Alix

ou « Il est Vareuse ? Non, il est Tunique ! »

Moi, j’aime le Péplum ! Cette antiquité de Bazar, où les cités sont de carton-pâte, les situations téléphonées, les sentiments à la fois simplistes et violents, les princesses orientales blondes comme les prés, et les princes aussi bronzés et typés que des expat’s de retour de Phuket. J’aime ces fastes insensés et ces cérémonies incantatoires, ces danses des sept voiles évanescentes, ces esclaves en révolte, ces grands hommes ivres de pouvoir et d’intrigues. Bref j’aime cet orient phantasmé par un occident qui y projette ses rêves et ses valeurs. (Vous voyez où il veut en venir lui, avec cette introduction lyrique ?)

Mais si le Péplum a été un genre cinématographique majeur jusqu’à la fin des années 60 (et vous voulez parier que sa renaissance est proche ?) genre « le Demi-Frère de Maciste contre les 3 Mousquetaires« , il a été caïman inexploité par le monde de la Bande Dessinée (ah ouais ? Et le petit gaulois moustachu et son gros copain et sa potion magique là, c’est pas un péplum ça peut-être ? Non, monsieur  c’est une parodie !). Dans ce désert, il faut toutefois noter la très remarquable exception que représente ALIX, oeuvre de Jacques MARTIN (Encore lui ! Non seulement il nous pollue les dimanches après-midi et télévisuels mais en plus il faut qu’il s’attaque à notre belle jeunesse ! Mais non, c’est un homonyme !) qui nous compte les aventures d’un autre gaulois, mais imberbe celui-là, autour du « Mare Nostrum » et au-delà.

Ceci étant dit, j’aimerais bien que le petit rigolo qui s’obstine à insérer des commentaires en italiques dans mon texte mette maintenant un terme à ces actes d’invasion textuelle caractérisée, merci. (Non mais c’est vrai quoi ! Qui c’est qui l’écrit cet article à la fin !).

Vivant au temps du Consul César, Alix est un jeune et blond esclave gaulois, qui deviendra au terme de sa première aventure (Alix l’Intrépide) un citoyen de Rome, et plus encore un véritable chantre de sa civilisation. Adopté par l’homme à qui il a sauvé la vie, sénateur romain de son état, il devient l’ami des puissants et de César lui-même. Ce statut très particulier l’amènera à affronter des missions et des ennemis terribles qu’il defaira toujours, pour le plus grand bien de la ville au sept collines (la ville au sept collines ? Ben Rome, tiens Banane !).

Ces aventures le mèneront jusqu’en Chine (par la Mer !) en passant la Gaule, l’Egypte, l’Empire Perse,  la Grèce, Carthage et l’Afrique Noire. Il aura à côtoyer ou à combattre les adorateurs de Baal, Sparte la Guerrière, des sectes aussi obscures que sanguinaires, des légions en révoltes et des complots anti-romains. L’Atlantide elle-même, et ses secrets seront le prétexte de ses exploits !

Grâce à une documentation abondante et un amour évident de cette époque, Jacques MARTIN nous fait découvrir, en nous intriguant, le monde foisonnant, haut en couleur et riche de légendes de l’antiquité. Des paysages grandioses nous sont révélés au travers de son graphisme réaliste et aux couleurs très personnelles et chaudes (rouges, jaunes et oranges y dominent) et des personnages typées habillent et animent ces décors. Nulle doute que plusieurs  générations de lecteurs n’aient appris dans ces pages plus de choses sur l’antiquité que dans leurs austères livres de classes.

Durant tous ses périples, Alix est suivi comme son ombre (mais un peu pâle) par le très passif Enak, un jeune Egyptien, Prince anonyme et silencieux. Même si la plupart du temps, Enak n’apparait être qu’un simple suiveur, il est parfois à l’origine de l’Aventure elle-même. L’amitié entre les deux garçons est si forte que les spécialistes de tous  bords(*)/poils(*) n’ont pas manqué de souligner son ambiguïté. Sachant d’une part que la vie privée d’Alix ne regarde que lui, on pourrait d’autre part répondre à ces interrogateurs que même si c’était le cas, cela ne serait alors que la description de moeurs tout à fait courantes et admises pour cette époque et cette région du monde.

Loin de vivre dans un monde aussi simpliste que dans les Péplums plus haut loués, Alix est au contraire au centre de situations complexes et ambiguës, ambiguïté qui trouve souvent ses racines dans la personnalité d’Alix lui-même. Gaulois, Alix n’est-il pas un ardent défenseur des valeurs et de la force de Rome , et ce parfois même contre ses propres frères ? Membre de l’Establishment Romain, n’en vient-il pas à défendre de vils criminels de guerre, et tenter de les sauver de la juste vengeance d’une communauté quasi exterminée (« La griffe noire« ) ? Cette défense systématique de la Pax Romana à quelque chose de dérangeant qui va parfois poser à Alix bien des cas de conscience et l’amener à respecter ses ennemis  et leur motivations tout en les combattant (« la Tour de Babel« ).

Mais c’est que le véritable et omniprésent fluide dramatique des aventures d’Alix est le Pouvoir ! Le Pouvoir de créer comme de détruire, de pacifier comme d’humilier. Loin de n’être que singulier, ce pouvoir se conjugue au pluriel, et ses incarnations s’affrontent en des combats que chaque partie trouve évidemment légitime. Quand un jeune roi ramené au pouvoir par Alix, s’éloigne en vieillissant de son peuple et le martyrise, il se voit défendu par notre Héros (au nom de l’amitié ? d’un réflexe conservateur du statu quo ?) contre toute raison politique mature, et ses détracteurs sont d’abord dépeints comme des méchants (« la Tour de Babel« ). Quand Sparte défie la puissance romaine, notre petit soldat de l’Ordre oeuvre à sa perte tout en recueillant le dernier représentant (paternalisme écoeurant !). Contre les velléités d’indépendances et de revendications d’authenticités, Alix, sorte de chantre d’une Real Politik avant la lettre, favorisera toujours l’avancée, qu’il estime civilisatrice, d’une Rome imperturbable et sûre de son droit.

Comme cet Empire dont Alix se veut le Héraut, l’oeuvre de Jacques MARTIN décline en qualité, lentement mais surement. Au départ denses et intenses (63 pages pleines), les scénarios aujourd’hui s’essoufflent et ne convainquent pas (42 pages un peu molles). Le graphisme se banalise, et les personnages, particulièrement, s’indifférencient (c’est à dire qu’ils se ressemble tous quoi !). C’est que Jacques MARTIN, qui a pourtant longtemps travaillé dans l’équipe du Maître Hergé, n’a pas le génie modeste de ce dernier, et que sa tête enfle aussi rapidement que ses scénarios se dégonflent.

Pour que son héros retrouve alors une deuxième jeunesse, il faudra certes que son auteur apprenne enfin l’ultime pouvoir : l’humilité.



(*) Rayez la mention inutile

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Lucky Luke

ou « Le Faiseur d’Amérique »

L’Ouest Américain est un pays de mythes. Symbole de la domestication de tout un continent, les cow-boys y sont les Achille ou Hector d’une Odyssée Moderne. L’Amérique, la première, les a glorifiés, statufiés, et avec un excès qui a frisé trop de fois la falsification. Mais les mythes ne connaissent pas de frontières, et celui-ci a donc voyagé à travers les lanternes cinémagiques. L’Europe s’en est saisi, souvent pour le revisiter, le renverser, lui donner un souffle nouveau et perturbateur. L’Oeuvre d’un Sergio LEONE (les westerns spaghetti) en est ainsi le meilleur exemple cinématographique. La bande dessinée n’est cependant pas en reste qui a donné au monde un de ses personnages les plus attachants, l’Homme qui tire plus vite que son ombre, j’ai nommé : Lucky Luke.

Série créée par le dessinateur MORRIS il y a plus de 40 ans dans le journal SPIROU, puis dynamisée par les scénarios rythmés et drolatiques de l’incontournable René GOSCINNY, Lucky Luke a dépassé allègrement la soixantaine de titres à ce jour. Les petits comme les grands écrans l’ont aussi accueilli et sa légendaire mèche, sa nonchalance et sa dextérité aux armes ont fait le tour du monde. Accompagné de son cheval fidèle et pince-sans rire, JOLLY JUMPER, il nous fait depuis longtemps visiter une Amérique attachante et drôle.

C’est que cette série a du être la première à aborder le genre du côté de la caricature et de l’humour. Mais si ici rien n’est pris au sérieux, c’est cependant un Ouest américain inconnu mais véridique qui nous est présenté. Et ce souvent sous des jours que le Western a passé sous silence, parce que dépourvus de dimension dramatique. Cavalier solitaire, Lucky Luke n’a pas de maison. Ou plutôt, sa maison c’est l’Amérique toute entière. En la parcourant, il nous fait rencontrer une kyrielle de personnages, illustres ou obscurs, mais qui tous ont contribué d’une certaine manière à l’édification d’une nation.

Qui savait avant le Grand Duc, que le Grand Duc de Russie Alexis s’était rendu dans l’ouest américain pour chasser le Bison avec  Buffalo Bill le boucher ? Qui connaissait le Juge Roy Bean, père autoproclamé de la loi à l’ouest du Pécos avant Le Juge. Qui avait entendu parler de l’Empereur Smith, richissime rancher qui se prenait pour Napoléon, avant que Lucky Luke ne nous le fasse rencontrer. Beaucoup d’albums de Lucky Luke sont ainsi nés de ces anecdotes et personnages atypiques, dont les petites et savoureuses histoires sont masquées par le décor en papier mâché du mythe banal.

Des phénomènes de sociétés ou des morceaux choisis d’épopées américaines sont aussi le prétexte à d’autres aventures. La bataille entre bergers et fermiers (Des Barbelés sur la Prairie), le télégraphe (Le Fil qui Chante), le train (Des rails sur la Prairie) ou l’essor de la presse (le Daily Telegraph) sont autant de situations souvent dramatiques en réalité, mais que la série désamorce en les abordant.

Lucky Luke est un défenseur de la loi. Il aura ainsi combattu les plus affreux Jojos de cette partie de l’Amérique : Jesse James, Billy the Kid, le Juge Roy Bean ou les Frères Dalton. Tous ont trouvé devant eux cet homme qui manie aussi bien le six coup que l’humour. La série est à ce titre iconoclaste qui n’hésite pas à défigurer le mythe du bandit mal aimé, tel que perpétré par le cinéma. Ces messieurs n’ont droit qu’à un seul type d’indulgence de la part des auteurs : celle de les montrer comme des monstre de bêtise. Lucky Luke mettra quand même définitivement fin à la carrière des Frères Daltons. Ce qui va occasionner la haine de leurs cousins, aussi bêtes que les autres étaient méchants, haine qui motivera les plus beaux albums de la série.

Les cousins Daltons sont presque aussi illustres que leur ennemi préféré. Leurs évasions multiples et leurs frasques de desperados vont nourrir la série, sans que jamais elle ne se répète. Campons donc un peu les personnages. Ils sont quatre, étagés du plus petit au plus grand, du plus méchant au plus bête. Le petit teigneux c’est JOE, le chef de la bande, JACK et WILLIAM en sont les faire-valoir, et l’unique, l’inimitable AVERELL pourrait bien être le plus important des quatre. Celui ci est de loin le plus bête, et manger (tout et n’importe quoi) occupe l’essentiel de son esprit. Il est souvent le soufre douleur de son frère JOE, à qui il s’oppose fréquemment. Paradoxalement, il doit aussi être le plus humain des quatre, peut-être parce que véritablement plus bête que méchant. C’est ce que tendrait à nous prouver la Guérison des Daltons, où il se trouve le seul à être sensible aux vertus de la psychanalyse.

Plus bête qu’Averell Dalton ne pouvait a priori pas exister. C’était compter sans le chien RANTANPLAN, autre vedette de la série, qui ravit, et de loin, la palme de la bêtise à ce crétin d’Averell (ils s’entendent bien d’ailleurs, c’est un signe !). Evocation dégénérée de RinTinTin, mascotte de la cavalerie, RanTanPlan est le chien de garde du pénitencier abritant les daltons. Il sera de ce fait le témoin successif de leur nombreuses évasions, et seul le hasard l’amènera à seconder Lucky Luke (qui s’en serait bien passé !) dans la poursuite des méchants.

Car ce chien fait et comprend absolument tout de travers ! Quand on lui dit saute, il se couche, quand on lui dit attaque, il fait la fête. L’importance de RanTanPlan ne va cesser de croître avec le temps. Un album est ainsi consacré à ce clébard débile (l’Héritage de RanTanPlan) dans lequel un vieil et richissime original lui lègue la moitié d’une ville, dont le quartier chinois ! Lucky Luke le protègera des vélléités assassines des Daltons et des sectes secrètes chinoises conjuguées (ces derniers auraient en effet aimé manger leur propriétaire). Rantanplan y survivra malheureusement, et il est devenu aujourd’hui la vedette d’une série indépendante.

Héros de bandes dessinées, Lucky Luke n’en est pas pour autant un héros Américain. Plus manipulateur qu’acteur dans la constitution du rêve américain, il agit plus souvent comme une Ange Gardien que comme un constructeur véritable. Les pionniers peuvent certes compter sur son aide et sa droiture pour poser une nouvelle pièce à l’édifice, il n’agit toutefois pas au même niveau qu’eux, et sa motivation n’est pas la même. La dernière image de chaque album est à ce titre symbolique, qui voit Lucky Luke s’éloigner de l’action dans un coucher de soleil en chantant « I’m a poor lonesome cowboy, far away from home« , alors que les autres protagonistes jouissent, en l’oubliant momentanément, de la tranquillité retrouvée grâce à lui. Lucky Luke n’est donc pas de leur monde. Ne tire d’ailleurs t-il pas plus vite que son ombre ?

Aujourd’hui confrontée à un défi bien plus exigeant que celui de la simple conquête d’une nature sauvage, l’Amérique devrait trouver son salut moins dans les fanfaronnades ridicules d’un faux cow-boy recyclé, que dans les subtilités d’un Lucky Luke moderne. Juste un détail pour illuminer ce point : Lucky Luke est Européen…

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Les Bidochon

ou « Et la Tendresse, Bretelle !!! »

C’est noir. Cela devrait être feutré mais c’est lustré. C’est surmonté d’une petite queue de la même couleur. C’est vissé sur une masse défraichie ornée d’éléments pileux au dessus d’une grimace. C’est aussi élastique et tendu. Cela supporte deux tuyaux de tissus cousus l’un à l’autre, juste au dessus de deux fourreaux de feutres ecossais. C’est à côté de l’autre, c’est rond et gras et recouvert de plusieurs couches de tissus. Cela suit, cela se plaint, cela est triste.

Cela, c’est le couple Bidochon, Robert et Raymonde. Triste héros d’une série grinçante du sévère et précis BINET. Celui étant un cas à part dans la BD française. Tout ceci pour pouvoir glisser ce gag lamentable : c’est un cas Binet…

Créés, euh … il y a un certain temps (mais où j’ai foutu mes notes, nom d’un Kador), et publiés dans les colonnes de Fluide Glacial, les Bidochon sont un couple de Français (lui : enveloppé, habillé d’un sempiternel béret, les mains dans les poches d’un panatlon que seules des bretelles pur skaï empèche de tomber. Elle : grasse, les traits grossiers, habillé le plus souvent d’un tablier de ménagère), que l’on voudrait très moyens de peur de leur ressembler, à travers les mésaventures desquelles Binet va litérallement disséquer les mesquins rouages de notre société, et les comportements, insuportables, idiots ou attendrissants que celle-ci engendre. Nous allons ainsi découvrir, à travers les diverses tranches de vie de ces deux anti-phénomènes, les grandeurs et les décadences de la vie en HLM, des angoisses de l’accession à la propriété, des labyrinthes de l’administration, de l’enfer hospitalier ou de la jungle routière.

Parmi celles-ci retenons un instant si vous le voulez bien (d’ailleurs que vous le vouliez ou non ne changerait rien à l’affaire) l’album dénommé « Maison, Sucrée, Maison » où les Bidochon, las de la vie communautaire en Habitat à Loyer Modéré et jaloux du nouveau statut de propriétaire de leur ancien voisin, décident de se lancer eux-aussi dans cette aventure moderne. D’abord victime de marchand de rêves, R&R se contenteront d’une maison à boulonner sur une ancienne décharge. A noter que la maison a été complètement construite à l’envers par des maçons arabes qui lisait le mode d’emploi de droite à gauche, comme le coran.

Autre moment mémorable que la lecture de l’album « Les Bidochon en Voyages Organisé« , où le manque de scrupule des organisateurs est entre autres fustigé. Infantilisé à l’excès comme il se doit dans de telles circonstances, les Bidochon vont partager la vie d’une comunauté débile, sorte de poche bien-de-chez-nous transportée momentanément dans un pays de l’Est. Tous les petits comportements des français à l’étranger (et en fait de tous nationaux en goguette extérieure) sont dénoncés : le mépris des traditions ou la nourriture locale (Mais où est donc ma choucroute natale ?) comme la visite d’une culture au pas de course. Ceux-là sortent donc de chez eux pour nourrir leur nostalgie nationale.

Des aventures plus intimistes mais tout aussi cruelle nous seront aussi proposées, telles que la rencontre de nos deux tourtereaux (vous ne pourez pas manquer de me reconnaitre, je porterais un jambon de bayonne à la boutonnière), les aléas de leur vie sexuelle, ou la grisaille et les lenteurs de leur vie commune.

Ainsi, en va-t-il de la scène mémorable où nous est contée la participation des Bidochon à la lutte contre le Sida. Au jour-dit par le contrat de mariage signé entre Robert et Raymonde, celle-ci doit offrir son corps de Diane chasseresse qui aurait avalé la biche au lieu de la caresser, à son Apollon (mais plutôt genre capsule spatiale voyez vous ?) qui va lui apprendre que désormais dorénavant ils devront négocier leurs virages à l’aide d’une membrane protectrice, mais que pas nous ! lui dit Raymonde et que pourquoi pas nous ! lui répond le Robert que même qu’ils l’ont dit à la Télé que tout le monde pouvait l’attraper alors pourquoi pas nous ?

Robert et Raymonde sont seuls et sont d’ailleurs condamnés à le rester puisque Madame Bidochon ne peut pas avoir d’enfants (qui est le muffle qui a dit heureusement !?!). C’est pourquoi le couple décide-t-il d’adopter un chien un peu particulier qui répond au doux nom de Kador et qui lit Kant dans le texte, au grand dam de Robert qui aurait tant aimer avoir un chien comme il faut, jouant à la baballe, apportant pantoufles et plantant son nez là ou il ne faut pas (non ! pas la jambe, pas la jambe !!) comme le font de par le monde tous les chiens qui savent rester à leur place (aux pieds !). Kador est d’ailleurs le seul élément fantaisiste de cet univers par ailleurs si réaliste.

Véritable socioloque de la table à dessin, Binet donne l’impression de pousser ses recherches jusqu’à l’expérimentation complète des situations incroyables et pourtant si banales qu’il nous décrit. Ainsi, tous ces albums se terminent par une dédicace (et une anti-dédicace) à un certain nombre de personnes qu’il aurait rencontrées, et qui donne de la véracité à ces récits. Servi par un graphisme simple mais efficace, ce sont surtout les textes de Binet et ces dialogues qui donnent tout leur punch à ses albums. Le théatre ne s’y est d’ailleurs pas trompé qui a adapté avec succès quelques un de ceux-ci.

Droles, les textes et dessins de Binet le sont assurément, bien que grinçants soit le qualificatif qui leur convienne le mieux. Car rien de ce qu’il nous montre ne tombe dans l’outrance. Et nos rires s’éteignent bien vite devant l’affreuse vérité qui se fait rapidement jour derrière l’humour : tout ceci est véridique et nous l’avons déjà vécu ! Pire encore, ce Robert, cette Raymonde, c’est ma charcutière, mon voisin, ma soeur, moi en fait (et vous aussi par ailleurs, hein !). Le monde dans lequel ils vivent est notre monde. Certes, nous n’en partageons pas tous la pauvreté culturelle et la mesquinerie quotidienne, mais n’en sommes nous pas alors les créateurs ? Les Bidochons ne seraient-ils pas alors le héros involontaires et tragiques d’un progrès dont il n’aurait que des miettes qui auraient acquis le statut de Mythes (Holâ ! Audacieuse l’image !).

Et c’est alors à ce moment précis que notre regard s’attendrit sur ces ‘petites gens‘ comme l’on disait autrefois. Derrière ces comportements caricaturaux, ces journées sans différences, où le seul rythme ne vient que de la répétition, il y a deux êtres humains, victimes de leur naissance autant que de leur époque, qui cherchent eux aussi le bonheur, dans le noir et à tatons, et qui se prennent dans la figure tous les obstacles que cette société s’amuse à créer comme des déchets.

Et cette quête du bonheur dans la médiocrité les transfigure alors. Et nous condamne à la fois.

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Spirou et Fantasio

ou « Laissez le Groom vous ouvrir la porte »

 Qui a plus de 52 ans et rivalise avec d’autres Mythes de la BD tels que Tintin ou Astérix ? Qui  est passé d’auteurs en auteurs en gagnant en personnalité ? Qui a traversé le siècle et a été le témoin de l’emergence de la modernité ? Qui est entouré d’une ribambelle de personnages tout aussi loufoques qu’intéressants ? Qui a été habillé en Groom durant la plus grande partie de son existence, sans jamais renvoyer l’ascenseur à quiconque ? Qui , Hein Qui ?  Oui  ! Je vois une main qui se lève au fond de la classe … Comment … SPIROU !!! Oui ! C’est bien lui ! (…. Houâââ l’autre hé, c’est pas juste hè,  la réponse est dans le titre de l’article, héééé).

Spirou n’est qu’au départ un petit groom astucieux, dont les premières aventures sont dues à Rob-Vel. Ensuite pris en main par JiJé, le maître à dessiner de toute la génération d’après-guerre, celui-ci lui adjoindra un compagnon inséparable, l’inéffable Fantasio. Mais c’est grâce au Génial et modeste Franquin, que Spirou va vivre les plus belles de ses aventures, et que son univers va acquérir la densité et la cohérence qui caractérisent toutes les grandes oeuvres de BD. C’est sous sa plume que les personnages essentiels de la série vont naître, s’épaissir et s’articuler. C’est avec la collaboration de plusieurs scénaristes (dont Greg, le père d’Achille Talon), que Franquin va envoyer ses héros aux quatre coins du monde.

Franquin devant abandonner la série pour des raisons personnelles, une petit poête Breton, Fournier, tenta de reprendre le flambeau pendant moins de neuf aventures. Puis vint le pire avec les deux albums signés Broca & Cauvin qui marqueront d’autant moins l’histoire de la BD que les critiques tairont ce lamentable intervalle dans la série (ben pourquoi t’en causes alors, banane ?). Spirou a finalement été aujourd’hui adopté par un couple d’auteurs talentueux, à l’humour caustique et destructeur, Tome et Janry (non, pas Tom et Jerry !). Ceux-ci ont en effet su renouer avec tout ce qui faisait le charme de Spirou et qui pourrait se définir comme un harmonieux mais explosif cocktail d’humour, d’aventures exotiques et d’actions, le tout ficelé dans un scénario sans faille.

Au départ héros solitaire, Spirou a donc vite été rejoint à la tête d’affiche par Fantasio, personnage loufoque et longiligne, reconnaissable à ses huit cheveux perpétuellement dressés sur sa tête. Loin de n’être qu’un personnage secondaire, Fantasio est au contraire un formidable ressort dramatique. Autant Spirou est un personnage raisonnable, sensé et maître de lui, autant Fantasio, du moins dans leurs premières aventures, est un original bavard, bruyant et colérique. Cette classique complémentarité entre personnages (cf. Laurel et Hardy, Bouvard et Pécuchet, Pince-Mi et Pince-Moi, Polliet et Chausson) va apporter aux récits équilibre, diversité et rebondissements. Les inventions de Fantasio comme ses coups de gueules ou de sang, sont autant d’éléments qui permettent d’animer le récit sinon de l’emballer (même si c’est pour consommer tout de suite).

Apparu dès le deuxième album de Franquin (Il y a un sorcier à Champignac), le Comte Hégésispe Adélard de Champignac reste un des personnages les plus importants des aventures de Spirou et Fantasio. Savant et allumé, il a une conscience à la dimension de ses connaissances, qui sont vastes. Car si aucune science ne lui est inconnue, il est surtout un spécialiste des champignons, grâce auxquels il est capable de concevoir armes ou gadgets. A ce titre, Le Comte de Champignac est sans aucun doute le premier personnage écologique de la bande dessinée. L’équilibre de la planête, le limites déontologiques de l’usage de la science sont autant de préoccupations explicites de ce doux savant. Sur les 20 aventures de Spirou animées par Franquin, plus de 11 font intervenir le Comte de Champignac.

De plus, le Chateau du Comte, aussi bien que son village et ses habitants sont aussi des points de repères permanents de la série, comme le Chateau de Moulinsart l’est dans Tintin.

Animal mythique recherché par nos deux compères dans l’album les Héritiers, le Marsupilami est sans aucun doute le personnage le plus célèbre des Aventures de Spirou. Au départ, simple marsupial facétieux, il va très vite se révéler être une véritable mine d’idées pour les scénaristes de Franquin. Doué d’une force surhumaine et doté d’une queue de plus de 12 mètres, qui lui sert suivant les circonstances de massue ou de ressort (Houba, Houba Hop !), le Marsupilami va dévoiler tous ses étranges talents au fil des albums. Ce petit pervers polymorphe va ainsi nous apprendre qu’il est amphibie (le repaire de la Murène), puis ventriloque (les Pirates du Silence), et enfin un père de famille jaloux de sa progéniture dans le délicieux album le Nid de Marsupilami. Partenaire indispensable de Spirou et fantasio, le Marsupilami est un élement de folie et de fantaisie dans l’oeuvre de Franquin, si personnel que celui-ci interdira aux successifs auteurs de Spirou de s’en servir dans leur récits.

Amie et rivale en journalisme de Spirou et Fantasio, Sécotine est aussi un personnage surprenant dans l’univers de Franquin. Belle, intelligente, professionnelle et indépendante, Sécotine va aussi souvent tirer nos amis des mauvais pas où il se seront fourrés, que de les doubler sur des scoops journalistiques où elle se montrera toujours plus maligne qu’eux. L’intérèt du personnage réside donc dans sa grande modernité, car être femme, belle, indépendante et reconnue professionnellement ne devait pas être chose facile au début des années cinquantes (comment ? maintenant non plus ?).

Autre monument dû à Franquin : ZORGLUB ! Ancien camarade de classe de Champignac, Zorglub est un mégalomane pour qui la science sera le moyen de prendre le pouvoir. Plus mégalo que réellement méchant, il n’hésitera pas à constituer une armée de Zorglhommes, Zombies rééduqués grâce à sa Zorglonde et parlant la Zorglangue (toutes les lettres des mots sont inversées, genre : « Sneit, sarua’t ud niduob !« ). Véritable génie scientifique, créateur de machines volantes stupéfiantes, Zorglub est surtout un impatient qui cherche à se faire reconnaitre. Il trouvera évidemment devant lui, Spirou, Fantasio, et surtout Champignac, qui utiliseront contre lui la seule arme mortelle anti-mégalos : le ridicule.

Zantafio, cousin double et en négatif de Fantasio est l’exemple même de l’aventurier arriviste qui ne recule devant rien pour obtenir puissance et argent. Personnage antipathique, il va cristalliser à lui tout seul tout ce contre quoi Spirou et Fantasio vont se battre. C’est pourquoi il va revenir régulièrement offrir des causes à nos héros. Et de la simple tricherie (les Héritiers) il ne finira jamais de croître en scélératerie, passant de l’état de Dictateur d’une République bananière (le Dictateur et le Champignon), au machiavélique manipulateur de conscience des masses, caché dans l’Ombre de Zorglub (l’Ombre du Z, un petit bijou sur les ravages de la publicité).

Plus qu’une simple histoiredepetitmickeys, Spirou est aussi une fenêtre ouverte sur une époque. Plus qu’aucune autre oeuvre de BD, les albums parus dans les Fifties (n.f.p. anglicisme signifiant, « les années cinquantes ») sont aujourd’hui autant de descriptions des mouvements, attentes et désirs du français moyen au milieu des « Trentes Glorieuses ». Ainsi, Spirou et Fantasio possèdent une voiture sportive et bourrée de gadgets (la TurboTraction), habitent une maison moderne qui aurait pu être dessinée par Le Corbusier. Le mobilier de cette maison, (fauteuils aérodynamiques, rideaux cubistes, chaises métalliques et tables de formica profilées) est caractéristique des goûts modernistes d’une grande majorité de la population de l’époque qui projetait sur ces objets futuristes et colorés leur désir de confort, comme leur certitude proclamée en un avenir meilleur (alors que dans un film comme Mon Oncle de Jacques TATI, ces mêmes valeurs sont tournées en dérision)

C’est cet optimiste moderne et aujourd’hui un peu kitsch qui donne tant de charme aux albums de Spirou dessinés par Franquin. Cet optimisme n’avait d’ailleurs rien de simpliste, car les dangers de cette civilisation y étaient aussi dénoncés : Arrivisme (Les Héritiers), dictature militaire (Le Dictateur et le Champignon), folies scientifiques (Z comme Zorglub), manipulation médiatique (l’Ombre du Z). Notre monde est aujourd’hui plus complexe et le bonheur est donc en conséquence un concept plus difficile à appréhender. Il n’y a toutefois pas d’autre alternative que d’agir comme Spirou, Fantasio, Le Comte de Champignac et le Marsupilami, pour que ce bonheur différent s’instancie, ici et maintenant, au simple cri de ralliement : HOUBA, HOUBA, HOP !!!

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Natacha

ou « Toute ma vie, j’ai rêvé d’avoir les fesses en l’air »

« Grace » à la loi du 16 Juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse, toute une population de bambins de l’après guerre dévoreurs de bandes-dessinées faillit ne jamais savoir que l’humanité était divisée en 2 catégories : d’un côté les hommes, reconnaissables à leurs moustaches, et de l’autre, les femmes reconnaissables à un renflement mystérieux au niveau de la poitrine (ne riez pas, je vous assure que c’est vrai !).

En effet, les journaux de B.D. étaient alors emplis de héros tout aussi vengeurs que masculins, sortes de machos sans proies à séduire, et naviguant dans un monde sans femmes. Car du fait de la dite loi, les pistolets menaçants, autant que les femmes « féminines » (étrange et antinomique rapprochement) étaient considérés comme dangereux pour la morale des ces chères petites têtes blondes.

Certes il y eût Barbarella et ses Strip Tease en apesanteur, suivie de sa petite soeur Laureline, compagne de Valérian (voir Lien de Septembre). Mais alors que la première voyait ses aventures publiés (et bientôt censurées) dans une publication « pour adultes », la seconde naissait en 1969 dans le journal Pilote de plus en plus lu par ces mêmes adultes.

C’est pourquoi l’apparition de Natacha dans le journal Spirou à la toute fin des années soixante a constitué une réelle petite révolution. Comment ! Voilà, une accorte jeune femme blonde, ronde de partout (mais puisque je vous dit que c’est vrai, le coup de la poitrine !!), court vêtue comme une jolie Singapourienne, quel que soit le temps et la mode du moment, voilà cette femme donc qui affirme sa féminité à une population d’enfants et de pré-adolescents chaque semaine que Dieu fait (et il est très régulier depuis un certain temps, puisqu’il en sort 52 par an).

Créée par François WALTHERY, Natacha est en fait la petite fille des Seventies et de ses libérations. Libération de la femme surtout, passant insensiblement du statut de mère et d’épouse à celui de professionnelle et d’amante. De fait, Natacha est une femme indépendante et sexy, et qui travaille. Son métier ? Hôtesse de l’air ! Quoi de plus libre qu’une hôtesse de l’air (tellement libre que ce métier a un réel statut de fantasme). Quoi de plus indépendant qu’une femme, qui n’a pas de foyer et à qui appartient le monde ! Natacha ne se contente pas de plus d’être simplement gironde (33), elle pense et agit aussi rapidement. Jamais en révolte, Natacha est au contraire à l’aise dans cette société, parce qu’indépendante et femme.

(Ca y est ! J’en ai fini avec le côté intellectuel de l’article genre « Ah vous croiyez que c’était une simple histoire de P’tit Miquets et ben pas du tout …. »).

Natacha est donc hôtesse de l’air. En tant que telle, elle va évidemment voler littéralement d’aventures en aventures (pas mal le jeu de mot, non ?). Mais loin de constituer le mileu constant des aventures (comme dans Buck Danny par exemple), l’aviation ne sera surtout que pretexte à déplacer sans difficulté notre héroïne d’un coin du monde à un autre. Tous les continents de cette terre seront donc  les lieux du mystères et de l’action. Elle ira ainsi de l’Amazonie profonde (Natacha Hotesse de l’air) à l’Orient mystèrieux (Natacha et le Maharadja), en passant par la Grèce (Le Treizième Apôtre). Il est clair aussi, que l’aviation fournit des thèmes dramatiques aisés à exploiter tels que détournements (Double Vol) ou traffics (La Mémoire de Métal).

Natacha est très classiquement entourée d’une famille de papier, constitué de personnages que l’on retrouve avec plaisir à presque chaque album. Le premier d’entre eux est Walter, steward soupe-au-lait, paresseux de profession et amoureux de Jazz (et peut-être bien de Natacha aussi! ). De toutes les aventures, Walter se bat contre le monde entier qui semble lui en vouloir, alors qu’il n’aspire qu’à des vacances perpetuelles dans sa baignoire ou son lit, bercé par les rythmes syncopés d’un Charlie MINGUS ou d’un Miles DAVIS. Mais l’auteur autant que la compagnie qui l’emploie ne l’entendent de cette oreille, et vont l’entrainer contre son gré dans des péripéties multiples où son mauvais caractère ne pourra que se renforcer.

Un autre personnage, celui-là plus anecdotique, est le Commandant Turbo, pilote de Concorde et de B747 qui se complait à répéter inlassablement et dans toutes les situations la même antienne : « J’ai déjà vu çà …« . Parfait portrait du vieux beau qui a tout essayé, vu, bu ou mangé, le Commandant Turbo n’est jamais aussi désopilant que lorsque « il n’a jamais vu çà !« , c’est à dire lorsqu’il ne comprend plus rien à rien!

Heureusement pour nous, WALTHERY a eu la bonne idée de travailler avec des scénaristes aux sensibilités différentes, ce qui donne à la série une diversité rafraichissante, et ce qui contribue grandement à crédibiliser l’univers dans lequel évolue Natacha. Le Grand Maurice TILLIEUX a par exemple ciselé quelque réels bijoux avec ses histoires de gangsters et de flics constellées d’humour et parsemées de personnages denses et attachants dont il a le secret. Presqu’inconnu dans le monde de la BD, Eric BORGHERS a écrit pour Natacha des histoires d’espionnage et de traffic très enlevées, pleine de cascades et de violences. Il faut particulièrement noter le magnifique et solide scénario de JIDEHEM (Instantanés pour Caltech, Les Machines Incertaines) qui bascule complètement dans la science fiction (Soucoupes volantes, robots, voyages dans le temps) tout en restant parfaitement crédible.

En matière de graphisme, Walthery, formé à l’école des schtroumpfs de Peyo, a bien assimilé la leçon des maîtres de l’Ecole de Marcinelles (celle de Spirou et consorts). Parmi ceux-ci, M.TILLIEUX semble l’avoir marqué plus que tout autre. Les paysages urbains de Walthery y font inéxorablement penser, même s’il sont plus modernes et fluo que ceux, glauques, zonards ou parisiens des années cinquantes que l’on retrouve au fil de l’oeuvre du père de Gil JOURDAN.

Mais malheureusement, WALTHERY, qui a juste dépassé la quarantaine, connait aujourd’hui une vrai crise d’inspiration (ses scénariste en tous cas), et la série s’essouffle très nettement. Espérons pour lui et pour nous, que cette créature de papier aux reliefs si paradoxalement parlants saura à nouveau éveiller chez lui le démon de minuit de la création, afin qu’il nous fasse encore vibrer et rires aux exploits de cette belle, longue, ronde et intelligente jeune femme (tout çà à la fois, vous vous rendez compte !!).

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Valérian et Laureline

Ou Toujours de Temps en Temps

Malgré sa connaissance sans cesse plus grande des mystères de ce monde, malgré les sciences et les techniques, malgré la maitrise toujours plus affirmée de son environnement, l’Homme et ses projets se heurtent depuis toujours au plus infranchissable des murs : le Temps. Face au temps, l’Homme est comme un peintre chinois, à la main plus ou moins assurée et qui sait qu’il n’a le droit qu’à un seul mouvement de pinceau, qu’il ne lui sera pas donné l’opportunité de tout effacer et de recommencer. Il est clair alors que le rêve démiurgique par excellence consiste en la maitrise du Temps. Qui maitrise le Temps, maitrise l’Histoire. Il n’est donc pas d’outil politique plus puissant que cette maitrise pour influer sur la destinée des hommes et de l’univers. Cet outil politique est justement dans les mains de Valérian et Laureline, agents spatio-temporels de l’impériale Galaxity.

Valérian est né de la réunion de deux plumes: Pierre CHRISTIN, scénariste prolifique et qui a fait bénéficier de sa prose bien d’autres auteurs, et Jean-Claude MEZIERES qui en est littéralement l’enlumineur. L’un des plus grands intérêt de cette oeuvre collective réside dans la pérénité de l’univers qu’elle décrit, et paradoxalement dans l’infinité des thèmes qu’elle peut explorer. Cette pérénité est apporté à la fois par le principe même qui préside à toute la série, et surtout par ses personnages centraux.

La diversité infinie de ses thèmes réside évidemment dans le principe même de la série. Puisque Valérian et laureline se balladent dans l’espace et le temps, rien n’empêche que l’histoire se déroule au moyen-âge, ou durant la grande Guerre, sur la Terre ou au coeur de la galaxie. Cette liberté de mouvement, les auteurs vont s’en servir à satiété, mais tout en assurant la consistence globale de l’Univers qu’ils décrivent.

Le rôle de Jean-Claude MEZIERES est d’ailleurs à ce titre exemplaire. Doué d’un style si original et dense qu’il est aujourd’hui une référence, et mêlant précision du trait, harmonie du délire, foisonnement contrôlé des détails, J.C. Mezières arrive à rendre crédibles des univers entiers et pourtant si lointains. Ces mondes baroques sont souvent un alchimique mélange de classique et de moderne, de rococo et de Hi-Tec. Costumes, coiffures, armures ou véhicules peuvent être autant de références à la Rome antique, au Bazaar de Karachi ou la plus technique des cités du futurs. La richesse de la faune extra-terrestre créée par Mezières est entre autre remarquable et a mon avis souvent imitée. La fameuse scène du bar glauque de la Guerre des Etoile semble par exemple tout droit sortie d’un album de Valérian.

Un des points qui me semble donner le plus d’authenticité aux Mondes de J.C. Mezières est certainement la qualité crédible de ces constructions architecturales. Souvent monumentales, les cités de J.C.Mezieres sont harmonieuses et vivantes. En ruines  ou d’inaltérables aciers, ces mégalopoles sont omniprésentes dans la série quelles soutiennent comme des caryatides. Rien de ce qui architectural ne semble étranger à JC.Mezières, qui va donc nourrir ses cités improbables d’un cocktail de temples grecs, de pagodes chinoises, ou de grands Louvres Martiens. On a assisté ces dernières années à une poussée de l’architecture dans la BD, que les critiques n’ont pas manqué de noter et d’analyser. Je pense quand à moi que JC.Mezières en est sans aucun doute le précurseur ignoré, mais inégalé.

C’est dans cet univers mouvant et divers que vont s’animer les chaleureux personnages de la série. Valérian et Laureline sont donc en charge de la stabilité des sociétés humaines (au sens large du thème) à travers l’espace et le temps. Ce principe est acquis pour le lecteur, il est le moteur de chaque album. Valerian et Laureline ont aussi  et surtout une personnalité, qui loin de s’effacer devant l’écrasante diversité des mondes qu’ils explorent, s’en trouve au contraire consolidée, affinée au fil des albums. Chacune des aventures nous renvoient finalement aux héros, que nous nous surprenons à aimer de plus en plus au fil de leurs histoires.

Valérian a ainsi une personnalité complexe. Il est assez loin d’un Superman, d’un Luke Skywalker ou d’un Indiana Jones de l’Espace. Il est courageux certes, mais aussi peureux à l’occasion. Ses discours sont d’une lamentable pauvreté, et il n’a pas toujours un sens de discernement aigü. Paresseux de nature, il est pourtant actif parce que il croit surtout à des valeurs qu’il cherche par dessus tout à défendre, et ces valeurs sont profonfément humanistes.

Laureline, sa (très) jolie coéquipière est un complément indispensable à Valérian. Charmeuse ou bougonne, elle est finalement beaucoup plus détérminée que notre beau brun, à qui elle va donc apporter acuité de jugement, sens critique, et humour.

Valérian et Laureline forment donc un couple. Leurs qualités s’additionnent et leurs défauts s’annulent. Mais inséparables dans l’action, le sont-ils aussi dans la vie ? C’est un des charmes de cette série que de laisser planer le doute. Leur relation est si forte à travers le partage de toutes ces aventures qu’on pourrait croire qu’ils forment aussi un couple amoureux. Mais l’habilté des auteurs est sans limites, puisque rien, du moins dans les premiers albums de la série, ne vient explicitement confirmer cette hypothèse. Au contraire, c’est le lecteur qui va inférer cette relation, et elle apparaitra d’autant plus forte qu’elle sera souterraine et non-dite. D’abord parce que le lecteur désire cette relation (nous sommes tous des romantiques) et ensuite parce que beaucoup de signes nous la révèlent : gestes tendres et furtifs et petites colères jalouses. Toutefois, il clair aujourd’hui que Valérian et Laureline s’aiment profondément et explicitement, et nous, on en est bien contents !

Petites pièces d’un rouage humain à la dimension d’une Galaxie, Valérian et Laureline essayent donc d’en être aussi les horlogers prométhéen. Mais plus que l’ordre de ce monde, c’est bien à la survie de certaines valeurs qu’ils consacrent leur énérgie. Liberté, bonheur, droit à la différence, toutes ces valeurs passent à leur yeux avant tout. Et pour les défendre, ils n’hésiteraient alors pas un seul instant à devenir les adversaires acharnés d’un ordre dont la rigueur confinerait à la mort. Il n’y a en effet pas plus tranquille qu’un cadavre.

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Asterix le Gaulois

Ou ‘Comment résister encore et toujours à l’envahisseur’

« Finalement, mon seul rival international c’est Tintin ! » avait présomptueusement lancé le Général De Gaulle en 1965. C’était compter sans la montée en puissance d’Astérix, ce petit gaulois moustachu et sa bande de copains, sur les albums duquel la France, puis le monde entier, allaient se précipiter. De phénomène de société, leur histoire allait aussi devenir un énorme succès commercial, puisqu’Astérix a fini par dépasser en millions d’exemplaires vendus son seul rival international Tintin (Et donc De Gaulle aussi, par transitivité).

Avec le recul du temps (Eh oui ! Déjà plus de 32 ans !), on s’aperçoit pourtant que tous les ingrédients d’une réussite inélluctable était inscrit dans l’Oeuvre.

Tout d’abord, le Papa d’Astérix est tout simplement René GOSCINNY, qui fut aussi le Père Fondateur de la BD moderne Française en créant PILOTE, creuset inépuisable de talents apparus dans les années soixantes. De fait, Astérix est né le même jour que Pilote, et en est devenu très rapidement la mascotte. Goscinny, c’est avant tout un professionnel sans faille, curieux et cultivé, doté d’une imagination débordante, et servie par un humour polymorphe (des calembours aux mots d’auteurs en passant par les  absurdités et les anachronismes), le tout lui permettant de jeter sur les hommes de ce temps, un regard ironique et tendre à la fois. Une telle ascendance ne pouvait que favoriser les réussites de ce rejeton.

C’est ensuite Albert UDERZO qui anime cet univers. D’un style très pur et original, fait de rondeurs et de mouvements, les dessins d’Uderzo servent à la perfection les scénarios de son compère. Les décors aux couleurs vives sont élaborés et accrocheurs, les personnages typés et évocateurs. A noter particulièrement le don de caricature d’Uderzo, qui n’hésite pas à donner régulièrement à certains de ses personnages (tout le temps des méchants) des têtes de personnalités du monde du spectacle. Loin de se cantonner à la mise en image, Uderzo a fortement marqué la nature même de la série, qu’il anime d’ailleurs seul maintenant depuis la mort de René Goscinny. On lui doit notemment le personnage du petit chien idéfix, qu’il s’est amusé à accrocher aux pas de nos héros tout au long du Tour de Gaule d’Astérix, alors que le scénario ne le prévoyait pas (d’où son nom).

Les personnages principaux, maintenant. Astérix et Obélix : un petit et un gros. L’un a le physique d’un enfant et raisonne en adulte, l’autre a le corps (hypertrophié) d’un adulte et se comporte comme un enfant. Le premier est mailngre et se sert de son intelligence, le second est fort et se sert de ses muscles. Quoi de plus classique narrativement que ce couple de héros si différents et si complémentaires ? Quoi de plus simple à articuler ! De ces contraires va naître la vie de la série.

Le Cadre de leur aventures, ensuite, est aussi dual. D’un côté un petit village peuplé d’une centaine de Gaulois aussi prompts à se chamailler qu’à se reconcilier. De l’autre, le Monde Romain (et au delà, puisque Astérix, bien avant Christophe Collomb découvrira l’Amérique dans la Grande Traversée). C’est de l’opposition et du choc de ces deux mondes que naitront le plus souvent les aventures de nos amis, même si parfois, le village en lui-même constituera un très classique et suffisant huis-clôs (le Devin, la Zizanie).

Elément essentiel, la Potion Magique ! Elle donne une force surhumaine à qui l’absorbe et est la cause douloureuse (Arrêtez les baffes !) du problème des Romains, incapables de venir à bout de cette poche de résistance. Pour importante qu’elle soit, la potion magique n’est pas en elle-même la clé de cet échec à l’invasion, qui doit plutôt être cherchée dans la capacité des Gaulois à mobiliser hommes et intelligence pour resister, encore et toujours, à l’envahisseur.

Dans le village Gaulois, outre Astérix et Obélix, certains caractères émergent nettement du lot tels l’indispensable druide Panoramix (le sage du village tout autant que sa pièce maîtresse puisqu’il détient le secret de la fameuse potion magique), le chef Abraracourcix (notable rusé et cabot) ou le barde Assurancetourix (qui essaya de faire naître le hard-rock avant son temps) que tout le monde adore quand il se tait. C’est en cela que le village constitue à lui seul une petite mécanique dramatique qu’il sera facile aux auteurs d’animer.

Régulièrement, donc, nos héros vont devoir quitter ce havre pour aller règler quelques problèmes, qui viennent toujours troubler leur quiétude villageoise (on est jamais tranquilles). Il faut noter que dans leurs périples, ils tombent systématiquement sur la même bande de Pirates, qu’ils prennent à chaque fois le même plaisir à tabasser ! (Il s’agit d’ailleurs d’un clin d’oeil explicite à une autre série de Pilote : Barbe Rouge)

Nos deux compères vont ainsi être amenés à parcourir le Monde, et partir à la rencontre de peuples différents. Ceci va alors permettre aux auteurs de faire la démonstration de leur sens de la caricature. Des Allemands aux Anglais, en passant par les Espagnols, les Egyptiens, les indiens (des deux sortes) les Suisses ou les Belges (Si ! Ils sont différents !), leur verve et leur esprit satirique vont s’exercer à merveille. (Très logiquement et bizarrement à la fois, seuls les italiens échappent par définition à cette caricature, puisqu’ils sont … romains). Cependant, loin de se moquer simplement des traits de caractères de nos voisins plus ou moins lointains, c’est aussi (et surtout) à une caricature de nos propres préjugés que les auteurs se livrent.

Car plus que des autres, les aventures d’Astérix nous parlent de nous, se moquent de nous. Nous, les Français. Dans le cadre du huis-clos du village, c’est explicitement nos traits de caractères qui sont moqués … ou exhaltés. L’esprit de clocher, le chauvinisme, la Bouffe, la Gaudriole d’un côté. La camaraderie, la raison (Descartes était gaulois!), la Bouffe, la défense des grandes causes,la résistance, et l’irrespect de l’autre. Et ce, que ce soit au travers de personnages, ou bien de comportements collectifs. Dans ce contexte, la confrontation avec d’autres peuples et cultures n’est que le stratagème mis en oeuvre pour révèler nos propres défauts et qualités.

Toujours poussés à l’extérieur, Astérix et Obélix reviennent invariablement au village, dont il ne peuvent se passer. La dernière image de tout album d’Astérix – un banquet au clair de lune- symbolise bien cette nécessité absolu du retour aux racines.

Ce village ne serait-il donc pas le symbolique receptacle de certaines valeurs, intouchables, mais soumises sempiternellement à la menace de la disparition ? Ces valeurs ne seraient-elles pas des valeurs humanistes, profondément enracinées dans notre histoire, et auxquelles nous tiendrions farouchement, telle la liberté (de jugement, de parole et d’action), le droit à la différence, la puissance éclairante de la raison ? Si tel est bien le cas, et si le succès international de la série se maintient, tous les espoirs nous sont donc permis : Ce village risque un jour de ressembler à la Terre (mais où seraient les envahisseurs ? Chercher l’erreur !).

(mai 1990)

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Boule et Bill

ou « La famille a du Chien »

Boule et Bill : deux noms qui roulent. Un enfant et un chien. Deux amis inséparables qui habitent depuis 30 ans dans le journal SPIROU. Deux personnages qui n’ont pas grandi et qui ont pourtant tellement changé, et dont l’univers est le lieu de plus d’un millier de gags. Oyez ! Oyez ! les Petits qui deviendrez Grands, et les Grands qui ont su rester Petits. Oyez l’histoire de l’aventure derrière les conventions.

Il est en effet un genre en Bandes Dessinées -et particulièrement pratiqué aux Etats-Unis- qui a pour nom Family Strip (non ! Pas la famille en lambeaux !). Les lois en sont simples, les ressorts connus, pusique la famille y est en effet le lieu du drame. Par famille, il faut comprendre d’abord des personnages (un papa, une maman, quelques enfants -pas trop-, , et un animal -indispensable-, quelques copains et des voisins- déagréables de préférence- ).

Ces personnages sont en règle générale trés conventionnels, et n’ont pas de caractéristiques sociales ou culturelles qui les fait sortir d’une norme. Ils sont en fait le miroir de leur lecteur, des individus moyens. La famille c’est aussi un lieu (une maison, un jardin, des meubles), lieu aussi fixe que les personnages le sont dans leurs comportements. C’est donc dans un univers très bien délimité que les gags, et les aventures domestiques vont se développer. Le fait même que tout soit connu contribue mécaniquement au plaisir du lecteur, qui est en fait chez lui.

La série Boule et Bill appartient ainsi totalement à ce genre. Qu’on en juge. Boule est le fils d’un cadre moyen, propriétaire d’un petit pavillon de banlieue. Ce papa est très classique, il a une 2CV citroën (ce qui le classe tout de suite socialement), regarde le foot à la télévision, fait la sieste après la lecture de son quotidien, et a des ennuis avec le fisc. La maman de Boule est elle aussi une caricature, elle dépense de l’argent (pour des frivolités, considére évidemment son mari) et a peur des souris. Rien que des conventions, on l’admettra.

Mais voilà, deuxième personnage du couple, le chien Bill va petit à petit se révéler être le grain de sable (le grain de folie ?) qui va dérégler cette mécanique du quotidien, et qui va révéler derrière les conventions, un monde d’humour, de poésie, de non-conformisme : bref, l’antinomie de cet univers bourgeois, confortable, rembouré et faux, comme un fauteuil en Skaï.

Cocker roux, Bill est en effet paresseux, il ne pense qu’à dormir, manger et s’amuser : toutes choses qui ne s’affiche pas quand on est un type comme il faut ! Qui plus est, Bill n’aime pas les uniformes. Qu’ils s’agissent des porteurs de soutanes, de galons ou de revolvers, ils ont tous droit à l’expression canines (comme les dents) de sa phobie. Les Chasseurs n’ont aussi droit à aucune circonstances atténuantes. Car Bill est un ami des bêtes. N’abrite-t-il pas régulièrement dans sa niche toute une famille d’oiseau en quête d’un refuge ? N’est-il pas amoureux de la tortue Caroline (lente, mais séductrice), elle aussi, autre personnage en marge de ce monde des hommes où va trop vite, inutilement trop vite ? Bill déteste l’eau, et finit toujours par succomber aux honteux stratégèmes fomentés par ses frères supérieurs pour le mettre au bain. C’est donc par Bill que le scandale arrive, que l’univers se détraque.

La chose est clair  ! Bill est le véritable héros de cette série. Au départ partenariat équilibré, les projecteurs se sont de plus en plus focalisé sur ce petit animal jouisseur. L’évolution même des titres des albums de la série illustre parfaitement cette dérive. Jusqu’au 7ème album, ceux-ci s’appellent tout simplement « 60 Gags de Boule et Bill », et seul un numéro les différencie. Le 8ème Album annonce le changement qui va s’opérer, puisqu’il porte le titre de « Papa, Maman, Boule … et Moi ». Sur la couverture, les humains sont représentés dans des cadres accrochés au mur, pendant que Bill (et Caroline) sont eux bien vivants ! La signification en est claire : ceux-là sont prisonniers de leur cadre ! nous, nous sommes libres ! A partir de cet album, à peu près tout les titres vont être centrés sur Bill (jeux de Bill, Une vie de Chien, coquin de cocker, …)

Bill apporte donc de la fraicheur à cet univers, et cette fraicheur s’exprime par ses incongruités et son non-conformisme. Parfois l’auteur -qui se cache, c’est sûr, derrière ce chien rigolo- introduit l’étrange dans ses bandes, comme pour mieux faire se faire entendre : Tout ceci n’est évidemment que convention. Regardons de l’autre côté du miroir ! Ainsi, la maison de Boule est elle souvent décoré de cadres champètres (non! pas de gardes-champètres) desquels des petits oiseaux sortent parfois leur têtes pour observer les agitations de ce petit monde (des dessins animés dans une bande dessinée quoi !).

Parmi les meilleurs albums de la série, citons particulièrement « Globe-Trotters ». Histoire complète (et non plus une série de gags d’une page), il relate les aventures de Boule et Bill enmenés dans un tour du monde fou, fou, fou ! Vainqueurs d’un concours (celui du meilleur ami), nos deux amis vont être pilotés par un accompagnateur obsédé des horaires dans un pélérinage circumterrestre. Ce voyage n’est d’ailleurs pas que géographique, puisqu’en fait, Boule et Bill vont  y rencontrer un kyrielle de personnages de BD. L’album est intéressant, aussi parce qu’il fait exploser le genre auquel s’était jusqu’à présent nourri la série. Au revoir l’intérieur bourgeois, bonjour le Monde !

Cousin canin de Gaston (il en a le côté non-conformiste et jouisseur, voir le Lien du mois de Mars), Bill est aujourd’hui entré dans la légende, et figure dès à présent au côté de ses autres frères de races au Who’s Who (ou plutôt au Wouaf Wouaf) de la BD que sont Milou et Snoopy. Moins hermétique et désespéré que l’univers de Georges Schultz, le monde de Roba, auteur de ce petit chef d’oeuvre, est au contraire bourré d’optimisme et de joie de vivre. Et nul doute qu’il nous invite à suivre le modèle qu’il nous dessine (car c’est bien son dessein).

Nous sommes tous des cockers !!! (Non ! pas des bergers allemands).

(Mars 1990)

Le génie de Lagaffe

où « De la Gaffe considérée comme un acte créateur »

GASTON LAGAFFE : Ce seul nom fait immédiatement venir un sourire hilare aux lèvres d’au moins 3 générations de lecteurs de bandes dessinées francophones. D’une candeur et d’une ingéniosité sans pareilles, ce  champion universel de la gaffe  (c’en est presque monstrueux) a en effet été capable de provoquer chaque semaine les pires catastrophes, sans pour autant que le Monde ne s’en porte plus mal, bien au contraire. En produisant 15 albums en plus de 30 ans, son auteur, le génial Franquin, a pu donner naissance à un personnage attachant, qui a non pas vieilli, mais bien rajeuni au cours de toutes ces années. Au départ Simple gaffeur, Gaston Lagaffe a vu sa personnalité s’étoffer, et ce qui n’était qu’un gros défaut est devenu au contraire le marque définitive de son génie créateur.

Et tout d’abord, qui est Gaston Lagaffe ? Il apparait brusquement en tant qu’employé (mais personne ne sait qui l’a embauché !) de la rédaction de l’hebdomadaire Spirou, celui-là même qui publie ses aventures. Héros sans emploi, il va très rapidement donner la mesure de son talent : faire des gaffes.

Le ressort de cette série est donc simple, et se rapproche d’un genre littéraire très prisé au Etats-Unis (malheureusement mal aimé en France) : la Short-Short story.  Chaque gag faisant une page, il faut en quelques images construire une histoire et amener une chute inattendue. Comme en littérature, ce genre nécessite un style évocateur et un très grand sens de la construction. Ici, tout doit concourir à l’avènement de la chute et le superflu n’a pas sa place.

Afin de pouvoir donner l’occasion à Gaston de créer des événements, Franquin a dû concevoir un certain nombre d’invariants dans l’univers du personnage. Ce cadre permanent va ainsi permettre à Franquin d’exploiter des thèmes qui seront autant de références pour le lecteur, qui retrouvera avec confort un univers connu et qui sera ainsi d’autant plus surpris par l’émergence de la gaffe tant attendue. Cette répétition des thèmes permet aussi à l’auteur d’utiliser une technique humoristique vieille comme le monde : le comique de répétition. Passons en revue quelques uns de ces thèmes.

Le travail : il est très rare de voir Gaston travailler. D’ailleurs, le mot travail lui-même provoque chez lui une allergie monstrueuse qui le fait éternuer violemment. Tous les moyens sont bons pour échapper à la monotonie mécanique d’une journée standard d’employé de bureau. Et les moyens ne manquent pas.

La Chimie : Gaston est un curieux, les sciences le passionnent. Il est donc un fervent amateur du Petit Chimiste, qu’il a emprunté à son petit neveu. Son objectif : concevoir la première cire pour parquet qui ne glisse pas. Objectif ambitieux si l’on en juge par les résultats qu’il obtient, puisqu’à chaque vaporisation de sa dernière formule, les plancher s’effondrent ou se transforment en patinoire olympique.

La Musique : Gaston aime la musique. Après avoir essayé (sans succès) la guitare et le trombone, il crée ce qui est son chef d’oeuvre : le Gaffophone, sorte de harpe africaine dégénérée qui a la particularité de tout détruire au moindre pincement de ses cordes. Seul le tympan de Gaston reste insensible (bien au contraire !) aux ouragans que l’instrument déchaîne. Par ailleurs, Gaston est aussi grand amateur d’appeaux, qu’il conçoit lui-même, et qui font accourir toutes sortes de volatiles, mais rarement ceux attendus.

Manger : Avec la sieste (mais l’un ne va pas sans l’autre) la nourriture constitue l’un des péchés mignons de Gaston. Là encore, il laisse libre cours à son imagination débordante, puisqu’il n’hésite pas à concevoir les recettes les plus audacieuses, que les palais et les estomacs les plus blindés auraient du mal à supporter. Pour assouvir sa passion il doit d’ailleurs déjouer l’attention policière de ses supérieurs hiérarchiques et imaginer les plus complexes stratagèmes pour se procurer boites de conserves et ouvres-boites.

Les copains : Le monde pourrait s’estimer heureux s’il n’y en avait qu’un. Mais voilà ! Ils sont plusieurs ! Que ce soit Jules-de-chez-Smith-en-face ou Bertrand Labévue, ils partagent tous cette même caractéristique : semer la confusion.

Les animaux : Gaston aime la nature. Il n’hésite pas à élever toute une véritable basse cour au sein des bureaux de la rédaction. Que ce soit la vache de son oncle qu’il tente de guérir d’une dépression, où son poisson rouge Bubulle, pour qui il conçoit un complexe de tuyauteries transparentes à travers les locaux (sinon il s’ennuierait ! proclame-t-il), ou bien Cheese, sa souris grise qui fait ses choux gras des archives de la maison, Gaston fait preuve de la plus grande tendresse envers ses frères inférieurs. Il nous faut à ce sujet particulièrement citer les pensionnaires permanents de la Ménagerie Lagaffe que sont sa mouette rieuse (au caractère détestable) et son chat. Ces deux-là aident efficacement gaston dans l’animation de ce petit théâtre.

Les Contrats : Expliquons nous. Mr Demaesmeker – industriel (mais que vend-t-il ?) –  cherche à signer un contrat avec la maison qui emploie Gaston. Hélas ! chaque tentative est définitivement vouée à l’échec. Le talent dévastateur de Gaston aura raison (même en son absence, même en plein ciel !) de toutes les bonnes volontés. Le plus incroyable, c’est que les protagonistes essayent toujours et malgré tout de les signer , ces fameux contrats !

Mademoiselle Jeanne : Au départ obscure secrétaire de la rédaction, M’oiselle Jeanne est amoureuse de Gaston, qui le lui rend bien. Seule présence féminine consistante, M’oiselle Jeanne s’est sensiblement modifiée en quelques années. Et de véritable boudin (qu’est-ce-qu’elle était moche !) elle s’est transformée en rousse émoustillante toute de fantaisie évaporée. La relation des deux jeunes gens est ainsi assez forte pour que Gaston emprunte momentanément la grue d’un de ses pompiers amis afin de jouer aux cartes avec  une Jeanne condamnée à rester dans sa chambre, par une mère sans pitié (elle habite donc chez ses parents !).

On l’aura compris, Gaston est un créateur. Plus qu’une simple propension à la catastrophe, ses gaffes sont plus l’expression d’un décalage entre un certain monde (celui de la routine quotidienne) et l’idéal, l’insouciance, l’enthousiasme qui le caractérisent. Telles des plaques tectoniques, ces deux mondes sont en friction, et les gaffes de Gaston ne sont que les symptômes de cette faille culturelle.

Cette dimension plus socio-culturelle apparait de plus en plus explicitement au fur et à mesure que l’auteur lui-même évolue. Implicites ou inavoués au départ, les thèmes sur l’écologie, les droits de l’Homme, le droit à la différence, la défiance des ordres policés (ou policiers!) se font de plus en plus présents dans les derniers albums.

De paresseux congénital subissant sa gaffomanie, Gaston est devenu un être plus volontaire, plus libre et pour lequel les gaffes n’apparaissent alors que comme le signe de l’utilisation de son libre arbitre. La gaffe devient alors un pur acte de création.

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Les Schtroumpfs

ou « Du Conte Philosophique au Merchandising »

Schtroumpfs, Smurfs, Puffi, Pitufos … Tels sont les noms de ces fameux petits lutins bleus, qui ont fait  en quelques années le tour du Monde, et sa conquête. Mais ce public schtroumpfophile portant T-shirts, montres, cartables, chaussures ou portes-clés aux effigies de ce petit peuple sait-il qu’ils sont nés en Belgique, il y a bientôt trente ans, et qu’ils ont vécus 20 années d’aventures épisodiques à travers moins d’une dizaine d’albums de BD ? Sait-il, qu’avant de faire la joie et la richesse de leurs auteurs à travers leur merchandising, qu’ils furent les personnages de fabuleux petits contes philosophiques, ciselés et construits comme les Fables de la Fontaine, en y développant des idées simples et en y proposant une morale ? C’est ce que nous allons essayer de vous montrer à travers un petit voyage au pays des Schtroumpfs.

Et avant toute chose, plantons en d’abord le décor. Construction dramatique classique, l’univers des schtroumpfs est un monde clos. Clos, il l’est d’abord géographiquement : les Schtroumpfs vivent en effet dans le « Pays Maudit » (on l’évite donc, puisqu’il est maudit), zone boisée entourée de déserts et de montagnes. Seule la faune partage avec eux ce pays, qu’a priori aucun être humain ne doit pénétrer.

Clos, il l’est aussi d’un point de vue social. La société des schtroumpfs est en effet une communauté très structurée, dirigée par un vieux schtroumpf, sage et respecté (le grand schtroumpf). Les différences entre Schtroumpfs sont d’ailleurs à la base de la structuration de cette société. Chacun d’entre eux possède en effet une caractéristique unique, psychologique ou professionnelle, et ils sont identifiés en fonction de cette caractéristique : le schtroumpf costaud, le schtroumpf timide, le schtroumpf bricoleur, le schtroumpf jardinier. Enfin, le monde des schtroumpfs est un monde sans femme (enfin presque).

Clos, il l’est enfin du point de vue du langage. Les schtroumpfs possèdent en effet leur propre langue. Dans celle-ci certains mots, ou une partie de certains mots sont remplacés par le radical Schtroumpf. Il faut d’ailleurs savoir que ces remplacements obéissent à des règles de substitutions très précises.

Ce décor étant planté, ce sont donc ces ressorts qui vont être systématiquement utilisés par les auteurs pour animer ce monde et développer des thèmes multiples.

L’intrusion d’un élément maléfique et étranger à cet univers est souvent à la base des récits des petits hommes bleu. Cet élément étranger se trouve être très régulièrement le Sorcier Gargamel qui a juré la perte de ces petits lutins. Il en a effectivement besoin pour les dissoudre (les pauvres !) dans une potion magique qui lui donnerait alors le pouvoir de transformer les métaux en or !!! Comme il lui est difficile de trouver le village des schtroumpfs, Gargamel essaye de les détruire par des créatures nés de sa magie. Ainsi, dans l’album « La Schtroumpfette », Gargamel essayent de semer la discorde entre les petits schtroumpfs en y envoyant une créature féminine (n’oublions pas que tous les schtroumpfs sont des garçons !). Cette schtroumpfette est en effet un véritable danger ambulant, et les auteurs nous donnent à penser que son danger provient de sa féminité. La recette magique qui lui donne naissance est d’ailleurs un petit morceau d’anthologie de la misogynie (Cf.l’illustration !). Frivole, bavarde, superficielle, elle n’en fera pas moins chavirer le coeur des petits bonshommes, qui vont alors se disputer violemment les amours de cette créature. La morale est ici implicite : « Méfiez-vous des femmes ! « .

« Le Schtroumpfissime » est un véritable petit conte philosophique, sur le pouvoir, ses tentations et ses déviations. Patriarche et chef de la communauté, le Grand Schtroumpf doit s’absenter longuement du village. A cette occasion, les schtroumpfs décident de se doter d’un nouveau chef, à travers des élections. Parmi les candidats, il en est un qui découvre les délices de la démagogie et des promesses faciles. Arrivé au pouvoir, ce schtroumpf se nommera Schtroumpfissime et mettra en place ce qui ressemble tout bonnement à une dictature. Qui dit Pouvoir, dit contre-pouvoir. Les Schtroumpfs vont donc s’organiser pour combattre le despote. Et c’est en pleine guerre civile que le grand Schtroumpfs fera son retour, et réconciliera évidemment tout le monde. Ce petit bijou d’humour et d’intelligence nous met en garde, à sa manière, contre les abus du pouvoir, ses ivresses, mais aussi contre les complicités que ces abus impliquent et nécessitent.

Dans « Vert Schtroumpf et Schtroumpf vert », c’est le langage qui sert de prétexte aux auteurs pour aborder le problème de la discrimination. Comme nous l’avons dit, le langage schtroumpf obéit à des règles de construction précises. Elles sont cependant assez floues pour laisser la place à l’ambiguïté (en effet, une pomme de schtroumpf peut aussi bien être une pomme de terre qu’une pomme de pin !). Le village schtroumpf se trouve être divisé en deux parties – le Sud et le Nord – chacune des parties appliquant les règles du langage de manière différente. Ainsi, pour un tire-bouchon, les schtroumpfs du Nord parlent d’un tire-bouschtroumpf, alors que pour ceux du Sud il faut dire schtroumpf-bouchon. De même, le Petit Chaperon Rouge sera le Petit Chaperon Schtroumpf pour les premiers, alors qu’il s’agira bien du Petit Schtroumpferon Rouge pour les seconds ! Cette légère différence va bientôt être le prétexte à un affrontement de plus en plus violent entre les deux parties du village, chacune accusant l’autre de toutes les tares et de tous les maux. Il faudra toute l’astuce du grand schtroumpf pour ressouder instantanément les deux parties, face à l’attaque du village par Gargamel. Là encore, il s’agit d’une petite fable humoristique et lucide, qui démontre combien les démons de l’exclusion peuvent se nourrir de simples différences entre deux groupes.

On le voit, avant de connaître un succès mondial, les schtroumpfs ont donné naissance à de merveilleuses petites histoires, véritables mécaniques de précision narrative. Malheureusement, en devenant des stars, les schtroumpfs ont beaucoup perdu de leur âme et de leur intelligence. Objets commerciaux, ils ont du passer à la Moulinette des études marketing et du merchandising. Gommés les différences ! Au revoir le conte philosophique ! Par ici la monnaie ! Depuis l’avènement de leur success story, les schtroumpfs n’ont donné naissance à aucun album majeur, les personnages se sont affadis, les scénarios aussi. Pouvait-il en être autrement ? Ou au contraire, doit-on en déduire que pour plaire au monde entier, il faut gommer ses caractéristiques et sa personnalité ? La destinée d’autres héros universels, tel Mickey Mouse ou Snoopy sont la preuve du contraire. Voilà une leçon – une morale même ! – qui aurait pu donner naissance à une belle histoire de schtroumpfs, mais du temps de leur grandeur.

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