 1950, cartes qui peuplaient tous les imaginaires de SF au cinéma. Nous contestons aussi cette fascination pour un écran qui serait l’avatar physique du contenu (le media est le message !), persuadés au contraire que tout se joue ailleurs, et que les promesses des nouvelles technologies vont s’exaucer dans cet ailleurs.

Le troisième concept est la connexion

Avec l’internet c’est la victoire de la communication – et en fait de son expression hypermoderne « la connexion » – qui semble acquise et assise. Il semble impossible aujourd’hui de ne pas intégrer le fait d’être soi‐même connecté – quand ce n’est pas de connecter les objets entre eux – comme l’un des nouveaux paramètres de l’expérience numérique humaine. Notre futur sera donc « connecté, forcément connecté », et peu de services, de systèmes et d’objets pourront échapper longtemps à cette nécessité. Cette caractéristique semble donc être, elle aussi, le passage obligé de nos conceptions et de nos expériences. Nous voulons relever le danger de cette posture, non pas qu’elle ne soit pas porteuse en elle‐même de promesses de services infinies, mais en ce qu’elle contraint l’imagination à penser à partir de ces termes, l’enfermant ainsi en une pensée fonctionnelle et utilitaire, et donc en se détournant des enjeux de relation.

 

Le quatrième concept est l’immatérialité

On a essayé, et on continue d’essayer de nous faire croire que l’horizon ultime de l’expérience humaine se trouverait justement derrière ces écrans, comme derrière le miroir d’Alice. Que les expériences les plus belles, les plus folles, les plus utiles, les plus insolites se joueraient au travers des réseaux sociaux, dans une socialité désincarnée et sans contact physique, dans une seconde vie, extension immatérielle de la notre, mais tellement plus belle, tellement plus forte. Second life is a second chance, and may be the last one ! pourraient clamer les prophètes de cette interactivité sans corps. En corrélation totale avec la fascination des écrans, cette volonté d’effacer le corps au profit d’une expérience plus abstraite ne nécessitant plus forcément d’engagement de l’ensemble de la machine humaine (mon corps, le corps des autres, les objets, l’espace) ressemble à s’y méprendre à une affirmation quasi religieuse d’une promesse d’un au‐delà meilleur : jamais dans ce monde vous n’accéderez à la plénitude de l’expérience, celle‐ci n’est possible qu’au‐delà de l’écran, et en tous cas sans qu’il soit besoin de votre corps et de ce monde matériel. On serait tenté de finir par un « Amen » sonore tant on retrouve là une vision proche des concepts judéo‐chrétiens primitifs, qui ont façonné si profondément les rapports au monde d’une grande partie de l’humanité.

Le cinquième et dernier concept est évidemment celui d’interface

À lui seul, il contient et résume à bien des égards les quatre premiers. Des contenus, délivrés par l’intermédiaire d’écrans, nous permettent d’accéder à des expériences immatérielles et connectées au travers d’interfaces[2]. Hors de l’interface, point de salut (pour reprendre nos métaphores religieuses) ! L’interface représente alors le point d’entrée, de contact, de déclenchement, de contrôle, de sortie de l’expérience interactive. Elle en est l’alpha et l’oméga. Puisque deux mondes existent et qu’il faut passer de l’un à l’autre – ou souvent, plutôt, se projeter de l’un dans l’autre – il faudrait bien passer par ce mécanisme de l’interface. Une interface n’est‐elle d’ailleurs pas, par définition, la surface résultant de la mise en contact de deux milieux différents ? Nous pensons que ce concept est à la fois réducteur et stérile. Véritable oeillère intellectuelle, il interdit de fait toute conception d’expériences où il serait absent. Castrateur créatif, il interdit d’imaginer et de sortir des catégories associées s’imposant en monument autoritaire au designer.

  1. 3.    Demain le design

3.1.          Sortir du contrôle

Consubstantiellement lié au concept d’interface se trouve le concept de contrôle. Constante anthropologique, ce concept vient de loin puisqu’il s’inscrit dans l’histoire de l’hominisation lue comme un processus de maîtrise du monde au travers de l’outil comme extension du corps et de matérialisation du savoir (Leroi‐Gourhan, Stiegler). L’outil peut être considéré comme de la matière contrôlée servant des intentions. Il y a de fait de la téléologie dans l’outil. Atteindre un but, servir une intention à l’aide d’un outil – quel qu’il soit – nécessite d’ajuster ces actions en permanence à partir de lecture d’information, directe ou rétroactive. Les interfaces n’échappent pas à ce schéma dans la mesure où elles peuvent être considérées comme des collections et collaborations d’instances de la catégorie du levier[3] (dont tous les éléments de contrôle d’un artefact humain relèvent : boutons, manches, manettes…), et d’instruments et de modalités de lecture/mesure des situations comme des actions menées à travers elles. La chose est claire : l’interface est un instrument de contrôle, de pilotage.

Du levier à l’interface, il y a donc une forme de continuité dans la production des outils humains, malgré les révolutions techniques (puis technologiques avec l’arrivée de la pensée scientifique) qui, si elle change le degré d’interaction avec le monde – et notamment avec le monde artificialisé – n’en change pas la nature. La volonté de contrôle et de pilotage reste centrale, et la relation à l’objet de l’interface (ce qui motive son déploiement) reste une relation téléologique, et en tout cas de servitude à un besoin ou à un objectif. La cybernétique est née de ce projet puisqu’étymologiquement elle signifie la science du pilotage, et sa métamorphose industrielle qu’est l’informatique ne s’en est pas beaucoup éloignée.

Cette asymétrie relationnelle que représente l’asservissement de l’objet via son interface est ce que nous nous refusons à admettre comme incontournable. Le poser comme postulat implique une grille de lecture du monde qui nous semble ignorer les potentialités d’une société différente où les objets changeront de statut, si ce n’est de destin, parce qu’ils seront avec nous dans une relation en dehors de cette asymétrie.

C’est donc pour nous le changement de nature de la relation qui nous semble au coeur des enjeux du « numérique », que ce soit en termes d’anticipation, de recherche ou de créativité, qu’une démarche IHM est incapable de provoquer parce qu’en continuité, mais qu’une nouvelle démarche (le Living Design) doit permettre d’approcher.

3.2.          Une véritable rupture

Maintenant dégrisés, maintenant que nous ne voyons plus le futur au travers des prismes obligés des contenus, des médias, de la connexion, de l’immatériel et des interfaces, comment faisons‐nous face à ce vide conceptuel, et en quoi ce vide est selon nous porteur de fantastiques opportunités non seulement pour les designers, mais aussi et surtout pour les êtres humains de demain ?

Pour répondre à cette question, il nous faut d’abord exprimer une hypothèse pour le futur, non pas tant pour faire œuvre de prophète (car cette hypothèse a déjà été énoncée et partagée), mais bien plutôt pour créer une tension nécessaire au déclenchement d’une dynamique de pensée originale et créative.

Cette hypothèse c’est que le moindre objet, le moindre lieu, le moindre moment et donc la moindre situation humaine contiendront des capteurs, des processeurs, des logiciels, de l’intelligence artificielle, des matériaux réactifs, et des actuateurs. Cette hypothèse a plusieurs conséquences importantes.

3.2.1.      Vers les robjets

Nous postulons d’abord que les « objets » de demain, et donc les espaces qu’ils définiront, seront capables de percevoir leur environnement, d’en avoir une représentation, de prendre des décisions, et d’agir. Des objets autonomes, à l’écoute, agissants, et pourquoi pas apprenants ? Nous avons là la définition exacte du robot ! Et c’est pourquoi nous avons proposé dès 2008 le néologisme de « robjet[4]» – né de la contraction de robot et d’objet – lors d’une conférence donnée à la Cité des Sciences et de l’Industrie dans le contexte du projet RoboCité piloté par la FING[5]. Ces objets peuvent objectivement être considérés comme des robots.

La capacité de prendre des initiatives est au cœur de cette hypothèse, et on peut déjà entrevoir en quoi cette capacité remet fondamentalement en cause le concept d’interface. La question du contrôle n’est en effet plus au cœur de l’usage du robjet. Celui‐ci étant capable de percevoir son environnement (l’humain en faisant partie), de prendre des décisions et d’agir de manière autonome, il n’y aucune raison d’agir sur son fonctionnement, mieux sur son comportement, autrement qu’en vivant, tout simplement.

3.2.2.      Le retour de la matière et du corps

Nous affirmons ensuite que cette hypothèse implique le retour de la matière dans le design dit « numérique ». L’intégration non ostentatoire des technologies robotiques dans les objets et les situations de vie permet de faire de la matière et de l’espace le support et le lieu de l’expérience numérique. En devenant invisible, ou au pire secondaire, la technologie laisse la place à nouveau aux formes, aux textures, mais aussi à l’expérience sensible de celle‐ci : chaleur, odeur, mouvement, lumière, sont à nouveau au rendez‐vous.

Ce retour de la matière et de son appréhension sensible signifie aussi le retour du corps dans les conditions de l’expérience et de l’usage numérique. Quand nous parlons de corps, nous parlons du corps sensible, du corps pensant, du corps communiquant, du corps situé. Longtemps, comme nous l’avons implicitement dit précédemment, l’expérience numérique a été pour l’essentiel une expérience abstraite, cognitive, même si les émotions n’étaient pas absentes, loin de là, dans certaines de ces expériences (notamment dans les jeux vidéos, ou les installations interactives), et même si des techniques immersives (visuelles et haptiques) peuvent donner l’illusion d’une expérience située. Plus d’illusions ici, plus de leurres haptiques, mais des situations réelles et situées.

Ceci est une excellente nouvelle pour les designers du monde, absolument tous ! Si le design interactif « sous ivresse » se confine essentiellement à la quadruplette « contenus/média/communication/ interface », il exclut de fait une très grande partie des designers qui s’en sentent éloignés. À l’inverse, l’invisibilité de la technologie, son invasion de la matière, la disparition des écrans, la dissolution des interfaces et la réapparition du corps leur laissent à nouveau le champ libre, pour peu qu’ils se dotent d’une nouvelle forme de pensée créative, et qu’ils abandonnent une technophobie irrationnelle qui serait née de leur exclusion.

3.3.          De la fonction au comportement

L’autre grande conséquence de la rupture paradigmatique induite par l’hypothèse « robjet » est la manière dont l’objet est pensé par le designer, et perçu par son bénéficiaire (nous évitons intentionnellement le mot « utilisateur » ou « usager », pour des raisons que le lecteur comprendra très vite).

Longtemps, l’objet a été conçu et vu comme porteur de fonctionnalités. La fonction pouvait même être considérée comme le pont entre les points de vue du designer et de l’utilisateur. Le design en tant que discipline a même été théorisé (Loos, 2003) autour du lien entre forme et fonction. C’est le fonctionnalisme qui lie (et limite !) de manière stricte la forme des objets et leurs usages, la première étant exclusivement au service des seconds. Dans le design d’interface, ce lien s’est évidemment et à juste titre exprimé, notamment dans les approches d’ergonomie cognitive. C’est à cette aune que l’on peut mesurer la qualité d’une interface : permettre d’accéder aux fonctionnalités de l’objet ou du service au travers de mécanismes « formels ».

Avec les robjets, la fonctionnalité disparaît ou n’est que périphérique dans la mesure où ce sont leurs comportements qui les caractérisent. Leur efficacité se mesurera de fait à la pertinence de leur prise d’initiative, cette pertinence ne pouvant pas se limiter à la seule livraison de services. Cette prépondérance des comportements a d’immenses conséquences, tant pour le designer du robjet que pour son bénéficiaire.

Pour le designer, il ne s’agit de rien d’autre que d’inventer le design comportemental. Si le designer est un penseur de systèmes, et si ces systèmes intègrent déjà des composants immatériels, la dimension comportementale implique l’acculturation à de nouveaux savoirs (l’IA essentiellement), la mise en place de nouvelles pratiques, la création de nouvelles méthodes, et surtout le travail interdisciplinaire régénéré avec des acteurs venus de nouveaux horizons comme des mathématiciens, des roboticiens, des spécialistes de l’IA, des neuroscientifiques, des biologistes, et sans compter ceux avec qui il collabore déjà.

Pour l’être humain que ces objets (et espaces) entourent de leur attention, c’est une nouvelle forme d’interaction qui va devoir se construire. Sans qu’il soit besoin de pilotage, ils sont pourtant là pour lui et toutes leurs initiatives devraient être à son profit. Mieux, ils seront même susceptibles de collaborer entre eux pour se faire, et d’inventer des « protocoles » inédits, véritables comportements collaboratifs (vertueux espérons‐le), à la manière des systèmes multi‐agents. Cette attention portée à l’être humain par ces robjets va, pour la première fois dans l’histoire de l’homme, totalement remettre en cause et transfigurer son rapport au monde, puisque celui‐ci se fait pour sa plus grande part au moyen des artefacts.

3.4.        De l’interaction à la relation : vers le living design

Si l’on parcourt nos rapports avec les machines, on voit que nous sommes passés de leur simple contrôle – où l’initiative est l’apanage du seul opérateur – , à de l’interactivité – où les initiatives sont partagées mais où l’atteinte d’une fin motive l’utilisateur – , pour finir demain sur une situation inédite, celle d’un monde partagé par des hommes et des robjets, entre qui se construiraient des véritable relations, où des vies et des expériences se rencontreraient – celle des hommes comme celles des robjets – au fil desquelles des histoires communes émergeraient, espérons‐le encore, heureuses.

Design interactif, design d’interaction, design numérique, toutes ces dénominations deviennent du coup caduques à la lumière de la promesse de ces relations, qui formeraient alors le tissu de nos vies. Notre design serait donc un design relationnel, un design de la relation, un design de la vie. Ce nouveau design, ce living design, reste à construire, en rupture avec tout ce qui l’a précédé. Les défis pour se faire sont nombreux.

Le premier défi est conceptuel. Il s’agit pour le designer de se confronter vraiment à la complexité : celle des technologies et des savoirs croisés, celle de l’architecture du système des robjets, et celle du design comportemental (celui des robjets bien sûr, mais surtout celle du système né de leur coopération, a priori imprévisible).

Le deuxième défi est méthodologique. Nous sommes en train de balbutier notre alphabet de la relation. Aucune méthode, aucun outil de modélisation, aucun langage, aucun process n’existe aujourd’hui pour adresser de manière industrielle ce marché. Nous pouvons comparer la situation dans laquelle nous nous trouvons à celle que connaissait l’informatique lors de l’irruption du PC. Alors que tout – langages, outils, méthodes, formation – était taillé pour un marché dominé par les gros systèmes – les mainframes – le PC a représenté un espace de liberté et de bricolage fécond, productif, dont les acteurs ont dû tout réinventer pour adresser les enjeux fondamentalement différents de ce qui allait devenir un marché de masse et changer la vie quotidienne des gens, petits en grands, grand public ou professionnel de manière révolutionnaire et irréversible. La comparaison est juste, nous allons connaître un moment identique sur le système des robjets. Le designer devra en être une des chevilles ouvrières.

Le troisième défi est éthique. La où la responsabilité du designer ne se posait que très localement, dans sa participation à la production d’un système d’objets inertes et fonctionnels mais rarement impliqués dans des réseaux de causalité ouvert, la prise d’initiative des robjets, leur collaboration, leur interconnexion sont susceptibles de générer des effets insoupçonnés et indésirables (comme la transparence de nos vies, la création de situations excluantes). Le designer ne pourra pas se laver les mains de ces problèmes.

Le quatrième défi est politique. Puisqu’il y a de forts enjeux éthiques dans le déploiement d’un tel système, qui fixera les règles du jeu, qui définira et mettra en place les organismes de régulation, et qui les contrôlera ? On peut craindre le pire du déphasage d’une classe politique qui peine à anticiper et qui analyse le futur avec les outils du passé, quand elle les analyse. Il faudra donc bien l’éclairer, et quoi de mieux que des designers pour y participer, eux qui se trouvent au carrefour des usages.

Le cinquième et dernier défi est d’ordre philosophique. Deux questions essentielles et radicalement nouvelles viennent interpeller l’homme à l’aube de l’avènement du robjet.

La première c’est la possibilité de ne plus être jamais seuls. La compagnie des objets attentionnés nous mettra peut‐être dans la situation de n’être plus jamais séparés. La séparation est à la fois redoutée et nécessaire, mais les conditions de sa mise en œuvre, ou son impossibilité peuvent modifier significativement notre rapport au monde, à nous‐mêmes et aux autres. Une étude a été faite sur le téléphone portable en ce sens[6], et il faudra de même s’interroger sur l’impact du système des robjets en ce sens.

La seconde c’est la possibilité de partager le monde avec des objets attentifs, attentionnés, voire aimants, des objets qui seront vécus comme – voire s’ils ne le deviennent pas vraiment – nos pairs, nos égaux. C’est alors toute la question de l’intelligence, de la raison, de la sensibilité, et des conditions de son apparition, qui se trouveront posées. Qu’est‐ce qui fait de nous des humains, et est‐ce que cela est partageable avec des objets dotés de conscience ? Qu’appelle‐t‐on alors l’humanité ?

  1. 4.    Un exemple : le jardin des amours

Le terme de « living design » est né de discussions passionnées et nombreuses entre l’auteur de ces lignes et Florent Aziosmanoff, directeur de la création du Cube[7], Bien qu’issus de parcours assez différents (psychologie et arts pour Florent, mathématiques, informatique et intelligence artificielle pour l’auteur) nous partageons complètement l’analyse développée dans cet article, même si chacun place ces enjeux dans des espaces différents, celui du discours artistique pour Florent, et celui du design pour notre part. Florent Aziosmanoff a théorisé cette approche dans un livre (Aziosmanoff, 2010). Là où Florent Aziosmanoff se propose de créer du « living art », c’est à dire des œuvres portant le discours d’un auteur construit sur la prise d’initiatives, nous nous proposons de concevoir des systèmes d’objets porteurs d’usages et de bien être. C’est notre seule différence.

Conscient de la nécessité de partager nos analyses avec le plus grand nombre, il nous a semblé nécessaire de les illustrer au moyen d’un système porteur des deux ambitions, artistiques et design. C’est pourquoi nous avons monté un consortium (Strate Collège, Le Cube le CRIIF[8]), pour répondre à l’appel à prototypes technologiques lancé en juin 2010 par le Conseil régional d’Île‐de‐France, et porté par le Pôle de compétitivité Cap Digital, en vue d’une démonstration lors de l’événement « Futurs en Seine[9] » avec le projet « Le Jardin des Amours[10] ».

4.1.          Un système de mobiliers intelligents

Le jardin des amours est un ensemble de mobiliers urbains robotisés – une poubelle, un luminaire, un banc – autonomes et mobiles, capables d’évoluer librement, de se placer là où le public en a besoin, et permettant par ailleurs de délivrer des services numériques multiples.

Capables de percevoir leur environnement grâce à des capteurs de distances, de présence, et de caméra, les mobiliers disposent aussi de la capacité de s’exprimer par leurs mouvements, mais également leurs lumières (LEDS) et leurs musiques.

Les mobiliers peuvent en permanence se répartir dans l’espace d’une manière optimale pour apporter le meilleur service aux usagers. Vivant au gré des relations avec ceux‐ci, ils se disposent là où le public les attend, anticipant même au fil du temps les habitudes du lieu, s’écartant aux temps des circulations de pointe, se dispersant aux moments tranquilles, s’orientant au soleil les jours de fraîcheur, cherchant l’ombre en pleine chaleur. Chaque mobilier est porteur de services propres : le banc dispose d’un écran tactile permettant de jouer ou d’accéder à des services. Le luminaire apporte ombre ou lumière ; la poubelle piste les papiers, et est capable de vous sermonner si vous laissez tomber un papier.

Si chacun des objets a sa propre personnalité et peut agir de façon autonome, ils sont aussi amenés à collaborer et à offrir des services complémentaires. Ainsi, alors que deux personnes sont assises sur le banc, peut‐être en train de jouer aux dames avec l’écran tactile intégré, le luminaire peut détecter leur présence (reconnaissance de visage, avec sa caméra). Il peut alors s’approcher et proposer de faire une photo de ce moment partagé. En cas de réponses orales positives, la photo est prise, envoyée à la poubelle, qui s’approche alors du banc, pour la délivrer, comme en tirant la langue !

4.2.          Les robots et Marivaux

Imaginé par Florent Aziosmanoff dès 2001, alors que les technologies n’étaient pas vraiment abordables, l’objectif du jardin des amours était d’investir la fonction dramatique des échanges avec le public et donner un sens clair à la relation établie entre les mobiliers et le public.

L’objectif étant surtout de mettre en scène les enjeux relationnels entre l’homme et ces futurs robjets, il était absolument nécessaire que ceux‐ci aient d’abord des relations entre eux, particulièrement au moment où l’on ne se sert pas d’eux. Florent Aziosmanoff a alors choisi de travailler sur les enjeux du théâtre de Marivaux, dans la mesure où celui‐ci a su, mieux que quiconque parler avec légèreté de ce qui fonde les relations humaines au quotidien, mais qui animent aussi les destinées : amours, confidences, jalousie, séduction, complot, alliance, hiérarchie, servitude ou révolte. Il y a là tous les ingrédients de la mise < 52 > Interfaces numériques – n° 1/2012 en abyme de nos propres relations avec nos contemporains, et de celles, futures, avec nos compagnons sensibles et attentionnés.

  1. 5.    Conclusion

Nous entamons la deuxième décennie d’un siècle qui pourrait voir se réaliser plus rapidement qu’on ne le croit un des plus vieux rêves de l’humanité : celui de donner vie et intelligence à des créatures artificielles, ce que nous appelons des robjets. De Pygmalion à Asimov, en passant par Vaucanson et Mary Shelley, les ingénieurs, les savants et les écrivains se sont saisis de cette promesse (ou de ce cauchemar) pour en anticiper les conséquences pratiques, sociales, politiques et philosophiques. Avec la possibilité de cet accomplissement, c’est au designer de faire aujourd’hui ce travail, dans la mesure où c’est un vivre ensemble métamorphosé qui s’annonce et qu’il concerne tous les hommes.

Cela nécessite une rupture radicale avec des pratiques, des concepts et des méthodes attachés à des enjeux réels mais limités aux contenus, aux média, aux interfaces considérées comme l’alpha et l’oméga de l’interactivité et du numérique. En renonçant à faire du contrôle le point de passage obligé de l’interaction, et donc de l’interface comme instance de ce contrôle, celle‐ci disparaît. S’ouvre alors un espace de conception de nouveaux objets capables de prise d’initiatives, avec qui nous ne serons plus en interaction mais en relation.

Le design de demain, nourri de technologies puissantes mais invisibles, sera donc un design de la relation, créant ainsi la possibilité d’un système d’objets attentifs, attentionnés, qui auront perdu leur statut d’outils, et gagné celui de compagnon. On ne contrôle pas un compagnon, on apprécie simplement la qualité des moments partagés.

 

Bibliographie

  • Aziosmanoff Florent (2010). Living Art, l’art numérique, CNRS Éditions.
  • Greenfield Adam (2007). Everyware, FYP Éditions.
  • Loos Adolf (2003). Ornement et crime, Éditions Payot et Rivages.
  • Vial Stéphane (2010). Court traité du design, PUF, Paris.
  • Weiser Marc (1991). The Computer of the 21st Century, Scientific American._

[1] Pour une vision plus détaillée de l’histoire des interfaces, nous renvoyons le lecteur vers le travail assez exhaustif d’Etienne Mineur

[2] Nous sommes conscients du caractère un peu entier de cet enchaînement. Les interfaces tangibles, par exemple, semblent échapper à ce schéma, puisque les écrans y disparaissent, et que le corps revient dans le champ de l’expérience. Mais la disparition de l’écran ou le retour du corps ne changent pas grand chose quant à notre critique de fond sur la dictature de l’interface qui voudrait rester un passage obligé.

[3] Cette catégorie vaut d’ailleurs métaphore. « Donnez moi un point d’appui et un levier, je soulèverai le monde » disait Archimède !

[4] Le designer Jean‐Louis Frechin a de son côté proposé le terme de « neoobjet». Si la nouveauté radicale de ces objets y est exprimée, leur nature autonome pas, d’où notre proposition.

[5] http://archives.universcience.fr/francais/ala_cite/evenements/robotcite/ville. htm

[6] Benasayag Miguel, Del Rey Angélique, Plus jamais seul : Le phénomène du téléphone portable, Bayard, 2006.

[7] http://www.lecube.org

[8] http://www.criif.fr

[9] http://www.futur‐en‐seine.fr/

[10] http://lejardindesamours.com/

Aux Actes Citoyens !

Il est des expressions qui nous servent autant de paravents que d’excuses. Des expressions qui nous donnent bonne conscience et nous dédouanent. Des expressions qui nous libèrent de toute exigence d’agir parce qu’elles expriment des valeurs, des principes et des concepts rationnels que peu de gens sensés et ouverts, éduqués et attentionnés, rejetteraient ou combattraient. Des expressions qui suffisent à nous positionner comme des humanistes.

« Vivre ensemble » ou « Faire société » sont de celles-là.

Et nous sommes nombreux à les faire nôtres, à les psalmodier comme des mantras laïques, en espérant qu’à force de les dire, de les affirmer, elles s’imposeront à tous, elles deviendront réelles, parce qu’elles seraient nécessaires, parce que la raison même serait en leur cœur.

C’est là le paradoxe d’une pensée rationnelle qui devient pensée magique ! La rationalité d’une proposition, parce qu’elle serait nécessaire, devrait la rendre suffisante et donc consensuelle parce qu’incontournable.

L’histoire, et en particulier l’histoire de la gauche française, est pleine d’illustrations de ces nécessités qui ne s’imposent jamais. Un Mendes ou un Rocard, par exemple, en on été les témoins et les victimes.

La raison en est simple. Nos imaginaires politiques sont, et depuis longtemps, structurés par une verticalité descendante, celle d’un pouvoir littéralement supérieur – Dieu, le Roi, le Président de la République, le PDG, le père – qui seul prend des initiatives, qui seul crée les conditions d’une organisation sociale dont nous sommes seulement les bénéficiaires passifs et jamais les acteurs.

Ce père aimant, cette entité supérieure qui décide de tout, nous ne pouvons alors que l’implorer et le prier, au travers de nos psaumes citoyens, et espérer être entendus et exaucés d’une manière ou d’une autre.

Mais avec ce Père laïque, comme avec l’Autre, rien ne se passera plus maintenant, parce que ce monde dont il est censé être l’ordonnateur lui a définitivement échappé, animé par une dynamique complexe que ce Père ne comprend ni ne maîtrise plus.

Et c’est là qu’il faut revenir aux mots et à leur sens.

« Faire Société ».

« Faire », oui c’est bien l’injonction de faire qui nous est ici exprimée !

C’est à dire de passer nous même à l’action, de mettre les mains dans le moteur, de les salir, de bricoler, d’essayer, d’échouer, d’apprendre, et ensemble forcément.

Qu’est-ce que le mouvement des « Makers » si ce n’est la réponse à cette injonction de faire, et de faire ensemble. Le territoire des « faiseurs » ne se limite évidemment pas qu’à celui des objets et de la matière, même si tout finit un jour par se matérialiser. La société elle même devient l’objet de nos projets, et c’est au quotidien, et à nos échelles, que nous devons alors construire les conditions de nos relations sociales et de leur développement.

« Faire société » est donc un appel à l’action, à l’engagement, bien plus qu’à l’adhésion à des principes. Comme en amour, il faut des preuves, et ces preuves sont des actions, des mises en mouvement.

Cela nécessite de notre part une révolution culturelle et politique, qui inverse les flux de l’action, et qui fait des citoyens des acteurs pleins et entiers de la cohésion comme du développement de la société, c’est à dire des conditions d’un possible « vivre ensemble », pour reprendre un autre Mantra.

Le paradoxe est qu’à bien des égards cette révolution est déjà faite, et que ce sont surtout les institutions politiques et ceux qui les habitent, largement datées et fossilisées, qui sont le principal frein à son déploiement généralisé.

De nouvelles Bastilles sont donc à prendre.

Les esprits sont prêts, et dans de nombreux lieux, des intelligences sont à l’œuvre, qui expérimentent des pratiques, partagent des savoirs,  et réussissent.

Devenons tous des « faiseurs de société ».

>>Lire l’article dans la Revue du Cube.

Moderne, Radicalement

(octobre 2003)

18 mois après que nous ayons quitté le pouvoir, deux échéances électorales, européenne et régionale, viennent nous rappeler, enfin, la nécessité urgente d’articuler et de défendre auprès de la population un projet socialiste alternatif à celui mis en œuvre par la droite au pouvoir.

Si celui de cette dernière est clair (réforme libérale et clientéliste tous azimut en matière économique, précarisation accrue au niveau social) et gagne en impopularité, celui du Parti Socialiste – qui devrait a priori trouver ses racines dans la motion majoritaire du dernier congrès – est pour le moins inaudible, non seulement auprès de l’électorat mais aussi auprès de ses militants, ce qui est aussi grave.

Quel discours pouvons nous alors tenir, maintenant, autour de nous pour regagner au moins la confiance populaire à défaut du pouvoir ? Et quels sont les grands principes sur lesquels le construire ? Nous suffit-il de parler de solidarité, de partage, des « grandes valeurs » qui ont fondé la gauche ? Nous suffit-il de réagir ponctuellement sur tels ou tels effets des choix gouvernementaux ? Faut-il encore surfer sur les vagues de l’altermondialisation et de ses entristes gauchistes ? Nous mesurons tous les jours, autour de nous, dans les journaux, dans les sondages, l’insuffisance ou l’inanité d’une telle démarche pour nous qualifier aux yeux de l’opinion. Il me semble au contraire plus que jamais nécessaire de tenir un discours courageux, clair et radicalement moderne.

Qu’est ce qu’une modernité radicale ? C’est l’affirmation haute et assumée de principes de base, qui ne sont aujourd’hui qu’admis, honteusement ou inconsciemment , et sans lesquels il sera vain de revenir au pouvoir.

  1. Nous vivons dans une société ouverte. Cette société ouverte implique l’autonomie et la responsabilisation des individus, en matière économique et politique. Elle implique aussi une interdépendance accrue entre les organisations humaines, comme les états. Cette ouverture induit une complexité organisationnelle et donc politique qu’il faut assumer et expliquer plutôt que de la nier.
  2. L’économie de marché est consubstantielle de la démocratie. Parce que cette société ouverte implique et nécessite pour survivre et se développer des formes d’activités économiques individuelles ou collectives libres, où plus que jamais l’intelligence est la clé des réussites. Intelligence à l’œuvre à tous les niveaux d’organisation et liberté sont aussi les caractéristiques d’une démocratie moderne et vivante.
  3. Les droits de tout homme à ses sécurités sont imprescriptibles. Intégrité physique, morale, sociale, économique et politique : c’est sur ce terrain là des insécurités qu’il nous faut nous battre. Ce sera le devoir, la spécificité et l’honneur des socialistes de les défendre  tous.
  4. La régulation est une activité politique majeure, noble et nécessaire. L’économie de marché dans une société ouverte implique la mise en place de règles de vie collectives garantes de toutes les libertés : physiques, morales, sociales, économiques et politiques. C’est plus que jamais le rôle juste, noble, assumé, et au bout du compte unique, du politique, à tous les niveaux d’organisation, que d’édicter ses règles et de veiller à leurs mise en œuvre effective, au plus près des évolutions de la société.

En quoi cette affirmation de la modernité est-elle radicale ? Elle l’est déjà parce qu’elle prend à contre-pieds certains réflexes intellectuels  de gauche archaïques, ne serait-ce que par rapport à l’économie de marché. Elle l’est encore parce qu’elle combat le nouveau populisme « de la gauche de gauche » qui se nourrit des peurs nées de la prise de conscience des premiers principes édictés plus haut, en affirmant au contraire l’importance de la prise en compte de la totalité d’entre eux, totalité sans laquelle un projet politique ne pourrait être au mieux que bancal, au pire injuste. Elle l’est enfin, parce qu’elle est adaptée à la société du XXIème siècle, mondialisée, en développement général, où les démocraties progressent partout, et où enfin une Europe politique va tôt ou tard émerger comme puissance politique, économique et morale sur l’échiquier mondial.

Comment alors s’appuyer sur ces principes pour affirmer publiquement notre projet ? Je prendrais deux exemples, particulièrement d’actualité : la relation avec l’extrême gauche et l’Europe.

S’appuyant sur les peurs de la société ouverte, l’extrême gauche, et ses cortèges associatifs, fait systématiquement le procès de la gauche de gouvernement au motif, justement, qu’elle gouverne et qu’elle accepterait de fait les règles de l’Ultra-libéralisme. Ne pas assumer les 4 principes précédents ne peut que nous mettre dans une position de repentant chronique vis-à-vis de ce reproche. Leur affirmation courageuse, au contraire, nous permettrait d’inverser les termes du procès en imposant à l’extrême gauche la démonstration de la preuve de l’efficacité de ses « propositions » quant au respect de ces principes. C’est à nous de mener le débat, c’est à nous de mettre ces organisations, leurs dirigeants, et leurs électeurs devant leur incapacité de réformer la société en refusant d’exercer le pouvoir au sein d’un monde ouvert. En résumé, il appartient au parti socialiste d’imposer l’agenda du débat, à gauche et plus largement dans la société française, plutôt que de réagir sur des termes qu’il ne maîtrise pas.

L’Europe est quant à elle le terrain patent de nos errances idéologiques, alors qu’elle devrait être au contraire le lieu idéal de l’affirmation de nos principes, voire celui majeur même de notre projet politique, au détriment du seul niveau national. Comment ? En affirmant haut et clair que le projet politique de l’Europe ne peut être que fédéral, parce que la somme des politiques nationales ne peut en aucun cas aboutir à un projet adapté à une société européenne à 25 (et demain à plus) ouverte et juste. En appelant à voter clairement oui au projet de constitution européenne proposée par la convention, en restant ainsi un acteur déterminé d’une construction européenne que rien ne doit retarder. Prétendre, sur ce dernier point, que le projet engagerait l’Europe dans une dérive libérale est non seulement faux, mais risible, tant cela revient à confondre institutions et politiques. Faut-il rappeler que François Mitterand a présidé au destin politique de la France pendant 14 ans sans changer une seule ligne d’une constitution qu’il qualifiait au moment de sa création de « coup d’état permanent » ? Ce qui n’a nullement empêché les gouvernements de gauche de l’époque de mettre en œuvre leurs  choix politiques.

Pour emporter la confiance de nos concitoyens, il faut donc à la fois compter sur leur intelligence et sur la force de nos convictions. Celles-ci n’ont pas à être frileuses, passéistes, ou suivistes mais à la fois fortes, claires, et courageuses. Assumons, donc et affirmons les premiers, sinon les seuls, un projet de société ouverte, entreprenante, et respectueuse de toutes les libertés individuelles et collectives. Nous en serons les meilleurs pilotes.

 

Boule et Bill

ou « La famille a du Chien »

Boule et Bill : deux noms qui roulent. Un enfant et un chien. Deux amis inséparables qui habitent depuis 30 ans dans le journal SPIROU. Deux personnages qui n’ont pas grandi et qui ont pourtant tellement changé, et dont l’univers est le lieu de plus d’un millier de gags. Oyez ! Oyez ! les Petits qui deviendrez Grands, et les Grands qui ont su rester Petits. Oyez l’histoire de l’aventure derrière les conventions.

Il est en effet un genre en Bandes Dessinées -et particulièrement pratiqué aux Etats-Unis- qui a pour nom Family Strip (non ! Pas la famille en lambeaux !). Les lois en sont simples, les ressorts connus, pusique la famille y est en effet le lieu du drame. Par famille, il faut comprendre d’abord des personnages (un papa, une maman, quelques enfants -pas trop-, , et un animal -indispensable-, quelques copains et des voisins- déagréables de préférence- ).

Ces personnages sont en règle générale trés conventionnels, et n’ont pas de caractéristiques sociales ou culturelles qui les fait sortir d’une norme. Ils sont en fait le miroir de leur lecteur, des individus moyens. La famille c’est aussi un lieu (une maison, un jardin, des meubles), lieu aussi fixe que les personnages le sont dans leurs comportements. C’est donc dans un univers très bien délimité que les gags, et les aventures domestiques vont se développer. Le fait même que tout soit connu contribue mécaniquement au plaisir du lecteur, qui est en fait chez lui.

La série Boule et Bill appartient ainsi totalement à ce genre. Qu’on en juge. Boule est le fils d’un cadre moyen, propriétaire d’un petit pavillon de banlieue. Ce papa est très classique, il a une 2CV citroën (ce qui le classe tout de suite socialement), regarde le foot à la télévision, fait la sieste après la lecture de son quotidien, et a des ennuis avec le fisc. La maman de Boule est elle aussi une caricature, elle dépense de l’argent (pour des frivolités, considére évidemment son mari) et a peur des souris. Rien que des conventions, on l’admettra.

Mais voilà, deuxième personnage du couple, le chien Bill va petit à petit se révéler être le grain de sable (le grain de folie ?) qui va dérégler cette mécanique du quotidien, et qui va révéler derrière les conventions, un monde d’humour, de poésie, de non-conformisme : bref, l’antinomie de cet univers bourgeois, confortable, rembouré et faux, comme un fauteuil en Skaï.

Cocker roux, Bill est en effet paresseux, il ne pense qu’à dormir, manger et s’amuser : toutes choses qui ne s’affiche pas quand on est un type comme il faut ! Qui plus est, Bill n’aime pas les uniformes. Qu’ils s’agissent des porteurs de soutanes, de galons ou de revolvers, ils ont tous droit à l’expression canines (comme les dents) de sa phobie. Les Chasseurs n’ont aussi droit à aucune circonstances atténuantes. Car Bill est un ami des bêtes. N’abrite-t-il pas régulièrement dans sa niche toute une famille d’oiseau en quête d’un refuge ? N’est-il pas amoureux de la tortue Caroline (lente, mais séductrice), elle aussi, autre personnage en marge de ce monde des hommes où va trop vite, inutilement trop vite ? Bill déteste l’eau, et finit toujours par succomber aux honteux stratégèmes fomentés par ses frères supérieurs pour le mettre au bain. C’est donc par Bill que le scandale arrive, que l’univers se détraque.

La chose est clair  ! Bill est le véritable héros de cette série. Au départ partenariat équilibré, les projecteurs se sont de plus en plus focalisé sur ce petit animal jouisseur. L’évolution même des titres des albums de la série illustre parfaitement cette dérive. Jusqu’au 7ème album, ceux-ci s’appellent tout simplement « 60 Gags de Boule et Bill », et seul un numéro les différencie. Le 8ème Album annonce le changement qui va s’opérer, puisqu’il porte le titre de « Papa, Maman, Boule … et Moi ». Sur la couverture, les humains sont représentés dans des cadres accrochés au mur, pendant que Bill (et Caroline) sont eux bien vivants ! La signification en est claire : ceux-là sont prisonniers de leur cadre ! nous, nous sommes libres ! A partir de cet album, à peu près tout les titres vont être centrés sur Bill (jeux de Bill, Une vie de Chien, coquin de cocker, …)

Bill apporte donc de la fraicheur à cet univers, et cette fraicheur s’exprime par ses incongruités et son non-conformisme. Parfois l’auteur -qui se cache, c’est sûr, derrière ce chien rigolo- introduit l’étrange dans ses bandes, comme pour mieux faire se faire entendre : Tout ceci n’est évidemment que convention. Regardons de l’autre côté du miroir ! Ainsi, la maison de Boule est elle souvent décoré de cadres champètres (non! pas de gardes-champètres) desquels des petits oiseaux sortent parfois leur têtes pour observer les agitations de ce petit monde (des dessins animés dans une bande dessinée quoi !).

Parmi les meilleurs albums de la série, citons particulièrement « Globe-Trotters ». Histoire complète (et non plus une série de gags d’une page), il relate les aventures de Boule et Bill enmenés dans un tour du monde fou, fou, fou ! Vainqueurs d’un concours (celui du meilleur ami), nos deux amis vont être pilotés par un accompagnateur obsédé des horaires dans un pélérinage circumterrestre. Ce voyage n’est d’ailleurs pas que géographique, puisqu’en fait, Boule et Bill vont  y rencontrer un kyrielle de personnages de BD. L’album est intéressant, aussi parce qu’il fait exploser le genre auquel s’était jusqu’à présent nourri la série. Au revoir l’intérieur bourgeois, bonjour le Monde !

Cousin canin de Gaston (il en a le côté non-conformiste et jouisseur, voir le Lien du mois de Mars), Bill est aujourd’hui entré dans la légende, et figure dès à présent au côté de ses autres frères de races au Who’s Who (ou plutôt au Wouaf Wouaf) de la BD que sont Milou et Snoopy. Moins hermétique et désespéré que l’univers de Georges Schultz, le monde de Roba, auteur de ce petit chef d’oeuvre, est au contraire bourré d’optimisme et de joie de vivre. Et nul doute qu’il nous invite à suivre le modèle qu’il nous dessine (car c’est bien son dessein).

Nous sommes tous des cockers !!! (Non ! pas des bergers allemands).

(Mars 1990)