Puzzle
Malgré l’heure tardive, la petite échoppe était encore illuminée. Après un instant d’hésitation, j’ouvris lentement la porte en faisant tinter les clochetons de l’entrée. Tout en m’avançant à petit pas vers le comptoir, je jetai un regard circulaire sur le magasin. Cela faisait bientôt deux ans que je n’y étais pas venu, et je me souvenais pourtant du moindre détail. Tout était identique, à l’exception près de la tenancière, une petite grosse, debout derrière son grand comptoir.
– « Bonjour Madame. Je viens chercher la main gauche » lui dis-je en lui tendant mon ticket dûment estampillé.
– « Et Ben ! Vous avez de la chance, elle est toujours en vitrine » dit-elle en se dirigeant vers l’étalage.
Elle revint avec l’objet qu’elle dépoussiéra un peu avant de le placer dans une petite boîte crasseuse.
– « Voulez-vous l’onguent avec ? » me demanda-t-elle sur un ton monocorde et sans me regarder, comme si elle était fatiguée de répéter sans cesse le même rituel.
Je déclinai poliment sa proposition. Cela me coûtait déjà assez cher comme çà !
Peut-être décrispée par mon affabilité (ou mon apparente fragilité), son visage s’éclaira d’un sourire vaguement maternel, pour me dire :
– « Alors ? Ca avance ? »
– « Doucement, trop doucement .. » lui répondis-je tristement en lui tournant le dos.
Je sortis de la boutique. Mais avant de m’en aller définitivement, je m’arrêtai un instant devant la vitrine pour contempler ma tête qui, elle, était toujours là….
La Beauté du Diable
Ce n’était pas la première fois qu’il se levait la nuit pour admirer ce fabuleux lever de soleil, au-dessus de la grande vallée. Mais aujourd’hui était un jour très spécial puisqu’il y emmenait sa petite fille pour la première fois. Il voulait lui faire partager ce sentiment, si fort et si simple à la fois, qui le saisissait toujours devant cette inéluctable et cyclique beauté. Juste pour lui faire toucher du doigt combien leur bonheur sur cette terre n’était pas qu’intérieur. Juste pour lui faire sentir combien ce monde était naturellement et essentiellement accueillant.
Ils avaient d’abord suivi les chemins de mousse, qui serpentaient à travers la forêt. Leurs pieds nus avaient pu en apprécier la fraîche douceur. Sa fille s’était amusée de voir se dessiner derrière eux l’exacte trace de leurs pas, qui brillait d’une tendre phosphorescence.
Ils avaient ensuite débouché au sommet de la grande montagne, qui surplombait la vallée elle-même. Elle la connaissait pourtant bien cette vallée ! Mais cette imperceptible et diffuse lueur de derrière la Terre semblait en magnifier la taille et les proportions. Un puissant mélange de parfums en montait, cocktail de fragrances indéfinissables et subtilement modifiées par l’engourdissante fraîcheur de la nuit qui fuyait. Ils s’installèrent à même la terre, juste à l’endroit où la courbure de la colline s’inclinait doucement vers le vide de la vallée. Et là, ils attendirent que le miracle quotidien se produise.
La vallée était surplombée de somptueuses montagnes, et le soleil surgirait bientôt juste à l’endroit où leurs flancs de géants allaient mourir dans la plaine, où coulait un fleuve serein. Précédé d’un subtil halo aux teintes violettes, l’astre du jour illuminait quelques nuages d’altitudes effilochés, messagers de sa proche venue. Il apparut brusquement à l’endroit même où montagnes, plaine et flots se rejoignaient en un rendez-vous rituel. Sa proximité de l’horizon lui donnait une taille inhabituelle, et sa lumière commença bientôt à inonder la plaine.
Les florigyres furent les premières à réagir à cette caresse lumineuse. Leurs corolles bleues s’évasèrent d’abord, comme si les fleurs s’étiraient. Puis elles quittèrent lentement le sol tout en tournoyant régulièrement. Des milliers de fleurs épanouies poursuivirent ainsi leur ascension pour se réunir finalement en nuages d’azur à une hauteur intermédiaire, où elles rencontreraient un léger vent porteur. Elles flotteraient ainsi toute la journée, au gré des humeurs de la brise, leurs coeurs tournés vers le soleil, se nourrissant de ses rayons bienfaiteurs. Ces nomades nuages de corolles en filtreraient la lumière, baignant régulièrement la plaine d’un bleu pâle et reposant.
Il tourna lentement la tête pour jouir du regard émerveillé et incrédule de sa fille, véritablement hypnotisée par l’étrange beauté du spectacle.
Au fur et à mesure que la terre se réchauffait, les armées de pétilles surgirent de l’humus encore humide de rosée. Leurs tiges rouges jaillissaient littéralement du sol, pour s’épanouir rapidement en de gros pistils aux couleurs variées, qui éclataient bientôt en projetant à leurs pieds des centaines de spores, qui donnaient à leur tour naissance au même phénomène, tandis que leurs pères se desséchaient à vue d’oeil. Des champs entiers de pétilles se déplaçaient ainsi sur toute la surface de la plaine, qui était continuellement parcourue de vagues de couleurs aux formes incertaines et mouvantes, s’entremêlant en un perpétuel arc-en-ciel.
Ils étaient maintenant tous les deux dans un état de ravissement qu’on aurait dit mystique. Sa fille pleurait en silence, ses larmes venant mourir dans son sourire, les yeux toujours fixés sur cette plaine magique. Et il pleurait avec elle, en totale communion. La lumière de ce soleil les avait touchés comme l’aurait fait le doigt de la grâce.
L’âme saturée de bonheur, il se leva et tendit le bras pour saisir au vol une florigyre égarée, qui dérivait vers eux. Il en apprécia la couleur, en respira profondément la capiteuse odeur.
– « Vois comme c’est beau ! » dit-il a sa fille en lui tendant la fleur diaphane. « Et pourtant la légende prétend que l’homme avait peur du feu radioactif, dit-on ».
Sa fille semblait incrédule.
– « Mais ce n’est qu’une légende, Papa! » avait-elle murmuré. « Et elle est absurde » continua-t-elle sur un ton définitif.
– « Mais oui bien sûr, comme le sont toutes les légendes » acquiesça-t-il en riant.
Desserrant sa serre, un rire de crécelle sortant de sa double gorge coudée, elle laissa aller la fleur qui s’envola vers le firmament.