Blake, Mortimer et Olrik

ou « Je Dois, Je Sais, Je Veux »

Je vous parle d’un temps où la bande-dessinée portait le nom infamant d’ »illustré », où en lire relevait du pur et simple péché de paresse intellectuelle, où seul Mr Hergé et son aimable personnage à la mèche rebelle (non, pas Fantasio !) trouvait grâce (et encore, rien que le Jeudi, mon petit) aux yeux de parents prompts à protéger l’espace culturel de leurs enfants. Je vous parle d’un temps où les marchands n’avaient pas encore envahi le Temple du 9ème Art, vendant au poids des images médiocres assaisonnées de scénarios sans substance, d’un temps donc, où l’esprit de l’esthète, n’était pas encore submergé de produits indifférenciés, sans plus pouvoir alors distinguer le beau du bof, l’Oeuvre de la publication, l’éternel de l’anodin qui trépasse. Je vous parle d’un temps où la simple vue de ces albums mythiques, au dos recouverts de losanges jaunes et verts, faisait frissonner d’un plaisir anticipé les adolescents en mal d’épopées et de frayeur, amateurs de longs récits majestueux comme des cathédrales gothiques, fanatiques des aventures de Blake et Mortimer.

Née après la IIème Guerre Mondiale, les Aventures de Blake et Mortimer, issues de l’imagination foisonnante et torturée d’Edgar Pierre JACOBS, ont brutalement fini leurs jours un soir de Février 1987, dans une solitude angoissée, près de Waterloo. Au même titre que Hergé, son frère ennemi, son censeur, Edgar P.JACOBS a engendré un mythe, et ce en ne produisant cependant qu’un très petit nombre d’albums puisqu’en 40 ans, seuls 10 albums verront le jour. Mais à travers ces 10 albums, c’est un monde consistant que va construire E.P.JACOBS, une cosmologie du mystère, où les forces du Bien et du Mal s’affronteront, au travers de la trinité Blake, Mortimer et Olrik, sans que leur auteur, spectateur troublé de sa propre oeuvre, ne puisse distinguer clairement qui est Ange ou Démon.

Le Capitaine BLAKE est un officier de Sa Très Gracieuse Majesté, membre de l’Intelligence Service. Son flegme est aussi impeccablement british que son trenchcoat est sans pli. Pour qui pourrait encore douter de sa nationalité, une petite et discrète moustache en apporte alors la preuve finale. Discret mais efficace, il est le représentant de l’Ordre. Rassurant, solide, il est le symbole de sa pérennité.

Citoyen britannique tout comme son camarade Blake, Mortimer est un savant de très grande classe. De forte stature, roux, le visage encadré d’un collier de barbe bien taillé, c’est aussi une force de la nature. Il sait aussi bien faire travailler ces poings que sa tête, où table de logarithme et Ju-Ji-Tsu font bon ménage et participent au cocktail de cette personnalité détonnante. Il est lui, le représentant du Savoir, de la lumière qui avance et qui consolide.

Comme l’indique le titre de la série, Blake et Mortimer sont a priori les héros de ces aventures. Ce sont eux que le lecteur va suivre, pour eux qu’il va trembler ou se réjouir. Bien qu’occupant la tête d’affiche, le Capitaine BLAKE va pourtant vite se trouver relégué au second plan, laissant la place à la très forte individualité de Mortimer. C’en est tellement vrai que 4 albums ne le verront intervenir que très épisodiquement, laissant Mortimer à lui tout seul assurer le spectacle.

 

Mais c’est sans compter sans la véritable vedette de la série, personnalité trouble et complexe, ambivalente, insaisissable, élégante, sans scrupule : j’ai nommé le Colonel OLRIK.  Présent dans 9 albums sur 10, OLRIK est l’ennemi personnel de Blake et Mortimer. Plus que cela, il est l’ennemi des valeurs et du camp politique que défendent nos héros. Traître à son camp, il est le Félon, l’Ange Déchu qui va systématiquement se retrouver face à la morale et au système occidental qu’incarnent nos amis. Mais il est aussi, l’individu, l’homme libre qui refuse toute compromission quitte à se perdre dans l’ivresse du Mal.

Il apparait comme tel dès le Secret de l’Espadon, aux côtés des armées d’un dictateur asiatique qui décident de faire déferler ses troupes sur un monde qui sort pourtant d’en prendre. Très daté, l’album est pourtant presque visionnaire qui nous donne à voir des scènes de guerre où le ciel d’Afghanistan est strié d’avions à réaction frappé d’une étoile rouge et familière, poursuivant de leurs tirs meurtriers, des résistant enturbannés.

Mais c’est dans la Marque Jaune que le mythe prend toute sa dimension. Dans un Londres brumeux et inquiétant à souhait, une étrange créature aux pouvoir surnaturels nargue la police et commet cambriolages et kidnapping, en les signant d’une marque Jaune, ayant la forme du Mu grec (J’ai toujours pensé quant à moi, que cette marque, symbole du Mal Absolu et Incontrôlable, ressemblait furieusement à une Faucille stylisée). Cette créature de la nuit n’est autre qu’Olrik, cobaye humain aux ordres d’un savant fou (non, ce n’est pas un pléonasme) qui à le pouvoir de le manipuler à distance. Habillé de noir, la poitrine marquée du signe fatidique, et naviguant dans des décors souterrains et grandioses, OLRIK est presque explicitement l’incarnation du Diable. Invincible, il se joue des éléments et des hommes, et fait preuve d’une volonté de puissance décuplée.

L’attrait du lecteur est alors trouble. Car l’aventure, c’est OLRIK qui l’engendre, lui qui nie et brise l’ordre, l’acquis, le connu. Lui qui provoque le Monde en le contredisant. Sans OLRIK, nos deux compères se contenteraient de siroter leur whisky dans un sinistre club, où entre gentlemen, on parlerait sans hausser le ton des grandeur passées et désuettes de l’Empire.

Cet attrait, le lecteur y succombe parce que E.P.JACOBS lui-même y avait succombé avant lui. De son aveu même, Olrik est sans conteste son double de papier, son imaginaire bras armé, à travers lequel tout le ressentiment, voire le mépris qu’il éprouve pour cette société va pouvoir s’exprimer. E.P.JACOBS, à l’inverse d’un Hergé reconnu internationalement et qui pratiquait l’autocensure, a du affronter beaucoup de problèmes en tant qu’auteur de BD. Ses histoires ont à l’époque souvent été jugées violentes et traumatisantes. Le climat des récits autant que certaines images choc ont été critiquées sinon censurées. Certains albums (le Piège Diabolique) ont même été interdits de diffusion en France pendant plusieurs années.

Cette Oeuvre au noir est donc née dans la souffrance. Un sorcier misanthrope a engendré 3 homoncules de papier et d’encre de Chine, dont les batailles incessantes ont déjà enchantés 2 générations. Facettes finalement complices de la personnalité de leur auteur, Blake, Mortimer et Olrik ne sont au bout du compte que les avatars de principes primaires qui nous animent tous : l’Action , la Connaissance, et le Pouvoir.

Ce contenu a été publié dans BD par admin. Mettez-le en favori avec son permalien.