In « Interfaces Numériques » N°1 » – (lire l’article ici)
< RÉSUMÉ >
Cet article propose une analyse critique sur une forme de pensée dominante dans le domaine du design dit « numérique », qui voudrait caractériser ce dernier comme porteur systématique d’interfaces. Ce diktat des interfaces résulte d’une série d’ivresses numériques qui désorientent les visions, les propositions, et l’analyse des enjeux. Nous proposons de montrer ici que le designer a intérêt à se détacher de ces pensées et pratiques conform(ist)es et en continuité, pour adopter des démarches disruptives issues d’une pensée qui l’est tout autant. Il y a dans l’attachement aux interfaces et aux interactions associées, un désir de contrôle qui est un barrage au nouveau design à naître, le design relationnel. Les objets de demain auront des relations avec nous, et elles seront bien plus importantes que leurs fonctionnalités.
< ABSTRACT >
This article aims at making a critical analysis on a dominant way of thought in the so‐called “digital” design field that would characterize the latter as systematically bearing interfaces. This diktat of interfaces is the result of a series of digital euphoria, disorienting the visions, the propositions and the analyses of what is at stake. We want to show here that the designer should free himself from these conformist and continuous thoughts and practices, and choose disruptive approaches resulting from as disruptive a way of thinking. This attachment to interfaces, and to the associated interactions, shows an eagerness to control, which prevents a new design from developing ‐ relational design. Tomorrow’s objects will have relations with us, which will be much more important than their functionalities.
- La victoire de l’interface ?
L’appel à communication de ce premier numéro de la revue Interfaces numériques, et qui a pour titre « de l’interactivité aux interaction(s) médiatrice(s) » commence par exploiter une citation d’un ouvrage récent, celui de Stéphane Vial (2010) à propos de l’interactivité comme spécificité des objets numériques. Stéphane Vial décrit ces derniers comme objets « interactifs produits dans des matières informatisées et organisés autour d’une interface ». Cette citation semble poser comme acquise et partagée une conception qui ferait consensus et à partir de laquelle le débat et la recherche pourraient ensuite se déployer. Cette idée consensuelle est celle de l’interface comme condition nécessaire à l’existence de l’interactivité et par extension des interactions.
De fait, tout le texte de l’appel à communication se construit ensuite sur cette idée « acquise » – qui en devient une idée « reçue » – qui structure non seulement toute réflexion, mais aussi toute production de designer : qu’on se le dise, et même que l’on s’en convainque ! – le designer numérique est un designer d’interface, et vice versa.
Or, il existe une autre école qui se refuse à penser cette confusion comme fondatrice du design numérique (dénomination qui nous déplaît aussi à plus d’un titre, mais chaque chose en son temps), une école de pensée qui, en s’inscrivant à la fois dans la perspective historique de l’informatique et du design, affirme que si l’interface s’est imposée longtemps comme une figure nécessaire sinon naturelle, elle est en passe de disparaître, non pas en tant qu’elle deviendrait invisible, mais parce qu’elle serait inutile sinon contradictoire à l’objet auquel elle serait rattachée.
Cette école de pensée, représentée ici par les auteurs de cet article, s’est donné un nom : le Living Design. Et c’est ce qui fonde cette pensée, Demain le design : de l’interaction à la relation < 37 > en termes de vision, de méthodologie et – disons le mot – de philosophie que nous nous proposons d’exposer ici.
Petite remise en perspective historique
Les premiers objets numériques ont été les ordinateurs, et ils sont encore aujourd’hui les plus nombreux. Objets matériels, ils ont toujours été accompagnés de leurs fantômes immatériels numériques que sont les programmes. Si leur taille a changé, s’ils ont aujourd’hui de nombreux avatars (consoles de jeux, Smartphones, internet box, etc.), leur nature n’a en rien fondamentalement changé : ils restent des machines de Turing, avalant inlassablement leurs litanies de signes, et en écrivant tout aussi inlassablement de nouvelles.
Mais s’ils n’ont en rien changé structurellement, il est clair que les expériences qu’ils permettent ont changé de nature, de fréquence, d’intensité. Ces changements sont nés de trois phénomènes conjoints, sinon corrélés :
– l’invention du micro‐ordinateur, et de son champion le PC ;
– l’apparition de nouveaux paradigmes et modalités de dialogue ;
– la numérisation de tout l’environnement humain.
Avant le PC, les systèmes informatiques commercialisés étaient conçus par des informaticiens pour des informaticiens. Les ingénieurs d’IBM, de Burroughs, de la CII ne travaillaient que pour les informaticiens des ministères, des banques, ou des assurances. Appartenant à la même secte, parlant le même langage, ils étaient tous à l’aise dans un univers fermé, occulte, abscons, et pour tout dire fascinant pour le reste des mortels qui en étaient exclus. Il n’était pas besoin de travailler sur le dialogue homme‐machine, non seulement parce que les modalités de dialogues étaient très limitées sur ces systèmes commercialisés, mais aussi parce que les concepteurs et les utilisateurs étaient « entre eux », et formaient de fait une très petite communauté, jalouse et fière de ses secrets, et aucunement prompte à les partager avec le vulgaire (qui en aurait fait quoi d’ailleurs ?).
L’apparition du PC va s’avérer être l’acte fondateur du déploiement d’une société totalement informatisée, non seulement parce que le PC est un objet technique ouvert, peu coûteux et clonable à merci (remercions d’ailleurs ici IBM pour son manque de clairvoyance qui se révéla après coup un vrai cadeau à l’humanité) mais surtout parce qu’il s’adresse tout d’un coup à une autre communauté que celle des informaticiens dont il induit la naissance : les utilisateurs !
Cela change évidemment tout. Parce que les utilisateurs sont maintenant les clients (ce qui n’était pas le cas avant). Parce qu’ils n’ont aucune raison de se voir imposer les paradigmes et les pratiques des informaticiens. Parce qu’ils sont exigeants, et qu’ils ont le choix. Parce qu’ils sont de plus en plus nombreux. Voilà quelques paramètres darwiniens qui expliquent pourquoi la pression sélective a contribué à faire apparaître des nouvelles expériences utilisateurs, et partant des nouvelles modalités de dialogue homme‐machine. Ce qui s’est passé sur le marché du PC s’est d’ailleurs exactement reproduit, à une vitesse finalement identique, sur celui du mobile.
En parallèle, et en corrélation, de nouveaux paradigmes comme de nouvelles modalités de dialogue homme‐machine[1] s’imposent assez rapidement, même s’ils étaient nés bien souvent avant l’apparition de l’informatique grand public, et qu’ils soient :
– immatériels : WYSIWYG, métaphore du bureau, icones, menus déroulants, etc. ;
– matériels : souris, trackball, joystick, écran tactile, etc.
Ces paradigmes, ces modalités se sont imposés au point de faire consensus et de définir de fait un modèle « standard », qui s’instancie tout ou partie dans n’importe quel avatar de l’ordinateur (mobile, Smartphone, Net box, télévision HD, console, appareil photo, etc.).
Cette généralisation du « modèle standard », s’appuie sur, autant qu’il contribue au troisième et dernier phénomène dont nous voulons parler ici : la numérisation de tout l’environnement humain.
. Aboutissement d’un phénomène né avec le PC, renforcé par les consoles de jeux, poursuivi avec l’internet, popularisé par le mobile, la numérisation est en passe de se généraliser et de s’imposer au monde entier, et infiltrera à terme l’ensemble des expériences humaines.
Pas un objet, un lieu, un moment, une expérience – personnelle ou professionnelle – qui ne sera suivie, accompagnée, produite, sinon induite, par des technologies numériques. Cette informatique invisible (cf. Weiser, 1991) sans couture, très pédagogiquement décrite par Adam Greenfield (2007) s’appuie sur deux avancées technologiques :
– la généralisation des capteurs dans l’environnement humain, et l’exploitation de leurs données ;
– la mise en réseau de tous les objets numériques (internet des objets).
Ce bain numérique, cet éther digital est pensé comme le milieu naturel des interfaces du modèle standard, mais aussi de ses métamorphoses induites par des nouvelles technologies et algorithmes comme l’analyse d’images permettant la reconnaissance des visages, des gestes, des attitudes et des scènes.
Cette digitalisation ultime semble sceller définitivement la victoire des « utilisateurs » et introniser en gloire la notion d’interface, dont toutes les instances sont alors au service d’un Homo Numericus ivre d’une maîtrise – fantasmée ou réelle – de son environnement quotidien, et par extension, de sa destinée. Et c’est bien cette ivresse, partagée nous le pensons par les designers eux‐mêmes, que nous proposons de disséquer maintenant, pour en démontrer les limites et l’illégitimité à vouloir s’ériger en monument incontournable.
- 2. Ivresses numériques
C’est souvent la désorientation qui caractérise les situations d’ivresse, et être désorienté c’est n’être plus capable de différencier les voies et les chemins qui nous ramènent chez nous. Le « chez nous » dont nous parlons ici étant le futur, il y a donc une certaine urgence à ne pas se tromper de chemin, au risque de tourner en rond et à graviter en permanence autour de concepts périphériques, comme la phalène autour du fanal. Quels sont ces concepts ?
Le premier d’entre eux est le contenu
La montée en puissance du web et de ses avatars, sa capacité à diffuser, manipuler, créer non seulement toutes les formes de contenus possibles (textes, images fixes, images animées, son, vidéo, vidéo 3D, odeurs, haptique, et donc à terme des expériences immersives), mais aussi une quantité croissante de services associés (utiles, innovants, étranges ou drôles) feraient du contenu la condition comme la fin de l’expérience numérique. Tout ou presque se résumerait ainsi à des services autour de contenus, contenus destinés par définition à être consommés par leurs destinataires, quand ils ne sont évidemment pas créés par des destinateurs. Produire et/ou consommer (du contenu) serait alors un des actes majeurs de l’homme numérique. Nous contestons ce point de vue, et considérons cette fixation sur le contenu comme éminemment réductrice. Pour importants que soient les contenus, leur digitalisation et celle des services associés restent en continuité avec nos expériences passées (celle du livre, de la radio, du cinéma, de la télévision) et ne nécessitent pas de notre part – designers ou utilisateurs – de ruptures conceptuelles majeures.
Le deuxième de ces concepts est l’écran
Cet objet fascine au point que tous les imaginaires y voient la porte incontournable vers toutes les expériences numériques. Qu’un opérateur Telecom cherche à imaginer le futur des hommes (souvent celui de son métier plutôt) et voilà qu’il peuple les espaces humains – privés, publics, professionnels – d’un nombre infini d’écrans. Ce délire multiplicateur d’écrans est évidemment en relation directe avec la fascination pour le contenu et de son incontournabilité. Puisque le contenu et son petit frère le service sont la condition comme la fin de l’expérience, il faut mettre à disposition des humains le périphérique pour le délivrer n’importe où, n’importe quand et à n’importe qui. Et ce périphérique, c’est l’écran : sur le mur de chaque pièce, nos plafonds, nos planchers, sur nos Smartphones, sur notre électroménager et nos lunettes, sur nos immeubles et nos vitrines… Il y a pour l’écran une fascination comparable à celle qu’avaient nos (grands) pères pour la carte perforée dans les années 1950, cartes qui peuplaient tous les imaginaires de SF au cinéma. Nous contestons aussi cette fascination pour un écran qui serait l’avatar physique du contenu (le media est le message !), persuadés au contraire que tout se joue ailleurs, et que les promesses des nouvelles technologies vont s’exaucer dans cet ailleurs.
Le troisième concept est la connexion
Avec l’internet c’est la victoire de la communication – et en fait de son expression hypermoderne « la connexion » – qui semble acquise et assise. Il semble impossible aujourd’hui de ne pas intégrer le fait d’être soi‐même connecté – quand ce n’est pas de connecter les objets entre eux – comme l’un des nouveaux paramètres de l’expérience numérique humaine. Notre futur sera donc « connecté, forcément connecté », et peu de services, de systèmes et d’objets pourront échapper longtemps à cette nécessité. Cette caractéristique semble donc être, elle aussi, le passage obligé de nos conceptions et de nos expériences. Nous voulons relever le danger de cette posture, non pas qu’elle ne soit pas porteuse en elle‐même de promesses de services infinies, mais en ce qu’elle contraint l’imagination à penser à partir de ces termes, l’enfermant ainsi en une pensée fonctionnelle et utilitaire, et donc en se détournant des enjeux de relation.
Le quatrième concept est l’immatérialité
On a essayé, et on continue d’essayer de nous faire croire que l’horizon ultime de l’expérience humaine se trouverait justement derrière ces écrans, comme derrière le miroir d’Alice. Que les expériences les plus belles, les plus folles, les plus utiles, les plus insolites se joueraient au travers des réseaux sociaux, dans une socialité désincarnée et sans contact physique, dans une seconde vie, extension immatérielle de la notre, mais tellement plus belle, tellement plus forte. Second life is a second chance, and may be the last one ! pourraient clamer les prophètes de cette interactivité sans corps. En corrélation totale avec la fascination des écrans, cette volonté d’effacer le corps au profit d’une expérience plus abstraite ne nécessitant plus forcément d’engagement de l’ensemble de la machine humaine (mon corps, le corps des autres, les objets, l’espace) ressemble à s’y méprendre à une affirmation quasi religieuse d’une promesse d’un au‐delà meilleur : jamais dans ce monde vous n’accéderez à la plénitude de l’expérience, celle‐ci n’est possible qu’au‐delà de l’écran, et en tous cas sans qu’il soit besoin de votre corps et de ce monde matériel. On serait tenté de finir par un « Amen » sonore tant on retrouve là une vision proche des concepts judéo‐chrétiens primitifs, qui ont façonné si profondément les rapports au monde d’une grande partie de l’humanité.
Le cinquième et dernier concept est évidemment celui d’interface
À lui seul, il contient et résume à bien des égards les quatre premiers. Des contenus, délivrés par l’intermédiaire d’écrans, nous permettent d’accéder à des expériences immatérielles et connectées au travers d’interfaces[2]. Hors de l’interface, point de salut (pour reprendre nos métaphores religieuses) ! L’interface représente alors le point d’entrée, de contact, de déclenchement, de contrôle, de sortie de l’expérience interactive. Elle en est l’alpha et l’oméga. Puisque deux mondes existent et qu’il faut passer de l’un à l’autre – ou souvent, plutôt, se projeter de l’un dans l’autre – il faudrait bien passer par ce mécanisme de l’interface. Une interface n’est‐elle d’ailleurs pas, par définition, la surface résultant de la mise en contact de deux milieux différents ? Nous pensons que ce concept est à la fois réducteur et stérile. Véritable oeillère intellectuelle, il interdit de fait toute conception d’expériences où il serait absent. Castrateur créatif, il interdit d’imaginer et de sortir des catégories associées s’imposant en monument autoritaire au designer.
- 3. Demain le design
3.1. Sortir du contrôle
Consubstantiellement lié au concept d’interface se trouve le concept de contrôle. Constante anthropologique, ce concept vient de loin puisqu’il s’inscrit dans l’histoire de l’hominisation lue comme un processus de maîtrise du monde au travers de l’outil comme extension du corps et de matérialisation du savoir (Leroi‐Gourhan, Stiegler). L’outil peut être considéré comme de la matière contrôlée servant des intentions. Il y a de fait de la téléologie dans l’outil. Atteindre un but, servir une intention à l’aide d’un outil – quel qu’il soit – nécessite d’ajuster ces actions en permanence à partir de lecture d’information, directe ou rétroactive. Les interfaces n’échappent pas à ce schéma dans la mesure où elles peuvent être considérées comme des collections et collaborations d’instances de la catégorie du levier[3] (dont tous les éléments de contrôle d’un artefact humain relèvent : boutons, manches, manettes…), et d’instruments et de modalités de lecture/mesure des situations comme des actions menées à travers elles. La chose est claire : l’interface est un instrument de contrôle, de pilotage.
Du levier à l’interface, il y a donc une forme de continuité dans la production des outils humains, malgré les révolutions techniques (puis technologiques avec l’arrivée de la pensée scientifique) qui, si elle change le degré d’interaction avec le monde – et notamment avec le monde artificialisé – n’en change pas la nature. La volonté de contrôle et de pilotage reste centrale, et la relation à l’objet de l’interface (ce qui motive son déploiement) reste une relation téléologique, et en tout cas de servitude à un besoin ou à un objectif. La cybernétique est née de ce projet puisqu’étymologiquement elle signifie la science du pilotage, et sa métamorphose industrielle qu’est l’informatique ne s’en est pas beaucoup éloignée.
Cette asymétrie relationnelle que représente l’asservissement de l’objet via son interface est ce que nous nous refusons à admettre comme incontournable. Le poser comme postulat implique une grille de lecture du monde qui nous semble ignorer les potentialités d’une société différente où les objets changeront de statut, si ce n’est de destin, parce qu’ils seront avec nous dans une relation en dehors de cette asymétrie.
C’est donc pour nous le changement de nature de la relation qui nous semble au coeur des enjeux du « numérique », que ce soit en termes d’anticipation, de recherche ou de créativité, qu’une démarche IHM est incapable de provoquer parce qu’en continuité, mais qu’une nouvelle démarche (le Living Design) doit permettre d’approcher.
3.2. Une véritable rupture
Maintenant dégrisés, maintenant que nous ne voyons plus le futur au travers des prismes obligés des contenus, des médias, de la connexion, de l’immatériel et des interfaces, comment faisons‐nous face à ce vide conceptuel, et en quoi ce vide est selon nous porteur de fantastiques opportunités non seulement pour les designers, mais aussi et surtout pour les êtres humains de demain ?
Pour répondre à cette question, il nous faut d’abord exprimer une hypothèse pour le futur, non pas tant pour faire œuvre de prophète (car cette hypothèse a déjà été énoncée et partagée), mais bien plutôt pour créer une tension nécessaire au déclenchement d’une dynamique de pensée originale et créative.
Cette hypothèse c’est que le moindre objet, le moindre lieu, le moindre moment et donc la moindre situation humaine contiendront des capteurs, des processeurs, des logiciels, de l’intelligence artificielle, des matériaux réactifs, et des actuateurs. Cette hypothèse a plusieurs conséquences importantes.
3.2.1. Vers les robjets
Nous postulons d’abord que les « objets » de demain, et donc les espaces qu’ils définiront, seront capables de percevoir leur environnement, d’en avoir une représentation, de prendre des décisions, et d’agir. Des objets autonomes, à l’écoute, agissants, et pourquoi pas apprenants ? Nous avons là la définition exacte du robot ! Et c’est pourquoi nous avons proposé dès 2008 le néologisme de « robjet[4]» – né de la contraction de robot et d’objet – lors d’une conférence donnée à la Cité des Sciences et de l’Industrie dans le contexte du projet RoboCité piloté par la FING[5]. Ces objets peuvent objectivement être considérés comme des robots.
La capacité de prendre des initiatives est au cœur de cette hypothèse, et on peut déjà entrevoir en quoi cette capacité remet fondamentalement en cause le concept d’interface. La question du contrôle n’est en effet plus au cœur de l’usage du robjet. Celui‐ci étant capable de percevoir son environnement (l’humain en faisant partie), de prendre des décisions et d’agir de manière autonome, il n’y aucune raison d’agir sur son fonctionnement, mieux sur son comportement, autrement qu’en vivant, tout simplement.
3.2.2. Le retour de la matière et du corps
Nous affirmons ensuite que cette hypothèse implique le retour de la matière dans le design dit « numérique ». L’intégration non ostentatoire des technologies robotiques dans les objets et les situations de vie permet de faire de la matière et de l’espace le support et le lieu de l’expérience numérique. En devenant invisible, ou au pire secondaire, la technologie laisse la place à nouveau aux formes, aux textures, mais aussi à l’expérience sensible de celle‐ci : chaleur, odeur, mouvement, lumière, sont à nouveau au rendez‐vous.
Ce retour de la matière et de son appréhension sensible signifie aussi le retour du corps dans les conditions de l’expérience et de l’usage numérique. Quand nous parlons de corps, nous parlons du corps sensible, du corps pensant, du corps communiquant, du corps situé. Longtemps, comme nous l’avons implicitement dit précédemment, l’expérience numérique a été pour l’essentiel une expérience abstraite, cognitive, même si les émotions n’étaient pas absentes, loin de là, dans certaines de ces expériences (notamment dans les jeux vidéos, ou les installations interactives), et même si des techniques immersives (visuelles et haptiques) peuvent donner l’illusion d’une expérience située. Plus d’illusions ici, plus de leurres haptiques, mais des situations réelles et situées.
Ceci est une excellente nouvelle pour les designers du monde, absolument tous ! Si le design interactif « sous ivresse » se confine essentiellement à la quadruplette « contenus/média/communication/ interface », il exclut de fait une très grande partie des designers qui s’en sentent éloignés. À l’inverse, l’invisibilité de la technologie, son invasion de la matière, la disparition des écrans, la dissolution des interfaces et la réapparition du corps leur laissent à nouveau le champ libre, pour peu qu’ils se dotent d’une nouvelle forme de pensée créative, et qu’ils abandonnent une technophobie irrationnelle qui serait née de leur exclusion.
3.3. De la fonction au comportement
L’autre grande conséquence de la rupture paradigmatique induite par l’hypothèse « robjet » est la manière dont l’objet est pensé par le designer, et perçu par son bénéficiaire (nous évitons intentionnellement le mot « utilisateur » ou « usager », pour des raisons que le lecteur comprendra très vite).
Longtemps, l’objet a été conçu et vu comme porteur de fonctionnalités. La fonction pouvait même être considérée comme le pont entre les points de vue du designer et de l’utilisateur. Le design en tant que discipline a même été théorisé (Loos, 2003) autour du lien entre forme et fonction. C’est le fonctionnalisme qui lie (et limite !) de manière stricte la forme des objets et leurs usages, la première étant exclusivement au service des seconds. Dans le design d’interface, ce lien s’est évidemment et à juste titre exprimé, notamment dans les approches d’ergonomie cognitive. C’est à cette aune que l’on peut mesurer la qualité d’une interface : permettre d’accéder aux fonctionnalités de l’objet ou du service au travers de mécanismes « formels ».
Avec les robjets, la fonctionnalité disparaît ou n’est que périphérique dans la mesure où ce sont leurs comportements qui les caractérisent. Leur efficacité se mesurera de fait à la pertinence de leur prise d’initiative, cette pertinence ne pouvant pas se limiter à la seule livraison de services. Cette prépondérance des comportements a d’immenses conséquences, tant pour le designer du robjet que pour son bénéficiaire.
Pour le designer, il ne s’agit de rien d’autre que d’inventer le design comportemental. Si le designer est un penseur de systèmes, et si ces systèmes intègrent déjà des composants immatériels, la dimension comportementale implique l’acculturation à de nouveaux savoirs (l’IA essentiellement), la mise en place de nouvelles pratiques, la création de nouvelles méthodes, et surtout le travail interdisciplinaire régénéré avec des acteurs venus de nouveaux horizons comme des mathématiciens, des roboticiens, des spécialistes de l’IA, des neuroscientifiques, des biologistes, et sans compter ceux avec qui il collabore déjà.
Pour l’être humain que ces objets (et espaces) entourent de leur attention, c’est une nouvelle forme d’interaction qui va devoir se construire. Sans qu’il soit besoin de pilotage, ils sont pourtant là pour lui et toutes leurs initiatives devraient être à son profit. Mieux, ils seront même susceptibles de collaborer entre eux pour se faire, et d’inventer des « protocoles » inédits, véritables comportements collaboratifs (vertueux espérons‐le), à la manière des systèmes multi‐agents. Cette attention portée à l’être humain par ces robjets va, pour la première fois dans l’histoire de l’homme, totalement remettre en cause et transfigurer son rapport au monde, puisque celui‐ci se fait pour sa plus grande part au moyen des artefacts.
3.4. De l’interaction à la relation : vers le living design
Si l’on parcourt nos rapports avec les machines, on voit que nous sommes passés de leur simple contrôle – où l’initiative est l’apanage du seul opérateur – , à de l’interactivité – où les initiatives sont partagées mais où l’atteinte d’une fin motive l’utilisateur – , pour finir demain sur une situation inédite, celle d’un monde partagé par des hommes et des robjets, entre qui se construiraient des véritable relations, où des vies et des expériences se rencontreraient – celle des hommes comme celles des robjets – au fil desquelles des histoires communes émergeraient, espérons‐le encore, heureuses.
Design interactif, design d’interaction, design numérique, toutes ces dénominations deviennent du coup caduques à la lumière de la promesse de ces relations, qui formeraient alors le tissu de nos vies. Notre design serait donc un design relationnel, un design de la relation, un design de la vie. Ce nouveau design, ce living design, reste à construire, en rupture avec tout ce qui l’a précédé. Les défis pour se faire sont nombreux.
Le premier défi est conceptuel. Il s’agit pour le designer de se confronter vraiment à la complexité : celle des technologies et des savoirs croisés, celle de l’architecture du système des robjets, et celle du design comportemental (celui des robjets bien sûr, mais surtout celle du système né de leur coopération, a priori imprévisible).
Le deuxième défi est méthodologique. Nous sommes en train de balbutier notre alphabet de la relation. Aucune méthode, aucun outil de modélisation, aucun langage, aucun process n’existe aujourd’hui pour adresser de manière industrielle ce marché. Nous pouvons comparer la situation dans laquelle nous nous trouvons à celle que connaissait l’informatique lors de l’irruption du PC. Alors que tout – langages, outils, méthodes, formation – était taillé pour un marché dominé par les gros systèmes – les mainframes – le PC a représenté un espace de liberté et de bricolage fécond, productif, dont les acteurs ont dû tout réinventer pour adresser les enjeux fondamentalement différents de ce qui allait devenir un marché de masse et changer la vie quotidienne des gens, petits en grands, grand public ou professionnel de manière révolutionnaire et irréversible. La comparaison est juste, nous allons connaître un moment identique sur le système des robjets. Le designer devra en être une des chevilles ouvrières.
Le troisième défi est éthique. La où la responsabilité du designer ne se posait que très localement, dans sa participation à la production d’un système d’objets inertes et fonctionnels mais rarement impliqués dans des réseaux de causalité ouvert, la prise d’initiative des robjets, leur collaboration, leur interconnexion sont susceptibles de générer des effets insoupçonnés et indésirables (comme la transparence de nos vies, la création de situations excluantes). Le designer ne pourra pas se laver les mains de ces problèmes.
Le quatrième défi est politique. Puisqu’il y a de forts enjeux éthiques dans le déploiement d’un tel système, qui fixera les règles du jeu, qui définira et mettra en place les organismes de régulation, et qui les contrôlera ? On peut craindre le pire du déphasage d’une classe politique qui peine à anticiper et qui analyse le futur avec les outils du passé, quand elle les analyse. Il faudra donc bien l’éclairer, et quoi de mieux que des designers pour y participer, eux qui se trouvent au carrefour des usages.
Le cinquième et dernier défi est d’ordre philosophique. Deux questions essentielles et radicalement nouvelles viennent interpeller l’homme à l’aube de l’avènement du robjet.
La première c’est la possibilité de ne plus être jamais seuls. La compagnie des objets attentionnés nous mettra peut‐être dans la situation de n’être plus jamais séparés. La séparation est à la fois redoutée et nécessaire, mais les conditions de sa mise en œuvre, ou son impossibilité peuvent modifier significativement notre rapport au monde, à nous‐mêmes et aux autres. Une étude a été faite sur le téléphone portable en ce sens[6], et il faudra de même s’interroger sur l’impact du système des robjets en ce sens.
La seconde c’est la possibilité de partager le monde avec des objets attentifs, attentionnés, voire aimants, des objets qui seront vécus comme – voire s’ils ne le deviennent pas vraiment – nos pairs, nos égaux. C’est alors toute la question de l’intelligence, de la raison, de la sensibilité, et des conditions de son apparition, qui se trouveront posées. Qu’est‐ce qui fait de nous des humains, et est‐ce que cela est partageable avec des objets dotés de conscience ? Qu’appelle‐t‐on alors l’humanité ?
- 4. Un exemple : le jardin des amours
Le terme de « living design » est né de discussions passionnées et nombreuses entre l’auteur de ces lignes et Florent Aziosmanoff, directeur de la création du Cube[7], Bien qu’issus de parcours assez différents (psychologie et arts pour Florent, mathématiques, informatique et intelligence artificielle pour l’auteur) nous partageons complètement l’analyse développée dans cet article, même si chacun place ces enjeux dans des espaces différents, celui du discours artistique pour Florent, et celui du design pour notre part. Florent Aziosmanoff a théorisé cette approche dans un livre (Aziosmanoff, 2010). Là où Florent Aziosmanoff se propose de créer du « living art », c’est à dire des œuvres portant le discours d’un auteur construit sur la prise d’initiatives, nous nous proposons de concevoir des systèmes d’objets porteurs d’usages et de bien être. C’est notre seule différence.
Conscient de la nécessité de partager nos analyses avec le plus grand nombre, il nous a semblé nécessaire de les illustrer au moyen d’un système porteur des deux ambitions, artistiques et design. C’est pourquoi nous avons monté un consortium (Strate Collège, Le Cube le CRIIF[8]), pour répondre à l’appel à prototypes technologiques lancé en juin 2010 par le Conseil régional d’Île‐de‐France, et porté par le Pôle de compétitivité Cap Digital, en vue d’une démonstration lors de l’événement « Futurs en Seine[9] » avec le projet « Le Jardin des Amours[10] ».
4.1. Un système de mobiliers intelligents
Le jardin des amours est un ensemble de mobiliers urbains robotisés – une poubelle, un luminaire, un banc – autonomes et mobiles, capables d’évoluer librement, de se placer là où le public en a besoin, et permettant par ailleurs de délivrer des services numériques multiples.
Capables de percevoir leur environnement grâce à des capteurs de distances, de présence, et de caméra, les mobiliers disposent aussi de la capacité de s’exprimer par leurs mouvements, mais également leurs lumières (LEDS) et leurs musiques.
Les mobiliers peuvent en permanence se répartir dans l’espace d’une manière optimale pour apporter le meilleur service aux usagers. Vivant au gré des relations avec ceux‐ci, ils se disposent là où le public les attend, anticipant même au fil du temps les habitudes du lieu, s’écartant aux temps des circulations de pointe, se dispersant aux moments tranquilles, s’orientant au soleil les jours de fraîcheur, cherchant l’ombre en pleine chaleur. Chaque mobilier est porteur de services propres : le banc dispose d’un écran tactile permettant de jouer ou d’accéder à des services. Le luminaire apporte ombre ou lumière ; la poubelle piste les papiers, et est capable de vous sermonner si vous laissez tomber un papier.
Si chacun des objets a sa propre personnalité et peut agir de façon autonome, ils sont aussi amenés à collaborer et à offrir des services complémentaires. Ainsi, alors que deux personnes sont assises sur le banc, peut‐être en train de jouer aux dames avec l’écran tactile intégré, le luminaire peut détecter leur présence (reconnaissance de visage, avec sa caméra). Il peut alors s’approcher et proposer de faire une photo de ce moment partagé. En cas de réponses orales positives, la photo est prise, envoyée à la poubelle, qui s’approche alors du banc, pour la délivrer, comme en tirant la langue !
4.2. Les robots et Marivaux
Imaginé par Florent Aziosmanoff dès 2001, alors que les technologies n’étaient pas vraiment abordables, l’objectif du jardin des amours était d’investir la fonction dramatique des échanges avec le public et donner un sens clair à la relation établie entre les mobiliers et le public.
L’objectif étant surtout de mettre en scène les enjeux relationnels entre l’homme et ces futurs robjets, il était absolument nécessaire que ceux‐ci aient d’abord des relations entre eux, particulièrement au moment où l’on ne se sert pas d’eux. Florent Aziosmanoff a alors choisi de travailler sur les enjeux du théâtre de Marivaux, dans la mesure où celui‐ci a su, mieux que quiconque parler avec légèreté de ce qui fonde les relations humaines au quotidien, mais qui animent aussi les destinées : amours, confidences, jalousie, séduction, complot, alliance, hiérarchie, servitude ou révolte. Il y a là tous les ingrédients de la mise < 52 > Interfaces numériques – n° 1/2012 en abyme de nos propres relations avec nos contemporains, et de celles, futures, avec nos compagnons sensibles et attentionnés.
- 5. Conclusion
Nous entamons la deuxième décennie d’un siècle qui pourrait voir se réaliser plus rapidement qu’on ne le croit un des plus vieux rêves de l’humanité : celui de donner vie et intelligence à des créatures artificielles, ce que nous appelons des robjets. De Pygmalion à Asimov, en passant par Vaucanson et Mary Shelley, les ingénieurs, les savants et les écrivains se sont saisis de cette promesse (ou de ce cauchemar) pour en anticiper les conséquences pratiques, sociales, politiques et philosophiques. Avec la possibilité de cet accomplissement, c’est au designer de faire aujourd’hui ce travail, dans la mesure où c’est un vivre ensemble métamorphosé qui s’annonce et qu’il concerne tous les hommes.
Cela nécessite une rupture radicale avec des pratiques, des concepts et des méthodes attachés à des enjeux réels mais limités aux contenus, aux média, aux interfaces considérées comme l’alpha et l’oméga de l’interactivité et du numérique. En renonçant à faire du contrôle le point de passage obligé de l’interaction, et donc de l’interface comme instance de ce contrôle, celle‐ci disparaît. S’ouvre alors un espace de conception de nouveaux objets capables de prise d’initiatives, avec qui nous ne serons plus en interaction mais en relation.
Le design de demain, nourri de technologies puissantes mais invisibles, sera donc un design de la relation, créant ainsi la possibilité d’un système d’objets attentifs, attentionnés, qui auront perdu leur statut d’outils, et gagné celui de compagnon. On ne contrôle pas un compagnon, on apprécie simplement la qualité des moments partagés.
Bibliographie
- Aziosmanoff Florent (2010). Living Art, l’art numérique, CNRS Éditions.
- Greenfield Adam (2007). Everyware, FYP Éditions.
- Loos Adolf (2003). Ornement et crime, Éditions Payot et Rivages.
- Vial Stéphane (2010). Court traité du design, PUF, Paris.
- Weiser Marc (1991). The Computer of the 21st Century, Scientific American._
[1] Pour une vision plus détaillée de l’histoire des interfaces, nous renvoyons le lecteur vers le travail assez exhaustif d’Etienne Mineur
[2] Nous sommes conscients du caractère un peu entier de cet enchaînement. Les interfaces tangibles, par exemple, semblent échapper à ce schéma, puisque les écrans y disparaissent, et que le corps revient dans le champ de l’expérience. Mais la disparition de l’écran ou le retour du corps ne changent pas grand chose quant à notre critique de fond sur la dictature de l’interface qui voudrait rester un passage obligé.
[3] Cette catégorie vaut d’ailleurs métaphore. « Donnez moi un point d’appui et un levier, je soulèverai le monde » disait Archimède !
[4] Le designer Jean‐Louis Frechin a de son côté proposé le terme de « neoobjet». Si la nouveauté radicale de ces objets y est exprimée, leur nature autonome pas, d’où notre proposition.
[5] http://archives.universcience.fr/francais/ala_cite/evenements/robotcite/ville. htm
[6] Benasayag Miguel, Del Rey Angélique, Plus jamais seul : Le phénomène du téléphone portable, Bayard, 2006.
[7] http://www.lecube.org
[9] http://www.futur‐en‐seine.fr/
[10] http://lejardindesamours.com/