Chutes Libres – L’Evasion

L’Evasion

« Il était comme ça lorsque nous sommes entrés, Monsieur le Directeur. Nous n’avons rien touché. »

Les deux gardiens aux visages aussi grisâtres que leur uniforme, se tenaient debout près de l’épaisse porte blindée qu’ils venaient d’ouvrir. Entré à leur suite, le directeur regardait le corps que les deux hommes désignaient avec crainte. Affalé sur le secrétaire, il semblait avoir été surpris par la mort pendant qu’il écrivait.  Sa main était encore crispée sur un stylo décapuchonné. Sa tête était couchée sur un cahier cartonné grand ouvert, dont la page souillée d’encre témoignait des ultimes soubresauts de son corps. Le directeur s’approcha du cadavre tout en balayant du regard la petite cellule. C’était une pièce aveugle, au plafond excessivement haut, illuminé par un unique plafonnier. Près de la cuvette et du lavabo solidement encastrés dans le mur se trouvait le lit, dont les pieds scellés à même le sol interdisaient le déplacement. Près du secrétaire, une bibliothèque ployait sous de gros et sérieux ouvrages. Les murs étaient blancs. Au-dessus du secrétaire trônait le portrait du Marquis de Sade, qui semblait lui sourire.

D’une main maladroite, il palpa rapidement le corps, pour s’assurer que toute vie l’avait quitté.

– Il semble qu’il ne s’est pas suicidé,  lança-t-il aux gardiens comme pour les rassurer. Un suicide aurait en effet été une faute grave pour eux, responsables de ce prisonnier dans le quartier de haute sécurité.

– Allez chercher le médecin légiste, leur ordonna-t-il d’un geste de la main.

Trop heureux de quitter la cellule, les deux gardiens s’exécutèrent. Il attendit que le bruit de leur pas sur le béton sonore du couloir ne s’estompât pour retourner près du cadavre. Ainsi, ce monstre aura quand même échappé à la justice des hommes, songea-t-il gravement. Il regarda le corps inerte et flasque, le bouscula légèrement, comme si ce geste symbolisait le pouvoir retrouvé sur ce rebelle irréductible. La tête de l’homme roula sur le côté, livrant le cahier à sa curiosité.

Son regard fut aussitôt accroché par les deux uniques lignes que la page de gauche contenait. Il nota que le stylo avait dérapé sur la dernière lettrel’agrémentant de la sorte d’un panache bleu. Ecrit au beau milieu de la page, en grosses lettres cursives, on y lisait ceci :

 « Monsieur le Directeur, aujourd’hui, je m’évade ».

– Jusque dans la mort, il aura été un provocateur, pensa à voix haute le directeur, en remarquant l’ironie de la coïncidence.

Il se saisit du cahier, et le retournant, en observa la couverture. Une simple étiquette d’écolier la décorait, sur laquelle son auteur avait écrit :

« Ce document est la propriété de Monsieur le Directeur de la prison centrale de R*** ».

– Mais qu’est-ce que ça veut dire ? s’exclama le directeur. Intrigué, il ouvrit le cahier à la première page, et se mit à lire.

 

« Monsieur le Directeur,

Si vous êtes en train de lire ces pages, c’est que je suis mort. Il y a quelques minutes seulement, au pire quelques heures.  Votre regard a du se porter sur l’épilogue du document que vous tenez entre les mains, qui vous a fait sursauter. Ce texte vous est destiné. Plus qu’un journal, c’est une promenade, un jeu de l’oie aveugle dont j’aurais écrit les règles, sur la case finale duquel vous saisirez l’ironie cruelle de cette épitaphe auto-proclamée : « Monsieur le Directeur, aujourd’hui, je m’évade »

Intéressé, presque amusé, le Directeur songea à l’étrange personnalité de l’être hors du commun qui avait écrit ces lignes provocatrices. S’asseyant sur le dur matelas du lit, il continua sa lecture.

Mercredi 20 Janvier 19.. : La cavale est finie. Ils ont fini par me prendre. Me surprendre même. Trahi par une femme. Par quel autre animal aurais-je pu l’être ? Par celui qui sommeille en moi évidemment ! Le sexe m’aura été fatal. Cette ultime concession m’aura perdu. Que n’y ai-je renoncé ! Ce motel miteux, cette chambre crasseuse aux murs délavés aura été l’antichambre de cette prison. Cette chienne l’aura bien payé en tous cas. Quel plaisir de voir son sang décorer les draps encore chauds de nos ébats… »

Mercredi 27 Janvier 19.. : Ils m’ont emmené dans la prison de S*** Je sais que je n’y serai qu’en transit. Elle n’est pas prévue pour des invités de mon acabit ! Pendant le transfert depuis le palais de justice, où le juge m’a notifié les cent chefs d’inculpation, les policiers qui m’accompagnaient avaient peur de moi. Les mains liées, les pieds enchaînés, ils me craignent encore ! Dieu que je suis puissant !

Dimanche 31 Janvier 19.. : Ils ne m’auront pas gardé longtemps dans cette prison. C’est sous la pression des autres détenus que l’administration a du se résoudre à me transférer d’urgence vers la centrale de R****. Le Directeur m’a annoncé ma destination comme s’il me parlait de l’Enfer. Je lui ai répondu que je n’en avais cure. Ne suis-je pas le Diable en personne ?

Lundi 1er Février 19.. : C’est de nuit que j’ai quitté S*** à destination de la prison de R****. Le voyage a duré toute une journée, en voiture blindée, en avion, puis en voiture de  nouveau. Perdue en plein désert, à 300 Km de la première bourgade, R**** ressemble à ces châteaux forts d’Europe. D’épaisses murailles de béton, percées çà et là de rares meurtrières, entourent plusieurs corps de bâtiments regroupés au pied d’un immense donjon, au sommet duquel brillent de gros projecteurs. En me réceptionnant, le Directeur en a parlé longuement, me vantant ses installations modernes, sa centrale électrique, son autonomie. Il semblait presque en être fier. Le personnel de la prison habite dans un village adossé à la forteresse, et bâti tout exprès pour lui.

Mardi 2 Février 19.. : Je partage ma cellule avec deux débris humains (est-ce un pléonasme ?). Deux pièces de collection. Représentants parfaits de la bestialité assassine. Ils ont voulu dès le premier jour m’indiquer le plus violemment possible quelles étaient les règles du jeu, et qui en étaient les maîtres. L’un d’entre eux a voulu se saisir de moi pour permettre à son acolyte de me tabasser. D’un seul regard, je lui ai montré l’étendue de mes pouvoirs. Je l’ai tétanisé sur place. Son corps dur, prêt à casser, était la proie de tremblements douloureux. Tout en lui parlant, je me suis amusé à induire une torsion lente et inexorable de son cou, que je manoeuvrais comme le bouchon d’une bouteille. J’entendais avec plaisir ses vertèbres commencer à craquer lorsque son compagnon me demanda d’arrêter, me promettant qu’ils me laisseraient dorénavant tranquille. J’ai alors fermé les yeux, et l’autre s’est effondré comme un vieux pantin dont on eût coupé les cordes.

Mercredi 10 Février 19.. : L’intimidation de la veille ayant échoué, mes deux colocataires ont cherché à m’en imposer autrement. Hier au soir, ils ont chacun à leur tour raconté dans le détail les crimes qui leur avaient valu l’honneur de ce bagne. Avec quelle fierté ne décrivaient-ils pas leurs violences : meurtres, viols, orgies, pillages. Quand ils abordaient les détails les plus bestiaux de leurs crimes, ils me fixaient droit dans les yeux, avec un éclat maladif dans le regard.  Dans le silence qui suivit leurs aveux, ils crurent d’abord lire ma soumission implicite, comme une reconnaissance de leur supériorité dans l’innommable. Il ne m’a fallu que cinq minutes pour leur donner la vision et le goût de ce qui est réellement insupportable. Avant même que j’aie pu égrener deux anecdotes personnelles, ils vomissaient sur le plancher en me suppliant entre deux spasmes de cesser de parler. Ils ont demandé aujourd’hui même à changer de cellule. Je me retrouve enfin seul.

Dimanche 14 Février 19.. : La société est décidément pressée de me juger. Le Ministère de la Justice a décidé d’utiliser une procédure d’exception pour avancer mon procès de plusieurs mois. J’attends avec impatience ce moment. Voilà la tribune d’envergure que j’attendais.

Mardi 16 Février 19.. : Emeute à la cantine. Il faut croire que mes anciens compagnons de cellule ont la langue bien pendue, car de terribles histoires circulent déjà à mon sujet. Comble du comique, les gardiens présents ont dû me protéger de la haine de cette horde d’assassins ordinaires. Le fait d’être rejeté de ce bestiaire criminel, lie de la lie humaine, devrait convaincre mes juges que je suis tout sauf un délinquant de droit commun. Je suis d’Ailleurs, tout simplement.

Mardi 23 Février 19.. :  Que la Justice des hommes est idiote ! La dernière entrevue avec le juge n’a duré que quelques minutes. Juste le temps de m’informer que mon procès aurait lieu à huîs-clos. Le Ministère a invoqué l’inhumanité de mes actes dont l’étalage aurait nui à l’ordre public, comme à la sérénité de la justice. Quelle mascarade ! Ce procès devait être mon triomphe. J’aurais enfin pu y exposer ma vision du monde. L’accusé se serait fait accusateur. « Il faut protéger les forts contre les faibles » clamait le philosophe dans le désert de l’intelligence. Mais savait-il que la médiocrité, tels des sables  mouvants, engloutit tout ce qui clame sa différence. Une société ne peut juger que ce qu’elle et ses valeurs engendrent. Mais pas l’étranger absolu, pas ce qui est Autre, hors de toutes normes éthiques. Les morales, comme les lois ne peuvent servir de repère qu’à ceux qui s’y réfèrent, en adhésion comme en opposition. Le pire des pervers ne reste-t-il pas un moraliste en ce qu’il tire sa jouissance d’une négation affichée de valeurs dont il reconnaît la dominance, justement en s’y opposant ? Moi, je ne suis pas de ce monde. Ses valeurs n’ont pas plus d’importance pour moi que n’en ont pour cette humanité que j’ignore (et non que je hais) les valeurs imaginaires des fourmis qu’elle piétine dans l’indifférence. A ce titre, je ne suis pas un criminel, en ce que tout criminel est humain. Mon humanité est une hypothèse absurde.

Mercredi 24 Février 19.. : J’ai notifié au juge que je n’assisterai pas à mon procès. J’ai décidé d’utiliser le temps de leurs vaines palabres à préparer mon évasion. J’ai demandé aujourd’hui au directeur de l’établissement l’autorisation de me constituer une bibliothèque. Il m’a demandé de lui faire parvenir la liste des ouvrages désirés. Elle était déjà prête.

Dimanche 28 Février 19.. : Un avocat commis d’office est venu me voir aujourd’hui. Je lui ai expliqué comment je voulais qu’il plaide ma cause. J’ai essayé de lui expliquer la nature de ma supériorité et en quoi elle induisait mon immunité. Il m’a dit que j’étais fou. Je lui ai retiré le droit de me défendre (contre quoi d’ailleurs). Il est désespérément humain.

Mardi 1er Mars 19.. : Les livres sont arrivés. En présence du directeur, deux gardiens les ont examinés un à un, à la recherche de quelque arme j’imagine, que m’aurait fait parvenir un complice extérieur. Je riais intérieurement en pensant combien ils étaient aveugles. Leurs yeux parcouraient sans le savoir les clés de ma liberté. En me quittant, le directeur a eu quelques mots ironiques sur la littérature que j’avais commandée. « Les pouvoirs de l’Esprit ! Le voyage Astral ! Le Livre des Morts ! Aux pays des âmes ! Vaste programme. Vous avez tort de vous préoccuper de l’au-delà. Il vous sera refusé !« , s’est-il esclaffé en me quittant.

Le directeur releva la tête, arrêtant sa lecture. Il se rappelait parfaitement ce moment où il s’était d’abord permis d’être sarcastique. Ensuite seulement, il s’était étonné que ce monstre à l’apparence humaine, mais que tous ses actes semblaient exclure de l’humanité, pût s’interroger sur la vie après la vie, alors même que la justice des hommes s’apprêtait vraisemblablement à la lui retirer. Il regarda sa montre.

– Mais que fait donc le docteur ? s’étonna-t-il intérieurement.

Il savait que ce dernier devait faire une visite à Sonya cet après-midi même. Il attendait son coup de fil. Peut-être n’était-il pas encore rentré. Tout en se promettant de l’appeler très vite, il se remit à lire.

Mercredi 2 Mars 19.. : J’ai lu toute la nuit. Comme c’est passionnant. Je vais bientôt pouvoir expérimenter la première phase de mon évasion. Demain, demain seulement.

Jeudi 3 Mars 19.. : J’ai attendu que le gardien effectue sa dernière ronde, avant de tenter ce premier essai. Je me suis étendu sur le lit et j’ai commencé les exercices respiratoires, tels qu’ils sont précisément décrits dans les anciens textes tibétains. Les yeux fermés, j’ai essayé de ralentir le rythme de mon coeur afin de l’amener au-dessous du seuil critique. Parallèlement, je tentais de me représenter mentalement, couché sur mon lit, nu, et au repos. Cela m’a été étonnamment facile, bien plus que de visualiser ensuite le reste de mon environnement : les étagères, le lavabo, la cuvette, le bureau, les livres encore ouverts. Au moment où cette image mentale s’est stabilisée au point d’être quasiment réelle, j’ai eu l’impression très nette de devenir très léger, de flotter au-dessus de mon lit, dont je ne sentais plus le contact. Comme pour m’assurer que je ne rêvais pas, j’ai ouvert les yeux, et tournant la tête, j’ai constaté que j’étais à mi-hauteur, à peu près à un mètre et demi du sol. Avais-je réussi ? J’appréhendais de regarder sous moi. Tout ceux qui avaient fait cette expérience l’avaient décrite comme un instant de pure terreur. Très excité, j’ai tourné alors rapidement mon visage.  Sur le lit, à plus d’un mètre de moi, mon corps affaissé, dérisoire, respirait faiblement. A la hauteur de son nombril, un ruban de fumée cotonneuse et bleuâtre montait en zigzag tout en s’élargissant pour s’épanouir en une forme humaine, diaphane et translucide, double du corps qui sommeillait plus bas. Ce ruban, c’était la fameuse Corde d’Argent dont la tradition parlait ! Et cet ectoplasme, léger et flottant, c’était moi. Quel étrange et excitante expérience que le voyage astral: l’âme et le corps séparés, mais reliés par cette chaîne si fragile.  Quelques hommes l’avaient expérimenté, sans jamais tomber sur ses limites. Tout à la joie de ce succès immédiat, j’ai ensuite tenté de me déplacer, dans ma seule cellule pour l’instant. Longuement, j’ai flotté dans la pièce, expérimentant avec plaisir ce nouveau pouvoir. Après une demi-heure littéralement extatique, mon corps exténué et en sueur sembla exiger mon retour. Je dus m’y résoudre, malgré l’excitation, en augmentant volontairement mon rythme respiratoire et cardiaque. Comme aspiré par ce corps endormi, mon double d’Argent réintégra son enveloppe matérielle, qui se réanima en retrouvant son génie. Plus que jamais, je me suis senti alors puissant, invincible et sûr de mes plans. Cette première expérience augure bien de leur suite.

Jeudi 10 Mars 19.. : Depuis une semaine, j’essaye de parfaire ma technique. Le voyage astral requiert énormément d’énergie. La phase de séparation  est plus particulièrement vorace, et il m’a fallu énormément travailler pour la maîtriser. Alors qu’il me fallait 15 minutes lors de mes premières expériences, il me suffit aujourd’hui d’une seule pour la mener à bien. Mais il a fallu que je puise de l’énergie à une autre source que celle de mon unique volonté. Et c’est l’électricité qui me l’a prodiguée. Ainsi, mes déplacements sont devenus plus fluides, plus lointains aussi. Alors que ma seule cellule m’avait jusqu’ici servi de lieu d’expérimentation, j’ai depuis peu étendu ma zone d’activité. Les barreaux ne constituent évidemment aucune entrave à ma liberté astrale ! J’ai ainsi pu commencer à me faire une idée exacte des alentours immédiats de ma cellule. Bientôt, ce sera la prison entière qui sera mon domaine.

Samedi 12 Mars 19.. : J’ai été surpris hier soir par la ronde inopinée d’un des gardiens-chefs. Nous nous sommes trouvés nez à nez, au détour d’un couloir.  Il était accompagné d’un chien. Je me suis arrêté, en réagissant comme si j’étais physiquement en sa présence. Devant son manque total de réaction, je me suis rapidement aperçu que je lui étais complètement invisible. Le chien, par contre, s’est mis à aboyer violemment en ma direction, malgré les remontrances musclées de son maître, qui n’y comprenait rien. Je déduis de cette expérience que quelques êtres seulement ont le don de sentir la présence astrale. Et qu’à ce jeu, le plus vulgaire des chiens semble plus doué que le plus gradé des gardiens.  Voilà qui ne m’étonne pas !

Lundi 14 Mars 19.. : Il semble qu’il n’y a pas que les chiens pour percevoir l’invisible. Le bruit court en effet dans la prison qu’un fantôme bleu hante les couloirs de l’établissement, la nuit venue. Un des détenus le racontait ce matin avec force détails à ses compagnons d’infortune. Nul doute que je sois cette fois-ci encore à l’origine de ce nouveau mythe.

Là encore, le Directeur s’arrêta dans sa lecture. Il se souvenait de cet épisode incroyable, qu’il avait à l’époque jugé ridicule. Cette stupide rumeur avait enflé de manière inattendue et disproportionnée. A partir de récits croisés de plusieurs détenus, la rumeur s’était consolidée jusqu’à devenir vérité vraie. A midi comme au soir, le réfectoire bruissait alors des dernières  nouvelles sur les pérégrinations du fantôme, sur ses promenades favorites, ses heures de passage ou ses hypothétiques facéties. Si ce récit était vrai, il faudrait y voir là l’origine de cette légende tenace. Oui.. Seulement si ce récit était vrai…

Mercredi 16 Mars 19.. : J’ai effectué une première aujourd’hui. Il est à craindre que le mythe du fantôme du pénitencier ne prenne encore quelque consistance ! Tôt ce matin, je me suis déplacé dans une des cellules du quartier des terroristes. Son locataire y dormait profondément, malgré la lumière blanche et vive qui inondait la pièce, comme c’est là-bas la règle. Après l’avoir bien observé, je me suis placé à quelques centimètres de son corps et ai concentré mon regard sur le milieu de son front. Il me fallait tout d’abord mettre nos deux esprits en phase avant que de tenter une quelconque projection. L’exercice était exténuant, sachant que je devais en parallèle garder le contact avec mon propre corps. Et l’esprit de cet homme m’opposait une réelle résistance. Mon énergie se tarissant avec l’effort, je dus donc  faire à nouveau appel à mon amie l’électricité. Je pus voir bientôt combien ce fut efficace, comme la lumière se mettait à vaciller. Grâce à cet appoint, la mise en phase fut rapide. C’est à cet instant que l’homme ouvrit des yeux terrorisés, comme s’il m’avait vu, ectoplasme bleuâtre flottant au-dessus de son visage. Je profitai de cet instant d’extrême faiblesse, pour me glisser dans son corps. Il réagit alors avec la plus grande des violences, en sautant à bas de son lit, en hurlant sa terreur. Conscient d’être habité par une entité extérieure, il implorait mon départ. Comme pour me forcer à le quitter, il se mortifiait en se précipitant contre les murs de sa cellule. Les gardiens, alertés par le vacarme, eurent tôt fait d’investir l’endroit pour le plaquer rapidement au sol. L’animal vociférait qu’il était possédé. Il est vrai que mon intrusion était le plus sublime des viols, tant je pénétrais au plus profond de son intimité. Je trouvais quant à moi l’expérience intéressante. Jamais, je n’avais pu voir d’aussi près les tréfonds d’une âme humaine. Que celle-ci était laide, quoique étiolée ! Autre sensation bizarre, celle d’habiter deux corps simultanément, même si je ne me sentais dans celui-ci que de passage. Considérant que l’expérience était concluante, je décidai de quitter mon hôte involontaire, qui se tétanisa à l’instant, avant que de s’évanouir, sous le choc de mon départ.

Mercredi 23 Mars 19.. : La première phase de mon évasion peut être maintenant qualifiée de succès. Me séparer de mon corps et divaguer dans mon nouveau domaine relève aujourd’hui de la simple routine. Je ris intérieurement de la beauté simple de mon plan. Le voyage astral est évidemment le tunnel que je creuse, sous les yeux même de mes cerbères, et qui pourtant l’ignorent tant il est lumineux.  Mais il me faut maintenant trouver la Porte. Et cette Porte me mènera sans coup férir dans un monde désormais sans entrave, et pour l’Eternité !

Mardi 29 Mars 19.. : La Justice n’est jamais plus expéditive que quand elle veut se défaire de ce qu’elle ne comprend pas. Le directeur de l’établissement est venu lui-même m’annoncer le verdict qu’une cour anonyme et peureuse s’est arrogé le droit de prononcer à mon encontre. Pour m’informer de mon sort, il s’est senti le besoin de prendre un air grave, presque compassé, en m’engageant à être fort, sans doute pour masquer le sentiment de jouissance qu’au bout du compte lui inspirait la sentence, à lui comme à tous les siens. « La mort, me dit-il, est au bout de ce couloir. Vous êtes condamné à mourir pendu » Il n’a pas compris mon indifférence.

Mercredi 30 Mars 19.. : J’ai passé toutes ces nuits dernières à hanter la prison, à la recherche de la Porte. Même si cela a pris un peu plus de temps que je ne le croyais, j’ai fini par la trouver, presque par hasard. Quelle divine surprise ! Et combien le sort est ironique quant à sa nature ! Très rapidement, j’ai compris qu’il me fallait chercher l’Issue en dehors des quartiers de prisonniers, du côté des secteurs de la forteresse ouverts aux personnes extérieures, fournisseurs, visiteurs ou famille des employés. C’est alors que j’achevai une nuit de recherche infructueuse que je decouvris les appartements du Directeur de ce sinistre établissement. Je décidai aussitôt de lui rendre une petite visite. N’était-ce pas le moindre devoir du Fantôme officiel de la prison !

Pour la première fois, depuis le début de sa lecture, le Directeur se sentit mal à l’aise. Qu’est-ce-que ce paranoïaque dangereux cherchait en le mêlant à cette fiction délirante. Car ce ne pouvait être qu’une fiction n’est-ce-pas ? Paradoxalement, il se sentait cependant en danger, à côté de ce mort, tandis qu’il lisait ce journal. Il aurait aimé que le docteur soit là pour lui donner des nouvelles rassurantes de sa femme. Il continua de lire :

L’endroit était bien décoré, en contraste absolu avec le dénuement gris de la prison. Monsieur le Directeur est un homme de goût ! Meubles modernes, tableaux de valeurs, antiquités précieuses – bibelots anciens. Il y avait aussi une grande bibliothèque, riche d’ouvrages de références. Même les oeuvres du Divin Marquis y avaient trouvé leur place ! Qui aurait crû qu’un condamné et son geôlier puissent partager ce même goût de Liberté ? Je ne m’attardai pas trop dans le séjour, à la recherche de mon hôte. Je finis par le trouver, dans son lit, profondément endormi, et sans défense. A ses côtés dormait une femme, qui me tournait le dos. J’ignorais que le directeur eût une femme ? Je flottai jusqu’à elle, afin de la dévisager à loisir. Quelle ne fût pas ma surprise en découvrant qu’elle était enceinte. Non seulement son ventre rebondi en témoignait, mais je pouvais percevoir les vibrations subtiles de ce jeune humain en devenir. Il faut croire que c’était réciproque, puisqu’il réagit comme avec crainte à ma présence. Oui, c’était évident, il savait que j’étais là, et le vivait comme une menace. Il bougea spamosdiquement ses membres, comme pour alerter sa mère, en vain. C’est qu’il se croyait au chaud, l’animal. Protégé, encore, de la vilenie du monde extérieur ! Doucement, très doucement, je tentai un premier contact. J’effleurai son esprit pour tester sa résistance. Comme c’était doux ! Et comme il était fragile ! C’est transporté de joie et de puissance que je revins à ma cellule. J’avais enfin trouvé la Porte.

« Mon enfant ! pensa le Directeur ! Il veut s’en prendre à mon enfant ! ». Il eût une soudaine envie de meurtre. L’envie de se jeter sur ce corps pourtant inerte et le déchiqueter, pour lui retirer toute allure humaine. Ses oreilles bourdonnèrent et un voile de sang l’aveugla momentanément. Il reprit avec peine son calme en respirant lentement. Cet homme était malfaisant, se criait-il. Rien qu’avec des mots, il pouvait terroriser et meurtrir. Il ne devait pas se laisser faire, ne pas donner prise à cette construction fictive  nourrie de haine maladive. Bien sûr, c’était une fiction, forcément une fiction… Il ne put cependant s’empêcher de replonger dans le Journal.

Jeudi 31 Mars 19.. : Bientôt libre ! Je serai bientôt libre !  Dans quelques semaines seulement, je prendrai possession de ce petit corps. Je quitterai cette prison grisâtre et froide pour en intégrer une autre, moelleuse, chaleureuse …  et temporaire. Mes gardiens trouveront mon corps inanimé, sans se douter qu’à quelque pas de là, tapi au chaud, j’attendrai l’heure de renaître, intact dans ma puissance, renouvelé dans mon corps. Ils penseront que leur Dieu, dans sa très grande miséricorde, m’aura accordé la grâce de fuir le châtiment des hommes, alors que seule la volonté du fort aura été nécessaire. Plus qu’une évasion géniale, j’aurai accompli là l’acte de libération ultime, celle de la mort. La vie éternelle ne m’est-elle pas promise ? Ne pourrais-je pas indéfiniment, telle une âme vagabonde, animer ces corps vulgaires, les doter enfin d’une destinée que le hasard leur aurait de toute autre manière refusé ? Oui, j’ai maintenant triomphé de la mort et gagné haut la main mon nouveau statut divin. Le temps est à mes côtés, et cette terre va s’en trouver marquée, pour l’éternité.

Dimanche 3 Avril 19.. : Monsieur le Directeur, C’est le jour de Pâques aujourd’hui ….

Dimanche 3 Avril ! Mais c’était la date d’aujourd’hui !!

Pâques ! Les cloches vont sonner ! Annoncer la Bonne Nouvelle ! Mais savent-elles qu’elles sonneront pour moi ?

Car le jour est venu, Monsieur le Directeur. Celui de prendre possession de ma nouvelle enveloppe. Ce petit garçon – Oh ! vous ne le saviez pas peut-être ? – ce petit garçon donc, va m’accueillir bien malgré lui. Mais que peut-il y faire ? Et vous même, que pouvez-vous y faire, à part refuser l’impensable ? Votre raison vous dicte ce refus. Elle vous le hurle même. Il est tellement confortable ce refus. Mais tellement pervers. Toute votre vie va être rongée par le soupçon que vous nourrissez en votre sein une graine de démon. Toute votre vie, vous allez guetter les signes de cette bestialité cachée. Toute votre vie, vous allez vivre des chauds effrois assassins.

Des ailes de mouches arrachées, des papillons transpercés, des yeux d’oiseaux crevés, tous ces petits actes de cruauté auxquels se livrent tous les enfants vous amèneront au bord de la certitude que votre enfant est possédé. Puis des rires musicaux, des jeux complices, des pleurs sincères, bien des moments de vrais bonheurs estomperont ces noirs diagnostics. Noir puis Blanc. Amour puis Haine. Le balancier sera terrible monsieur le Directeur ! Et comme dans la nouvelle d’Edgar Poe, vous finirez par succomber à ce pendule aiguisé par vos propres doutes. A chacun ses prisons, Monsieur le Directeur. Et à chacun ses châtiments. Le vôtre sera terrible. Le mien, non avenu.

Pendu, disiez vous ? Je dois mourir pendu ??? ….. »

Il jeta le journal à terre, pour se précipiter hors de la cellule. Il devait fuir cet endroit, fuir le cauchemar de cette damnation annoncée. Il ne put cependant faire que quelques pas, pour aller vomir sur le pas de la porte.Entre deux spasmes, il entendit des voix résonner dans la coursive. Quelqu’un l’appelait. Quelques instants plus tard, il vit arriver en courant le Docteur, que suivaient les deux gardiens qu’il avait envoyés à sa recherche. L’homme avait le visage complètement défait.

– C’est terrible, Monsieur le Directeur ! Terrible ! sanglota-t-il en lui serrant l’épaule.

– Oui, vous avez raison, c’est terrible, lui répondit le Directeur, le regard dans le vague.

– Mais … Comment … Vous le savez déjà ? interrogea le Docteur légèrement interloqué.

Comme reprenant ses esprits, d’une voix plus vive, le Directeur s’inquiéta :

– Quoi ? Qu’y-a-t-il ? Il est arrivé un malheur à Sonya, n’est-ce-pas ? Il est arrivé un malheur à Sonya ?

Il avait crié cette dernière phrase. Le docteur s’approcha de lui, et lui saisit les mains.

– Il faut être fort, Monsieur le Directeur. L’accouchement s’est mal passé….Et…votre enfant est mort, étranglé par son cordon ombilical…..

Personne ne comprit le sourire de soulagement qui éclaira alors son visage.

Ni la phrase qu’il prononça : « Justice est faite… »