Les Carottes, la Flamme et la Providence

(Janvier 2004)

A l’assaut de la pyramide

Trois ans nous séparent de la prochaine élection présidentielle et déjà, certains socialistes se préparent à cette échéance fondatrice.

Le premier aime les carottes râpées, se balade en moto (louée), regarde la Star Ac’, parle doucement  en veillant à n’utiliser que 300 mots de vocabulaire, se fait de nombreux plateaux télé : c’est dans sa nature populaire. Tout en cherchant à maîtriser ses inflexions sourcilières, il se rase lui aussi, et partage pathologiquement à ce moment les mêmes obsessions sarkoziennes. C’est sa destinée, il le sait, et l’Autre, le Sphinx, le savait déjà avant lui.

Le second est un intellectuel flamboyant, bien qu’on le taxe souvent de dilettantisme. Il se veut l’incarnation d’une pensée moderne, nourrie d’économie et d’humanisme. Il connaît beaucoup de monde, à droite, à gauche, dans la politique et l’industrie. Il lance des débats, des idées, souvent de manière asynchrone. Lui aussi commence à se rêver une destinée présidentielle (d’ailleurs, sa femme pense qu’il est le meilleur).

Le troisième est un ancien premier ministre, retiré dans ses terres. Austère qui se marre, il est censé être à nouveau un militant comme les autres. Héros défait avide de revanche, on le dit pourtant impatient  de revenir au premier plan, et d’apparaître comme le recours ultime et salvateur, homme providentiel d’un parti qui ne saurait se mettre en marche qu’au service d’un champion. Et ce champion, forcément, ce ne peut être que lui.

Je me moque, on l’aura compris, de cet empressement à confondre projets personnels et projets politiques. On pourrait cependant les penser légitimes tant ils collent aux modes de fonctionnement et structures de nos institutions.

La 5ème république n’est en effet que le dernier avatar d’un modèle de société pyramidale, organisée du haut vers le bas. Dans ce modèle, les décisions sont toujours prises en haut, par peu d’hommes, sans transparence, et le plus souvent loin des réalités des problèmes qui les motivent. Un tel modèle nécessite structurellement la pratique de pouvoirs forts et personnels, au plus haut niveau de l’état comme à tous ses niveaux intermédiaire, hors la base évidemment, qui accueille de plus en plus avec incompréhension ces (non)décisions prises par les hommes de pouvoirs.

Il ne faut donc pas s’étonner que les partis politiques se structurent en fonction de l’appareil d’état qu’ils ont vocation à investir, et adoptent les mêmes types de fonctionnement et de comportements. Le Parti Socialiste n’échappe évidemment pas à cette tare : ces candidatures précoces en sont le signe.

Or, s’il faut chercher une raison au tremblement de terre du 21 avril 2002, c’est à l’évidence dans cette faille structurelle gigantesque, et qui s’élargit, entre une société de plus en plus organisée en réseau et ce modèle politique pyramidal.

Si le système pyramidal était parfaitement adapté à une société industrielle où le savoir et les compétences étaient peu partagés, la société post-industrielle d’aujourd’hui est « réticulée », maillage fin d’individus de plus en plus formés et responsables, d’intelligences, de compétences, et de problèmes aussi. Le seul moyen de faire face à la complexité d’une telle société est de se doter de structures et de modes de fonctionnement politique eux-même réticulés.

Une société en réseau est par définition une société de confiance, où les centres de décisions sont le plus près possibles des endroits où se posent les problèmes. Ceci nécessite donc une redistribution des pouvoirs (et en particulier l’interdiction par la loi de tout cumul de mandats), le passage d’un mode de contrôle à priori à un mode a posteriori (ce qui signifie l’acceptation du risque démocratique), et la transparence dans toutes les prises de décisions.

Le concept de subsidiarité, ou les réformes  de décentralisations, de gauche comme de droite peuvent être interprétés comme des tentatives maladroites de mettre en phase nos institutions et la société réelle. Mais il s’agit là de véritables emplâtres sur une jambe de bois. Il nous faut donc maintenant d’effectuer une véritable révolution dans notre pensée politique, dont l’objet unique devrait être la mise en phase de nos pratiques du pouvoir et de la société réelle.

Un tel projet politique – celui d’une société réticulée mais régulée – ne peut par définition être celui d’un seul individu. Encore à naître, il ne peut être produit que collectivement. Et ce n’est qu’une fois produit, que nous aurons légitimité à le présenter au pays, puis de choisir – puisque pour l’instant il le faut – la personnalité la plus à même de la promouvoir.

Ceci est évidemment incompatible avec le petit jeu des écuries présidentielles. L’enjeu n’est pas de gagner les élections puis de gouverner tant bien que mal, mais bien celui d’apporter des solutions politiques innovantes adaptées aux nouvelles organisations sociales du 21ème siècle et à leur développement, et porteuses de nos valeurs  de justice et de solidarité.

C’est à ce prix, et à lui seul, que nous retrouverons la confiance nos électeurs. Sinon nous ne serons que les singes de nos adversaires.
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Moderne, Radicalement

(octobre 2003)

18 mois après que nous ayons quitté le pouvoir, deux échéances électorales, européenne et régionale, viennent nous rappeler, enfin, la nécessité urgente d’articuler et de défendre auprès de la population un projet socialiste alternatif à celui mis en œuvre par la droite au pouvoir.

Si celui de cette dernière est clair (réforme libérale et clientéliste tous azimut en matière économique, précarisation accrue au niveau social) et gagne en impopularité, celui du Parti Socialiste – qui devrait a priori trouver ses racines dans la motion majoritaire du dernier congrès – est pour le moins inaudible, non seulement auprès de l’électorat mais aussi auprès de ses militants, ce qui est aussi grave.

Quel discours pouvons nous alors tenir, maintenant, autour de nous pour regagner au moins la confiance populaire à défaut du pouvoir ? Et quels sont les grands principes sur lesquels le construire ? Nous suffit-il de parler de solidarité, de partage, des « grandes valeurs » qui ont fondé la gauche ? Nous suffit-il de réagir ponctuellement sur tels ou tels effets des choix gouvernementaux ? Faut-il encore surfer sur les vagues de l’altermondialisation et de ses entristes gauchistes ? Nous mesurons tous les jours, autour de nous, dans les journaux, dans les sondages, l’insuffisance ou l’inanité d’une telle démarche pour nous qualifier aux yeux de l’opinion. Il me semble au contraire plus que jamais nécessaire de tenir un discours courageux, clair et radicalement moderne.

Qu’est ce qu’une modernité radicale ? C’est l’affirmation haute et assumée de principes de base, qui ne sont aujourd’hui qu’admis, honteusement ou inconsciemment , et sans lesquels il sera vain de revenir au pouvoir.

  1. Nous vivons dans une société ouverte. Cette société ouverte implique l’autonomie et la responsabilisation des individus, en matière économique et politique. Elle implique aussi une interdépendance accrue entre les organisations humaines, comme les états. Cette ouverture induit une complexité organisationnelle et donc politique qu’il faut assumer et expliquer plutôt que de la nier.
  2. L’économie de marché est consubstantielle de la démocratie. Parce que cette société ouverte implique et nécessite pour survivre et se développer des formes d’activités économiques individuelles ou collectives libres, où plus que jamais l’intelligence est la clé des réussites. Intelligence à l’œuvre à tous les niveaux d’organisation et liberté sont aussi les caractéristiques d’une démocratie moderne et vivante.
  3. Les droits de tout homme à ses sécurités sont imprescriptibles. Intégrité physique, morale, sociale, économique et politique : c’est sur ce terrain là des insécurités qu’il nous faut nous battre. Ce sera le devoir, la spécificité et l’honneur des socialistes de les défendre  tous.
  4. La régulation est une activité politique majeure, noble et nécessaire. L’économie de marché dans une société ouverte implique la mise en place de règles de vie collectives garantes de toutes les libertés : physiques, morales, sociales, économiques et politiques. C’est plus que jamais le rôle juste, noble, assumé, et au bout du compte unique, du politique, à tous les niveaux d’organisation, que d’édicter ses règles et de veiller à leurs mise en œuvre effective, au plus près des évolutions de la société.

En quoi cette affirmation de la modernité est-elle radicale ? Elle l’est déjà parce qu’elle prend à contre-pieds certains réflexes intellectuels  de gauche archaïques, ne serait-ce que par rapport à l’économie de marché. Elle l’est encore parce qu’elle combat le nouveau populisme « de la gauche de gauche » qui se nourrit des peurs nées de la prise de conscience des premiers principes édictés plus haut, en affirmant au contraire l’importance de la prise en compte de la totalité d’entre eux, totalité sans laquelle un projet politique ne pourrait être au mieux que bancal, au pire injuste. Elle l’est enfin, parce qu’elle est adaptée à la société du XXIème siècle, mondialisée, en développement général, où les démocraties progressent partout, et où enfin une Europe politique va tôt ou tard émerger comme puissance politique, économique et morale sur l’échiquier mondial.

Comment alors s’appuyer sur ces principes pour affirmer publiquement notre projet ? Je prendrais deux exemples, particulièrement d’actualité : la relation avec l’extrême gauche et l’Europe.

S’appuyant sur les peurs de la société ouverte, l’extrême gauche, et ses cortèges associatifs, fait systématiquement le procès de la gauche de gouvernement au motif, justement, qu’elle gouverne et qu’elle accepterait de fait les règles de l’Ultra-libéralisme. Ne pas assumer les 4 principes précédents ne peut que nous mettre dans une position de repentant chronique vis-à-vis de ce reproche. Leur affirmation courageuse, au contraire, nous permettrait d’inverser les termes du procès en imposant à l’extrême gauche la démonstration de la preuve de l’efficacité de ses « propositions » quant au respect de ces principes. C’est à nous de mener le débat, c’est à nous de mettre ces organisations, leurs dirigeants, et leurs électeurs devant leur incapacité de réformer la société en refusant d’exercer le pouvoir au sein d’un monde ouvert. En résumé, il appartient au parti socialiste d’imposer l’agenda du débat, à gauche et plus largement dans la société française, plutôt que de réagir sur des termes qu’il ne maîtrise pas.

L’Europe est quant à elle le terrain patent de nos errances idéologiques, alors qu’elle devrait être au contraire le lieu idéal de l’affirmation de nos principes, voire celui majeur même de notre projet politique, au détriment du seul niveau national. Comment ? En affirmant haut et clair que le projet politique de l’Europe ne peut être que fédéral, parce que la somme des politiques nationales ne peut en aucun cas aboutir à un projet adapté à une société européenne à 25 (et demain à plus) ouverte et juste. En appelant à voter clairement oui au projet de constitution européenne proposée par la convention, en restant ainsi un acteur déterminé d’une construction européenne que rien ne doit retarder. Prétendre, sur ce dernier point, que le projet engagerait l’Europe dans une dérive libérale est non seulement faux, mais risible, tant cela revient à confondre institutions et politiques. Faut-il rappeler que François Mitterand a présidé au destin politique de la France pendant 14 ans sans changer une seule ligne d’une constitution qu’il qualifiait au moment de sa création de « coup d’état permanent » ? Ce qui n’a nullement empêché les gouvernements de gauche de l’époque de mettre en œuvre leurs  choix politiques.

Pour emporter la confiance de nos concitoyens, il faut donc à la fois compter sur leur intelligence et sur la force de nos convictions. Celles-ci n’ont pas à être frileuses, passéistes, ou suivistes mais à la fois fortes, claires, et courageuses. Assumons, donc et affirmons les premiers, sinon les seuls, un projet de société ouverte, entreprenante, et respectueuse de toutes les libertés individuelles et collectives. Nous en serons les meilleurs pilotes.

 

Tintin à Singapour

Ou « Après ça, Vous Pourrez Faire Tintin »

En matière de bande-dessinée, et pour ce qui me concerne, Tintin est et demeure l’Alpha et l’Oméga, le début et la fin de toute oeuvre. Ainsi en va-t-il de cette série d’articles, commencée avec le petit Belge dans un jovial enthousiasme en Janvier 90, et qui se termine aujourd’hui par la présentation de cette étonnante enquête, menée depuis plusieurs mois, et qui va jeter sur la biographie du fameux globe-trotter une lumière nouvelle.

Ceux qui m’ont fait l’honneur et le plaisir de me lire depuis cette époque (en ce qui concerne les autres, j’ai les noms et les adresses) se rappelleront peut-être que l’article traitait de notre héros à houppette (avec un H) et de sa qualité de témoin privilégié des turbulences du XXème Siècle. J’avais ainsi fait état du passage de Tintin à Singapour, lors du périple Oriental qui devait le mener des déserts d’Egypte jusqu’au Fumeries d’Opium de Shangaï (périple immortalisé par son biographe dans « Les Cigares du Pharaon » et « Le Lotus Bleu »). J’y avais écrit qu’une enquête était menée qui essayait de découvrir les traces de son passage dans cette île hier agitée, et aujourd’hui si calme.

Mais Revenons d’abord en arrière de quelques 57 ans. Dès la première planche des « Cigares du Pharaon », le lecteur est mis au courant de l’itinéraire de Tintin de Marseille à Shangaï, en passant par Suez, Aden, Bombay, Colombo et Singapour, Saïgon et Hong-Kong. Mais sa tranquille croisière va d’abord s’arrêter brutalement en Egypte avant de le mener en Inde chez le Maharadjah de Rawajpoutalah. Là, ce n’est qu’après avoir intercepté de mystérieux messages radio codés en provenance de Shangaï, puis reçu d’un émissaire chinois quelques bribes d’informations disparates avant que celui-ci ne sombre dans la folie qu’engendre le Raïdjaja, le poison qui rend fou, qu’il passera enfin à Singapour, en route pour la Chine.

De son passage ici, pourtant aucune trace dans « Le Lotus Bleu ». Combien de temps Tintin est-il resté sur l’île ? Y-a-t-il vécu des péripéties en rapport avec son aventure Chinoise ? Voilà des questions qui seraient restées certainement sans réponses si une première découverte n’avait été faite en Août 1989, alors que commençaient à peine les travaux de restauration d’un des plus prestigieux endroit de la Cité du Lion, le Raffles Hôtel.

On sait en effet qu’on a abattu nombre de fausses cloisons afin de restituer à cette battisse historique son antique splendeur. C’est en abattant une de celles-ci, que l’on a découvert, emmailloté dans une linge moisi, un carnet aux pages presque illisibles, sur la couverture duquel on pouvait cependant déchiffrer le nom de son auteur : Tintin… Tintin, comme tant d’autres important personnages, avait donc séjourné lui aussi dans l’hôtel illustre, qui pourra maintenant s’enorgueillir d’ajouter à sa liste le nom du petit reporter. Parce que tout le monde le croit encore Français, c’est l’Alliance Française qui a été la première alertée de la découverte. Et c’est au titre d’expert BD, que j’ai donc été invité à participer à la quête.

Avant de se pencher sur le livre lui-même, alors entre les mains expertes des restaurateurs du Musée National, une de nos premières taches fut de vérifier la présence de Tintin sur les registres de l’Hôtel. On l’y a bien trouvé, et l’on sait aujourd’hui qu’il y resta 2 semaines exactement, du 3 au 17 Avril 1934. Mais, fait plus intéressant encore, en parcourant les livres du Raffles, nous avons découvert le nom du Marquis di Gorgonzola, alias Rastapopulos lui-même, cerveau du trafic d’Opium qu’a combattu notre héros ! Le Marquis y a résidé à la même période, et tout nous porte donc à croire que Tintin était déjà suivi de très près, pourtant si loin des côtes chinoises.

Enfin sorti du laboratoire, le carnet allait finalement nous livrer des détails, précis et troublants, sur les aventures singapouriennes de son auteur. Conçu comme un journal, l’ouvrage (ou plus exactement ce qu’il en reste) contient des comptes rendus journaliers, des notes et d’autres informations. Le premier texte, anodin à la première lecture, relate une rencontre qui apparaîtra au bout du compte  importantissime. Mais laissons la parole à Tintin :  » Au sortir de l’Hôtel, je suis parti au hasard, comme j’aime à le faire chaque fois que je rencontre une nouvelle ville. J’ai déambulé sur South Bridge Road, en direction de Chinatown …. C’est au sortir de Telok Ayer Temple que j’ai rencontré Lee, mon nouvel ami singapourien. Pour être exact, c’est lui qui m’a abordé en utilisant un anglais fort correct ma foi. Après que nous ayons un peu parlé, il m’a proposé de me faire  le tour de la ville et de me faire découvrir des endroits que le seul hasard ne me permettrait pas de découvrir. Voilà un moyen idéal de voir si le gang que je traque depuis l’Egypte, opère aussi à Singapour ».

Ainsi, et grâce au petit Lee (dont on ne connait pas les prénoms, Tintin n’ayant pas encore compris à l’époque que le nom de famille apparaissait en premier chez les chinois), Tintin va donc pénétrer au coeur même des quartiers chinois de la ville qui, la nuit venue, tombent sous le triple joug des Démons, des Triades, et du Vice. Un des comptes rendus nous laisse clairement entendre que Tintin a réussi, et au-delà même de ses espérances, à retrouver la trace du gang du Cigare du Pharaon à Singapour. Ecoutons le encore : « Nous devons nous rendre cette nuit au « Dragon D’Or », restaurant chinois qui sert de couverture à une importante fumerie d’Opium. Tout laisse à penser qu’elle appartient au réseau « Pharaon ». Afin que je puisse passer inaperçu, Lee m’a conseillé de me déguiser en Chinois. Inconscient du danger qu’il court à mes côtés, le garçon est charmant et excité de participer à ses aventures. Ce qu’il m’a raconté de la Chine et des chinois m’a donné à réfléchir. Il semble bien que nombre de nos idées sur l’Empire du Milieu soit à jeter à la poubelle de nos peurs dérisoires. Il a été lui-même très intéressé par la description de l’Occident que je lui ai faite. Très sûr de lui, il m’a dit : « Un jour, je travaillerai pour que nos deux mondes se rencontrent. Alors, ils seront forts. »  »

Suit la description de ce rendez-vous au « Dragon D’or », qui s’avère finalement être un guet-apens. Tintin et le petit Lee, en créant un début d’incendie, vont parvenir à s’échapper, poursuivis par 1000 diables chinois dans les rues de Chinatown. La description qu’il donne dans ses carnets de cette fuite nocturne dans le dédale d’un Chinatown surpeuplé et bruyant est picaresque et savoureuse et mériterait certes de paraître intégralement.

Nous avons cherché si cette échauffourée avait laissé quelques traces dans la presse locale. Et en effet, le Straits Time du 14 Avril 1934 relate des événements qui semblent se rapporter à celle-ci. Sous le titre « Une Etrange Agitation à Tanjong Pagar » le quotidien de langue anglaise nous en apprends de belles : « Un incendie d’origine criminel a failli ravager hier soir le Dragon d’Or, un établissement honorable à Tanjong Pagar. D’après le propriétaire des lieux, le foyer aurait été allumé par deux voyous, peut-être dans le but d’exercer un racket. Attirée par les cris du vieil homme, la foule en colère a poursuivi les criminels dans le labyrinthes des rues avoisinantes sans pour autant les rattraper …. Peu après l’incident, plusieurs personnes ont fait état de la présence de 2 blancs moustachus déguisés en coolies, et qui posaient d’étranges questions ». Tout le monde aura évidemment avec surprise reconnu les Dupont(d), fidèles à leur tradition du camouflage grotesque.

Ce que nous disent ces pages semble, par bien des côtés, en contradiction avec ce que les aventures publiées de Tintin relatent par ailleurs. La similitude des situations, des personnages même, avec ce que le Lotus Bleu nous relate des aventures chinoise du jeune reporter est toutefois troublante. Le petit Lee ne préfigure-t-il pas Tchang, personnage dont la réalité est par ailleurs démontrée. L’ouverture sur la Chine, sa culture, son peuple n’a-t-elle pas commencée à travers ce dialogue singapourien. Le lieu même du Lotus Bleu, ce restaurant mythique, ne nous rappelle-t-il pas ce Dragon d’Or, autre restaurant, autre fumerie d’Opium ?

L’hypothèse que nous voudrions alors défendre ici est que, pour des raisons liées à la limpidité du récit, Tintin et son biographe Hergé, ont légèrement remanié la véracité historique, sans nuire pour autant à leur histoire et à la cause alors défendue. C’est en effet une vieille règle de narration que de favoriser l’unicité de lieu d’une aventure, comme celle de dresser des portraits forts, presque archétypiques, qui ne se recoupent pas. Ainsi, nous pensons aujourd’hui que certains événements relatés dans le Lotus Bleu ont en fait réellement bien eu lieu à Singapour ! De même, nous croyons que le personnage de Tchang doit certains de ses traits au petit Lee, dont la destinée a croisé celle de Tintin.

Qu’est-il devenu, ce petit chinois dont on ne connait que le nom ? Sa destinée s’est-elle trouvée changée par cette rencontre ? A l’époque des faits, le petit Lee ne devait avoir qu’une dizaine d’années tout au plus, ce qui fait qu’il doit être aujourd’hui un sage respectable de plus de 65 ans. Quand on connait l’impact qu’a eu -et a toujours !- Tintin sur la vie de ceux qu’ils rencontrent, on peut penser que le petit Lee s’est trouvé grandi par cette amitié et renforcé dans son idée, combien mature, de marier l’Est et l’Ouest.

Et pour ceux qui douterait de la véracité des Aventures de Tintin à Singapour, de celles-ci ou de bien d’autres, je répondrai : « N’en doutez pas, car Tintin, c’était moi… ».

Et à partir d’aujourd’hui, Tintin, ça sera vous….

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La Rubrique-à-Brac

Ou « Accroches toi au pinceau, je retire l’échelle !! »

Prenez un journal destiné à la jeunesse. Versez-y une pinte d’humour juif New-Yorkais qui aurait fait un détour par Paris. Rajoutez une dose de délire permanent, allongée d’un bon verre de dérision. Y adjoindre 8 cuillerées à soupe d’eclectisme, puis versez-y un trait de Génie. Agitez fortement et dans tous les sens (y compris le nonsense) et servez toutes les semaines. Vous obtiendrez alors un cocktail explosif : « La Rubrique-à-Brac » de Marcel Gotlib, dont s’est abreuvée jusqu’à plus soif toute une génération de bambins adultes entre la fin des années 60 et le début des années 70.

D’abord sous l’aile protectrice de Goscinny -le papa-poule de la BD francophone moderne- Gotlib a très vite pris son autonomie pour créer ce qui reste un cas à part et vénéré de la période du grand Pilote. Comme son nom l’indique, la Rubrique-à-Brac est l’endroit privilégié où l’auteur donne libre cours à son imagination créatrice et à son humour dévastateur (drôle de mélange, non ?). Armé d’un graphisme dynamique et précis, Gotlib s’attaque à tous les sujets en les abordant par le biais de l’absurde sans limite. Mais La Rubrique-à-Brac n’a en fait rien d’un Bazar. Et comme d’habitude, des thèmes récurrents (qui reviennent ! Pas qui lavent !), des personnages, vont systématiquement être traités dans la RAB, pour le plus grand plaisir de ses lecteurs complices.

Premièrement, il faut rendre à Gotlib ce qui appartient à Marcel. En effet, des révisionnistes essayent de nous faire croire qu’Isaac NEWTON aurait été un personnage historique ayant vécu au 17ème Siècle, et toutes sortes de fariboles. Il n’en est rien ! Isaac NEWTON a été créé par Gotlib, qui a donc aussi inventé ce gag formidable (j’en pleure d’ailleurs rien que d’y penser) de la fameuse pomme : « Isaac Newton, passant sous un pommier reçut une pomme sur la tête et en conçut un truc invraisemblable, la Th »orie de la Gravitation Universelle « . Ce comique de situation va être décliné Ö l’infini par Gotlib. Le pauvre savant va se ramasser les objets les plus divers sur son auguste (comme le clown) tête : un pélican,  un hippopotame, une enclume, un petit pois etc … A noter que le petit pois n’a donné naissance à aucune théorie (trop petit mon ami). L’oeuvre de Gotlib a d’ailleurs été reconnue à sa juste grandeur, puisque Newton est le seul personnage de BD à être cité dans le Larousse (vous pouvez vérifier !).

Secundo : La Coccinelle. Ce petit insecte est apparu par hasard, au mileu d’une RAB racontant une nouvelle version de la Cigale et la Fourmi, et dans laquelle il commentait (le plus souvent par gestes) le déroulement de l’histoire. La grande idée de Gotlib est de faire apparaitre cet insolent insecte comme un commentateur indépendant, égaré dans la BD et que l’auteur ne maîtrise pas. A partir de ce moment, la RAB va être hantée par cette Coccinelle, qui est l’expression explicite du second degrés dont se nourrit l’Oeuvre de Gotlib (intellectuel !!!). Et c’est avec un plaisir sans cesse renouvelé que les lecteurs en état de manque attendent cet animalcule aux détours des cases de la RAB.

Tiga : Le professeur BURP. J’ai déjà parlé de ce personnage innÇnarrable (et pourtant on en parle), qui est à la zoologie ce que la mèche est au pétard. Sous couvert de didactisme très année 50 (Ah ! les belles histoires de l’Oncle Paul), le professeur BURP nous assène d’incroyables leçons de choses sur les animaux les plus divers (un cirque divers quoi !). Les mystères de Mère Nature nous sont ainsi révélés sous des jours les plus inattendus, et nos fous rires s’étant éteints, nous pouvons alors nous interroger sur notre place dans l’Univers (qui est juste en haut, près de la sortie). Il va sans dire, qu’Isaac Newton fait souvent les frais de ces leçons, auxquelles assiste, incrédule, une coccinelle spectatrice et critique.

Fourth : Le Commissaire BOUGRET et l’inspecteur CHAROLLES. Ces deux héros sont des caricatures tendres de personnages classiques des séries B policières françaises. Le Commissaire Bougret (son nom est la contraction de Bourrel et Maigret, deux commissaires célèbres) est chargé, suivant un scénario quasi immuable et bourré de clichés, de découvrir l’assassin d’un crime. Les deux suspects sont toujours les mêmes, et l’assassin est aussi invariablement le même. L’inspecteur CHAROLLES est un second permanent, admiratif devant la force de déduction de son chef. Ces déductions sont le plus souvent tortueuses et délirantes, quoique efficaces. Le thème va être par définition exploité jusqu’à la corde (comme ces séries lÖ le sont toujours) et nous aurons eu aussi droit à une version à la Sherlock Holmes. A noter que Gotlib se représente lui-même sous les traits de l’Inspecteur Charolles alors que d’autres acolytes du journal Pilote incarnent les autres personnages.

Quinto : La Mégalomanie : Gotlib aime se dessiner dans ces petites cases. Mis à part son incarnation de l’Inspecteur Charolles, nous avons aussi droit à des descriptions de l’ensemble de ses états d’âme ou de son histoire personnelle. Certes le ton employé est celui de l’autodérision, mais Gotlib s’aime visiblement beaucoup et nous le fait savoir. C’est quand même incroyable ces types qui mettent leur nom partout !

Der Sechste : le Cinéma : Gotlib est un cinéphile (sinon un cinéaste refoulé) qui nous parle de cinéma, à travers des remakes satiriques de films célèbres par exemple. Ainsi en va-t-il de la relecture des Choses de la Vie, film où un homme revoit toute sa vie en quelques secondes pendant un accident de voiture. Mais ici, Out l’accident ! Bonjour la Savonnette Tueuse ! A côté de ces remakes, Gotlib aime aussi à décortiquer la technique cinématographique, et à nous en montrer les ficelles et le clichés, en les outrant et les détournant systématiquement.

(Euh ! Après Six, c’est, euh … Sept ! Ah Ouais Sept …) : Les Contes et Légendes : Gotlib est un enfant qui a aimé les belles histoires du temps jadis, et qui s’amuse donc aujourd’hui à les détourner. Le Petit Poucet par exemple, est bien plus futé que ça, puisque après le coup des petits cailloux, et des morceaux de pains, il sèmera à tout vent, des oiseaux, des boulons de huit ou des enclumes ! On apprend aussi dans la RAB que Pinocchio avait un précurseur dénommé Pinokenstein, sorte de marionnette monstrueuse, fort portée sur l’alcool et les jolies femmes.

Sur l’acte de naissance de Gotlib, le nom du père est très certainement Groucho MARX (le seul, le bon, le vrai Marx) et son parrain Tex AVERY. Comme ces deux illustres prédécesseurs, Gotlib est un iconoclaste (un briseur d’image, nous apprend le petit Robert, qui va très bien merci) qui nous apprend à rire de tout, et qui cherche donc à illustrer cette belle maxime, qui est gravée au frontispice du Panthéon des Artistes du Neuvième Art (8 Avenue Georges Remi, Paris XXème, entrée 10 FF, ouvert entre 10h du Matin et 5h de l’après-midi, gratuit pour les militaires) : Je Ris, Donc Je Suis.

Au revoir les petits Amis ! La semaine prochaine, je vous parlerai de la culture des radis albinos en Haute-Volta Septentrionale.

 

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Bulles de Savants

ou Scientifiques et Bandes Dessinées

On l’a dit, redit et répété: La Bande Dessinée est une culture, au même titre que le Rock & Roll, et en tant que telle, elle en est un témoignage sur son temps, au travers duquel les grandes valeurs, les grandes angoisses et les grands débats d’une époque sont exprimés, véhiculés et digérés. Ceci est particulièrement vrai en ce qui concerne la Science et les scientifiques. Triomphante depuis le 19ème siècle et véritable mythe fondateur moderne, la Science est devenue – depuis le roman populaire, en fait – un ressort dramatique essentiel. Mais la Science est un concept, et c’est donc à travers les Savants, de l’illuminé au paranoïaque, que la BD s’interroge sur celle-ci. Feuilletons donc pour nous en convaincre une petite galerie de portraits.

Et tout d’abord, à tout seigneur, tout honneur.
Thryphon Tournesol est un personnage central de l’univers de Tintin. Apparu d’abord comme un hurluberlu bricoleur, ce petit barbichu sempiternellement coiffé d’un chapeau mou informe va vite prendre sa véritable dimension et se révéler un savant hors du commun. Ses inventions ne passent-elles pas en effet du statut de gadgets ingénieux, dignes du concours Lépine, aux productions les plus modernes de technologie? Du point de vue de son caractère, Tournesol est l’archétype du savant distrait, dans la lune, et cent lieues des contingences matérielles. De plus, il est légèrement dur d’oreille, ce qui symbolise parfaitement le détachement qu’il exerce vis à vis d’un quotidien sans attrait. Ceci ne signifie pas pour autant que Tournesol vit dans un autre monde, bien au contraire! Le Professeur est au contraire un humaniste éclairé, qui n’hésitera pas A sacrifier une invention qu’il a jugée dangereuse pour I’humanité.

Dans le registre de l’humour cette fois-ci, il nous faut absolument citer le cas du Professeur Burp. Personnage légendaire de la Rubrique-à-Brac (que St Gotlib soit loué pour son génie), le Professeur Burp est un savant parce qu’il a une blouse blanche (ça suffit, non?) et les animaux sont parait-il sa spécialité. Ce personnage iconoclaste a ainsi régulièrement déliré dans le journal Pilote au temps de sa  splendeur, au cours de leçons de choses inénarrables où l’on apprenait tout sur l’humour de la hyène, les dépressions nerveuses de la vache, ou les gardiens d’escargots argentins (les escargauchos). A travers cette critique joyeusement destructrice du discours scientifique. Gotlib ne nous conseille-t-il pas en fait simplement de rester vigilants et de ne pas nous laisser impressionner par les arguments d’autorité de quelques blouses blanches imbues d’elles-mêmes et de leur propre savoir.

Evoluant aussi dans un univers humoristique, le Comte de Champignac et Zorglub incarnent, dans les aventures de Spirou deux visions antagonistes de la Science et des scientifiques. Passionné par les champignons, M. de Champignac est un pacifiste incurable (de toute manière ça ne se soigne pas!) qui considère que son Art doit servir à soulager l’humanité plutôt qu’à l’asservir. Comme Tournesol, le Comte de Champignac est un solitaire qui se sent concerné par le destin du monde. Camarade de faculté du précédent, Zorglub est un mégalomane dangereux qui n’hésiterait pas à zombifier une bonne partie de I’humanité pour assouvir son besoin de reconnaissance. Car plus que le pouvoir, c’est le besoin d’être reconnu qui pousse Zorglub aux pires bêtises, aux pires exactions. Ces deux visions s’opposent  donc, et M. de Champignac en sortira victorieux, sa victoire étant d’autant plus belle qu’il ramènera Zorglub à de plus sereines ambitions. Si le discours parait manichéen, la mésaventure du Comte devenant méchant à la suite d’une expérience ratée, nous rappelle que la distance est toujours très faible entre Dr Jekyll et Mr Hyde.

L’univers’ des aventures de Blake et Mortimer donnent l’occasion au grand Edgar P. Jacobs d’aborder de manière plus dramatique, la question essentielle de l’utilisation du pouvoir que confère la Science. Encore une fois c’est à travers l’opposition, voire même le combat, de deux hommes que la complexité du problème est exposée, dans le Chef d’Oeuvre des Chefs d’Oeuvres qu’est la Marque Jaune.

Citoyen de Sa Très Gracieuse Majesté, le Professeur Mortimer est autant un grand savant qu’un aventurier sans peur et sans reproche (un Indiana Jones britannique, quoi!). Né après la deuxième guerre mondiale, Mortimer est aussi le hérault d’un camp: celui de l’Occident de la Libre Entreprise (où la science est évidemment maîtrisée pour le bien-être social), face à un bloc qu’on imagine Rouge (où elle est alors instrument de conquête). Ce savant-soldat maîtrise donc aussi bien les équations différentielles que  le close-combat, l’Egyptologie que l’escrime. Face à lui se trouve le Professeur Septimus : un génie, certes, mais un génie du Mal. Et ce génie est d’autant plus dangereux  qu’il avance caché. Lui aussi est citoyen britannique, et est un savant reconnu. Lui aussi appartient à une classe sociale aisée, et est membre de clubs prestigieux. Oui mais voilà! Les théories de Septimus ont été jadis tournées en ridicule par ses pairs, ce qui l’a blessé. Et ses pairs avaient tort puisque Septimus a fini par inventer une machine capable de commander à distance le cerveau humain! Et cette machine peut 1 ui donner une puissance colossale, à l’ivresse de laquelle il finira évidemment par succomber.

Il va de soi que les plans de Septimus tomberont à l’eau et que le Professeur Mortimer sera personnellement à l’origine de cet échec. Encore une fois, les bons scientifiques auront eu raison des méchants, ce qui ne pourra que renforcer la foi que l’on se doit d’avoir dans les bienfaits de la science, tant que ses gardiens sont de la trempe du Professeur Mortimer évidemment! Ce manichéisme très « années cinquante » reflète parfaitement ce que devait être à l’époque le sentiment général des populations occidentales vis à vis de la Science et de son utilisation tant sociale (le bien-être) que politique (la course avec les Autres).

A travers ces drames et ces combats de conceptions et d’hommes, ces personnages marqués, voire outrés, c’est bien à l’ensemble des questions fondamentales liées à la Science et à son utilisation que le monde de la BD fait écho. A quoi sert la Science ? A qui sert la Science ? Ses bienfaits ne masqueraient-ils pas des pièges bien plus dangereux ? Les scientifiques ne risquent-ils pas de succomber à la tentation du pouvoir  que celle-ci inévitablement leur confère ? Prométhée, Lucifer (le porteur de Lumière!), Faust, ne sont-ils pas les archétypes de cette question essentielle et en fait fondatrice du Roman : Le savoir est-il Bon ?

Seul Adam a la réponse !

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Adèle Blanc-Sec

Une Femme, Le Mystère, et Paris

Paris, Juin 1976 … Alors que les rayons d’un soleil déclinant Ièchent de leurs flammes orangées le dôme d’albâtre du Sacré Coeur, un homme sort précipitamment d’une boutique sombre et poussiéreuse. Tout en jetant des regards furtifs, légèrement penché en avant, l’homme avance à pas saccadés, les bras croisés sur la poitrine comme pour protéger un objet invisible dans les pans d’un manteau élimé et hors de saison. Après s’être engouffré dans l’ombre d’une porte cochère surmontée d’un griffon agressif, l’homme monte un interminable escalier branlant. Puis, arrivé sous les combles, ses mains cherchent frénétiquement les clés de la misérable mansarde qui lui sert de chambre, et dans laquelle il s’enferme. Son regard s’illumine alors d’une étrange lueur. Car cet objet mystérieux, c’est le dernier album d’Adèle Blanc-Sec, cocktail de mystère, d’humour, d’érudition et de suspense.

Adèle Blanc-Sec ! Il s’agit là d’une oeuvre profondément originale, tant du point de vue des thèmes, des scénarios, que du traitement graphique qui en est fait. Et pourtant, l’oeuvre maîtresse de Jacques TARDI se rattache à la grande tradition du roman populaire français du début de ce siècle. Gaston Leroux, Maurice Leblanc et Maurice Renard sont les pères spirituels de l’auteur et les personnages des aventures d’Adèle Blanc-Sec ne sont que les avatars de Rouletabille, Arsène Lupin ou autre Professeur Cornelius.

Premier détail d’importance, l’héroïne de ces aventures est une femme. Adèle Blanc-Sec est écrivain, indépendante, cultivée, idéaliste, ennemie de tous les fanatismes (religieux, politiques ou scientifiques) et donc dans une position atypique et inconfortable dans la société française de l’époque. Pour déranger, elle dérange ! Puisqu’elle va se trouver la cible de sectes d’illuminés, d’une clique de savants fous, de policiers véreux et incompétents, ou de complots internationaux !

Des catastrophes historiques telles que celle duTitanic étaient ainsi explicitement dirigées contre Adèle ! Mais son indépendance d’esprit et sa force de caractère auront évidemment raison de tous ces pièges.

Quoique d’apparences abracadabrantes, les scénarios des aventures d’Adèle sont en fait de minutieuses mécaniques équilibrées. Le nombre des thèmes et leur imbrication vont permettre la création de ce labyrinthe narratif dans lequel le lecteur se perdra, pour son plus grand plaisir, et duquel Adèle le sortira. Il faut aussi se rappeler que le côté Marabout-de-ficelle des scénarios est en fait caractéristique de ce genre populaire qu’est le feuilleton. Régulièrement, l’auteur sera d’ailleurs obligé de récapituler, aussi bien à l’intention du lecteur qu’à la sienne propre, les dernières péripéties de l’histoire. Tardi se sert d’ailleurs à la perfection de ces conventions.

Le fantastique (le Merveilleux Scientifique comme on disait à l’époque) fournit pour l’essentiel la chair de ces récits. Entre les Monstres préhistoriques ramenés à la vie, les sèances spirites et leurs manifestations ectoplasmiques, des momies ambulantes, des sectes sataniques, des savants bricoleurs ou mégalomanes, toutes les ficelles du genre sont exploitées, au premier comme au deuxième degré.

Le cadre des aventures d’Adèle a une importance extrême: Tardi semble hypnotisé par le Paris de début du siècle, très exactement entre 1911 et 1919. La précision des décors est telle qu’il apparaît que Paris pourrait bien être en fait la véritable héroïne de la série. Habillée de neige ou parée de soleil, la Capitale de Tardi est attachante et réelle. Et cette réalité renforce d’autant plus la tangibilité de l’histoire. Monuments historiques, statues et édifices constituent autant de points de repère pour le lecteur et de centres de gravité dramatiques pour le récit. Le Jardin des Plantes, la place Denfert-Rochereau, le Pont Neuf ou Le Louvre sont en effet ici le lieu de tous les mystères. A l’instar d’un Léo Mallet balladant son détective Nestor Burma au quatre coins de la capitale (les nouveaux mystères de Paris), Tardi dessine amoureusement la Reine du Monde.

L’époque est de même ici essentielle. Après Paris, il est évident que la 1ère Guerre Mondiale exerce sur Tardi un attrait morbide et inexplicable, qui dépasse d’ailleurs complètement les seules aventures d’Adèle (Cf. la véritable histoire du soldat inconnu, un album sur les Poilus publié par les Imageries d’Epinal, illustration pour Voyage au bout de la Nuit de Céline). Ce thème, obsessionnel, va prendre une place prépondérante à la fin de la série, puisque les véritables raisons de la première Guerre Mondiale vont être à l’origine de tueries et de complots invraisemblables.

Tardi a pondu 6 albums des aventures d’Adèle, et il est amusant, au fil de la lecture des albums de faire l’autopsie de la série. Ainsi, si les trois premiers albums suivent presque au premier degré la logique du genre, il est clair que Tardi se fatigue et s’ennuie ensuite à les suivre, visiblement pressé par son éditeur à poursuivre une série dont les ventes ne se démentent pas. Décidé visiblement à briser ce cycle infernal, Tardi va casser volontairement le rythme en s’autopastichant dans le même album de la série (Momies en folies). Assez compliquée, l’histoire va définitivement s’embrouiller sous les coups de butoir destructeurs de l’auteur. A la fin de l’album, en quelques pages menées à 100 à l’heure, Tardi va faire intervenir sans autre explication des personnages d’une autre série, pour ensuite faire mourir inopinément son héroïne, qui commençait visiblement à lui peser. Tardi la ressuscita toutefois quelques années plus tard (sous la pression du public et des éditeurs réunis!), pour animer deux nouveaux albums (le Secret de la Salamandre, Le Noyé à Deux Têtes où la première guerre mondiale sert de cadre et de raison au mystère.

Mis à part Adèle, tous les personnages de la série sont antipathiques et monstrueux, et aucun n’a droit à la tendresse de l’auteur. Les détectives sont minables, les responsables de la police sont des vendus, de paisibles scientifiques se transformen t en fous sanguinaires. Cette monstruosité des personnages va très nettement s’accentuer sur  les derniers albums, puisque cette monstruosité deviendra physique (Le Noyé à Deux Têtes). Nul doute que l’auteur laisse percer le sentiment désabusé et désespéré qu’il éprouve pour l’humanité. Pour lui l’horizon est clairement bouché. Il faut particulièrement noter le traitement infligé par Tardi aux scientifiques. Il est clair qu’il ne leur fait aucune confiance. De petits hommes lymphatiques, habillés d’une blouse blanche, deviennent rapidement le jouet des tentations nées de leur savoir (le savant fou). Remarque amusante, tous les noms de ses savants contiennent la syllable « Dieu » (Dieudonné, Dieuleveut, Boutardieu, Espérandieu, etc .. ), comme si l’auteur voulait nous dire que la tentation démiurgique est plus forte et dangereuse que la seule et pure volonté de connaître.

Dans un monde médiocre et inquiétant, Adèle balade donc son sourire cynique, qui la protège et nous la rend aimable. En quoi ce monde est-il aujourd’hui le nôtre? Est-il aussi sous le coup de secrets fatidiques? Nous écrasera-t-il ou le dominerons nous ? Vous le saurez en écrivant vos prochaines aventures.

 

Dominique SCIAMMA

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Blueberry

ou « Lieutenant En Emporte le Vent »

Si je vous dis : un Lieutenant de l’armée des Etats-Unis perdu dans un fort retranché au fin fond du Far West, peu de temps après la fin de la Guerre de Sécession, qui fait ami-ami avec les Indiens du coin jusqu’à devenir un des leurs. Si je vous dis encore : une histoire, qui dis-je une histoire, une épopée qui se déguste lentement, en faisant durer son plaisir, confortablement assis dans son fauteuil. Et si je rajoute : des paysages grandioses, des morceaux de bravoures, des drames, des joies et du sang – bref l’accouchement de l’Amérique en direct, que finissez vous par me répondre inmanquablement et tous en coeur ? Allez-y, je vous écoute ? Kevin Costner dans le beau film « Danse avec les Loups » M’sieur !!! Et vous avez tous faux !!! Ce qui fait que non seulement vous ne reviendrez pas en deuxième semaine, mais qu’en plus vous allez me faire le plaisir (c’est vrai que c’en est un) de me lire les paragraphes suivants, ce qui vous évitera de passer pour un(e) deumeuré(e) le jour où vous tomberez sur la question en jouant au Trivial Pursuit !

La réponse est donc : Lieutenant Blueberry, une des plus prestigieuse et mythique série de Bande-Dessinée de l’après guerre (enfin de la deuxième quoi). Imaginée par le pointilleux et prolifique CHARLIER pour les scénarios, elle est magistralement mise en image par un GIRAUD, pour qui elle a réellement été le tremplin vers la célébrité. Quoique francophone et mythique, cette série doit cependant être paradoxalement la plus réaliste des bande-dessinée jamais réalisées sur le Far-West. Loin des tics Hollywoodiens ou Panzaniens, la rigueur et la complexité de scénarios et des personnages, enracinés dans l’histoire de l’ouest comme dans son quotidien, associée à la précision graphique des paysages et des portraits donnent une épaisseur à laquelle peu d’oeuvres peuvent prétendre aujourd’hui.

Cette épaisseur, la série la doit aussi au fait que la plupart des aventures du héros au nez cassés’étalent sur plusieurs albums. Ainsi, et alors que 22 albums ont été produits par notre fameux couple, ceux-ci ne nous comptent à travers eux que 6 histoires seulement ! La dernière à elle toute seule n’en nécessitant pas moins de 10 ! Loin d’être dilués et anémiques, les scénarios sont au contraire des véritables tresses dramatiques, où des personnages forts et crédibles s’affrontent dans des drames où les conflit d’intérêts personnels tutoyent l’Histoire.

L’Histoire, le Lieutenant Blueberry en est à la fois le Fils et le Père. Sudiste, et de son vrai nom Mike S. Donovan, il est accusé d’un meurtre qu’il n’a pas commis. Et ce fils de bonne famille doit alors fuir sa Géorgie Natale pour éviter la pendaison. Il ne devra son salut qu’à son enrôlement chez les Yankees. Là, son indépendance d’esprit, son goût du jeu et de la provocation, son indiscipline mais aussi son adhesion indéfectible à des valeurs de justice (que des pléonasmes quoi) lui valent d’être envoyé aux limites des terres conquises, à Fort Navajo. Face aux fauteurs de guerre de tous bord (blanc comme rouge) Il empêchera la naissance d’une nouvelle guerre indienne (4 albums).

Après un court remake de Rio Bravo (1 album), notre cher Myrtille est chargé de la surveillance du grand chantier de la ligne de fer transcontinentale pour le compte d’une des sociétés contractantes.  Il s’opposera alors aux agissements de criminels qui utilisent les indiens pour contrer les troupes du chemins de fer. Négociateur d’une trève avec les cheyennes qui connaissaient sa droiture, il voit celle-ci bafouée par un général bouffeur de rouge (allusion à peine voilée à un général Custer de triste mémoire). Il sauvera pourtant ce dernier de la mort dont il était assurée, lui et ses hommes (4 Albums).

Après l’intermède de « La Mine de l’allemand Perdu » où il sera le spectateur halluciné d’une vengeance démente dans le cadre magique de la Mesa del Diablo, cité-pueblo fantôme sertie dans une falaise (2 albums), Blueberry va vivre la plus grande et la plus forte de ces aventures, celle de tous les dangers comme de toutes les injustices, celles des quiproquos et des retournement de situations, celles des traitrises.

Secrètement chargé par le Gouvernement des Etats-Unis de retrouver le fabuleux trésor des confédérés, Blueberry va être pris entre les feux croisés d’une aventurière (la belle Chihuahua Pearl !), des troupes mexicaines, d’une bande de renégats sudistes et d’un  petit potentat local. Il finira par être accusé d’avoir volé ce trèsor, sera dégradé et emprisonné. Décidé à prouver son innocence, il s’évadera, sauvera le président Grant d’un attentat, mais en sera accusé (il a pas de bol quand même). Il tentera alors de trouver la paix auprès de Cochise, dont il est le plus proche conseiller , et prétendant à la main de sa fille (dans la culotte du …. mais qu’est-ce que je raconte moi ???). Mais la destinée comme les chasseurs de prime iront inéxorablement à sa rencontre. Encore une fois, Blueberry sauvera les Indiens du massacre, renoncera à vivre avec eux et finira par prouver son innocence, et pour le coup du trésor, et pour celui du père Grant (en 10 albums les gars !!!).

Au-delà du suspens et de l’intensité dramatique que les auteurs entretiennent diaboliquement dans cette épopée, c’est le discours sur le poids que le fardeau de l’Histoire fait peser sur les épaules de certains acteurs privilégiés qui rend les aventures de Blueberry singulièrement attachantes. Fils et Père de l’Histoire, Blueberry croit d’un côté à un certain nombre de valeurs, qu’il sait d’autre part condamnées à être mises à mal sinon à disparaître, face au rouleau compresseur qu’est la naissance d’une nation conquérante. La violence faite à ces valeurs, il la sait inexorable et il va tout simplement tacher de la rendre plus douce, voir de la canaliser, plutôt que de s’y opposer sans espoir. Il sait ainsi que les Indiens et leurs communautés finiront par être écrasés par la logique de l’Histoire, et il fera tout pour que non seulement les colons sûrs de leur toute puissance laissent mourir en paix une culture millénaire, mais aussi que les plus écorchés des indiens ne hâtent leur propre fin par des massacres gratuits (ne le sont-ils tous pas ?). C’est pourquoi, on voit Blueberry – et parfois dans le même album – se trouver tour à tour de chaque côté de la barrière, suivant les exigences que non seulement sa morale mais aussi sa perception historique lui imposent.

Ce mariage plutôt réussi de morale et de pragmatisme historique donne à Blueberry une densité humaine qui est pour beaucoup dans l’attachement que le lecteur lui porte. Loin des figures mythiques de l’Ouest, dont l’énergie associée à la bonne foi simpliste faisait les héraults invonlontaires de la destinée d’une nation, Blueberry est de ces hommes qui ne résigneront jamais à fermer les yeux sur les injustices qu’engendre inéxorablement l’Histoire, sans tenter d’en contrôler un tant soit peu le cours. Son nez est cassé mais son jugement est droit. Hugh !

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BDelirium Tremens

ou « Insee rien, mais il dira tout »

La Bande-dessinée c’est …. super !

Comment çà, c’est super ? Après tous ces articles que je me tue à écrire à la lueur d’une bougie mourante, c’est tout ce que vous trouvez à dire sur un sujet qui mérite, et de loin, de figurer au bac ! Mais un sujet comme celui-là, Monsieur, c’est une montagne qui ne peut et ne doit pas engendrer des avis de la taille d’une souris. Tournons nous vers la rue, lieu de l’ultime vérité en ces temps statistiques, et interrogeons en les porteurs inconscients, riches en leurs diversité.

le Collectionneur : La BD c’est ma passion ! J’en ai plus de 12000 chez moi ! Des premières éditions de « Tintin chez les Soviets » jusqu’à l’intégrale de « Roudoudou et Marisette chez les Grozibous » en Bantou, je les ai tous ! C’est moi l’heureux propriétaire du fameux morceau du mur de Berlin sur lequel Jean Frappat avait organisé son dernier Tac-o-Tac avec toute l’équipe de Charlie-Hebdo. Tout mon fric y passe, j’en ai amassé pour une fortune ! Ils sont rangés et classés dans une pièce à l’épreuve du feu ! Comment ? les lire !?! Non mais t’es fou non ! Ca les abimerait !!!!

l’Intellectuel : La Bande Dessinée est dans son rapport sémiotique à l’autre doublement cryptique. Car l’autre c’est autant le lecteur que le lu lui-même, dans ces personnages qui ne s’animent que caressés du regard signifiant du lecteur. L’auteur n’est alors qu’un entremetteur du sens pervers, où le plan (de la page) tente de se faire plan (de communication) et où, malgré les stéréotypes du genre, tente de s’exprimer, dans ses aplats qui miment le volume, la prométhéenne tentative de faire émerger l’En-Soi des ses représentations chétives.

l’A côté de la plaque : Ah ouais la BD ! Oui, j’connais ! Des fois je pique les illustrés de mon fils ! Ce que je préfère c’est les histoires du groom là, euh, Tintin … et son hamster, Snoopy, ouais c’est ça ! Et les machins là avec leurs bonnets blancs, les schproutz ! Ah ce qu’y me font marrer ! Tu parles si je connais !

le Pirandellien : La bande dessinée est un théâtre de marionnettes. Et qui, croyez vous, en est le Stromboli et le véritable maître ? Les histoires surgiraient de la rencontre heureuse d’une feuille de Canson et d’un peu d’encre de Chine, pensez-vous ? C’est effectivement de cette illusion que se nourrit l’auteur de nos aventures, nous les personnages, comme vous dites d’un trait. Bien au contraire, c’est nous qui guidons la plume de l’artiste sur les vierges territoires de papier. Nous qui attendons, invisibles dans la blancheur, qu’un mégalomane convaincu de dominer le monde parce qu’il en trace les représentations, nous habille d’un peu de noir, qui devient alors pour nous la couleur de la vie.

L’Erudit : Après 35 ans de recherche fastidieuses, je peux enfin le révéler : tout a commencé en 1907 (Juillet) dans un quotidien de Nouvelle-Angleterre. Le directeur du journal, un original, avait embauché le seul analphabète du quartier, un dénommé Doug Mc Flynn, comme éditorialiste, grâce auquel il espérait donner un ton nouveau à ses éditions du soir. « Puisqu’il ne sait pas écrire, qu’il dessine donc » s’était-il écrié en ce soir historique. Il semble donc que loin de mener à l’analphabétisme, la BD en vienne, tout simplement.

 

Le Technicien : La BD ? Tout se joue aujourd’hui dans le choix des pinceaux et des plumes. Mon conseil sans hésiter ? Du Duplummeau en poil de rat castrat du Canada pour les pinceaux et des Yotsonoro d’acier trempé dans la chair de veau nourri à la bière modèle 34 à 67 pour les plumes. En ce qui concerne l’encre de Chine, mon choix va directement sur la marque « By Foot« , à base de salive exoderme de seiches de l’océan indien. Et Pour les histoires dites-vous ? Aucun intérêt mon vieux !

Psychanalytique : La Bande dessinée ? Cela se lit comme un rêve non ? Tout ces personnages prisonniers de leurs cases (les ukases de l’auteur) ne sont-ils pas les interprètes d’un drame qui se joue en dehors de la page, chez les lecteur qui s’abandonnent (comme les amants le font) à l’identification fictionnesque ? Ces bandes dessinées ne sont-elles pas d’abord ces « bans de destinées » rêvées que se prêtent les acteurs de la situation, lecteurs et auteurs réunis dans une rassurante famille de papier ? Et ces acteurs-auteurs ne sont-ils pas finalement à la recherche d’un souffle libérateur que seules semblent leur apporter ces fameuses bulles, défiant elles-aussi  la pesanteur (pourquoi elles-aussi), et portant miraculeusement en leur sein le début et la fin de tous nos problèmes : le Langage.

La Concierge : la BD ?!? Non mais soyez poli ! …. Comment c’est pas un gros mot ? Ah la Bande dessinée !! Oui, oui, oui … Les pti’ mickés là avec des bulles partout que je sais jamais dans quelle sens ça se lit comme celles que le fils du cinquième achète avec les sous des commissions mais vous pensez bien que j’avais bien vu son petit manège mais que sa mère elle voit rien. Y paraîtrait que ça leur tuerai l’intellect ces BD comme vous dites. Enfin, comme je dis toujours, vaut mieux qu’y lisent ces imbécillités plutôt que de coincer la bulle.

Le Politique : La Bande-Dessinée, comme le rock, a aujourd’hui acquis droit de cité dans la cité. Et je me félicite que mon parti ait toujours su appuyer, dans les usines, les communes, les villes et les régions tous les efforts en vue de la diffusion de ce média moderne. Je voudrais simplement mettre en garde nos jeunes, et vous me permettrez d’utiliser à cette fin la tribune que vous mettez à ma disposition, de ne pas laisser de côté le livre, qui est la brique de notre civilisation, le porteur de nos valeurs et idéaux. Je me  permettrai donc de leur rappeler que Brayard Editeur vient juste de publier mon dernier essai politique intitulé : « le temps des queues de cerises« , en vente dans toutes les épiceries.

L’amateur : La bande dessinée ? C’est super…..

Bon, Euh ….Et bien, il semble que l’on ait fait le tour de la question. Mais que je ne vous y reprenne pas à dire des banalités.

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Blake, Mortimer et Olrik

ou « Je Dois, Je Sais, Je Veux »

Je vous parle d’un temps où la bande-dessinée portait le nom infamant d' »illustré », où en lire relevait du pur et simple péché de paresse intellectuelle, où seul Mr Hergé et son aimable personnage à la mèche rebelle (non, pas Fantasio !) trouvait grâce (et encore, rien que le Jeudi, mon petit) aux yeux de parents prompts à protéger l’espace culturel de leurs enfants. Je vous parle d’un temps où les marchands n’avaient pas encore envahi le Temple du 9ème Art, vendant au poids des images médiocres assaisonnées de scénarios sans substance, d’un temps donc, où l’esprit de l’esthète, n’était pas encore submergé de produits indifférenciés, sans plus pouvoir alors distinguer le beau du bof, l’Oeuvre de la publication, l’éternel de l’anodin qui trépasse. Je vous parle d’un temps où la simple vue de ces albums mythiques, au dos recouverts de losanges jaunes et verts, faisait frissonner d’un plaisir anticipé les adolescents en mal d’épopées et de frayeur, amateurs de longs récits majestueux comme des cathédrales gothiques, fanatiques des aventures de Blake et Mortimer.

Née après la IIème Guerre Mondiale, les Aventures de Blake et Mortimer, issues de l’imagination foisonnante et torturée d’Edgar Pierre JACOBS, ont brutalement fini leurs jours un soir de Février 1987, dans une solitude angoissée, près de Waterloo. Au même titre que Hergé, son frère ennemi, son censeur, Edgar P.JACOBS a engendré un mythe, et ce en ne produisant cependant qu’un très petit nombre d’albums puisqu’en 40 ans, seuls 10 albums verront le jour. Mais à travers ces 10 albums, c’est un monde consistant que va construire E.P.JACOBS, une cosmologie du mystère, où les forces du Bien et du Mal s’affronteront, au travers de la trinité Blake, Mortimer et Olrik, sans que leur auteur, spectateur troublé de sa propre oeuvre, ne puisse distinguer clairement qui est Ange ou Démon.

Le Capitaine BLAKE est un officier de Sa Très Gracieuse Majesté, membre de l’Intelligence Service. Son flegme est aussi impeccablement british que son trenchcoat est sans pli. Pour qui pourrait encore douter de sa nationalité, une petite et discrète moustache en apporte alors la preuve finale. Discret mais efficace, il est le représentant de l’Ordre. Rassurant, solide, il est le symbole de sa pérennité.

Citoyen britannique tout comme son camarade Blake, Mortimer est un savant de très grande classe. De forte stature, roux, le visage encadré d’un collier de barbe bien taillé, c’est aussi une force de la nature. Il sait aussi bien faire travailler ces poings que sa tête, où table de logarithme et Ju-Ji-Tsu font bon ménage et participent au cocktail de cette personnalité détonnante. Il est lui, le représentant du Savoir, de la lumière qui avance et qui consolide.

Comme l’indique le titre de la série, Blake et Mortimer sont a priori les héros de ces aventures. Ce sont eux que le lecteur va suivre, pour eux qu’il va trembler ou se réjouir. Bien qu’occupant la tête d’affiche, le Capitaine BLAKE va pourtant vite se trouver relégué au second plan, laissant la place à la très forte individualité de Mortimer. C’en est tellement vrai que 4 albums ne le verront intervenir que très épisodiquement, laissant Mortimer à lui tout seul assurer le spectacle.

 

Mais c’est sans compter sans la véritable vedette de la série, personnalité trouble et complexe, ambivalente, insaisissable, élégante, sans scrupule : j’ai nommé le Colonel OLRIK.  Présent dans 9 albums sur 10, OLRIK est l’ennemi personnel de Blake et Mortimer. Plus que cela, il est l’ennemi des valeurs et du camp politique que défendent nos héros. Traître à son camp, il est le Félon, l’Ange Déchu qui va systématiquement se retrouver face à la morale et au système occidental qu’incarnent nos amis. Mais il est aussi, l’individu, l’homme libre qui refuse toute compromission quitte à se perdre dans l’ivresse du Mal.

Il apparait comme tel dès le Secret de l’Espadon, aux côtés des armées d’un dictateur asiatique qui décident de faire déferler ses troupes sur un monde qui sort pourtant d’en prendre. Très daté, l’album est pourtant presque visionnaire qui nous donne à voir des scènes de guerre où le ciel d’Afghanistan est strié d’avions à réaction frappé d’une étoile rouge et familière, poursuivant de leurs tirs meurtriers, des résistant enturbannés.

Mais c’est dans la Marque Jaune que le mythe prend toute sa dimension. Dans un Londres brumeux et inquiétant à souhait, une étrange créature aux pouvoir surnaturels nargue la police et commet cambriolages et kidnapping, en les signant d’une marque Jaune, ayant la forme du Mu grec (J’ai toujours pensé quant à moi, que cette marque, symbole du Mal Absolu et Incontrôlable, ressemblait furieusement à une Faucille stylisée). Cette créature de la nuit n’est autre qu’Olrik, cobaye humain aux ordres d’un savant fou (non, ce n’est pas un pléonasme) qui à le pouvoir de le manipuler à distance. Habillé de noir, la poitrine marquée du signe fatidique, et naviguant dans des décors souterrains et grandioses, OLRIK est presque explicitement l’incarnation du Diable. Invincible, il se joue des éléments et des hommes, et fait preuve d’une volonté de puissance décuplée.

L’attrait du lecteur est alors trouble. Car l’aventure, c’est OLRIK qui l’engendre, lui qui nie et brise l’ordre, l’acquis, le connu. Lui qui provoque le Monde en le contredisant. Sans OLRIK, nos deux compères se contenteraient de siroter leur whisky dans un sinistre club, où entre gentlemen, on parlerait sans hausser le ton des grandeur passées et désuettes de l’Empire.

Cet attrait, le lecteur y succombe parce que E.P.JACOBS lui-même y avait succombé avant lui. De son aveu même, Olrik est sans conteste son double de papier, son imaginaire bras armé, à travers lequel tout le ressentiment, voire le mépris qu’il éprouve pour cette société va pouvoir s’exprimer. E.P.JACOBS, à l’inverse d’un Hergé reconnu internationalement et qui pratiquait l’autocensure, a du affronter beaucoup de problèmes en tant qu’auteur de BD. Ses histoires ont à l’époque souvent été jugées violentes et traumatisantes. Le climat des récits autant que certaines images choc ont été critiquées sinon censurées. Certains albums (le Piège Diabolique) ont même été interdits de diffusion en France pendant plusieurs années.

Cette Oeuvre au noir est donc née dans la souffrance. Un sorcier misanthrope a engendré 3 homoncules de papier et d’encre de Chine, dont les batailles incessantes ont déjà enchantés 2 générations. Facettes finalement complices de la personnalité de leur auteur, Blake, Mortimer et Olrik ne sont au bout du compte que les avatars de principes primaires qui nous animent tous : l’Action , la Connaissance, et le Pouvoir.

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Ricky, Lucien, Gilou et les Autres

ou « Sous le Cuir, le Coeur »

Souvenez vous. C’était dans la charmante ville de A… ou se tient annuellement un salon consacré à la BD. Monsieur Jack L.., alors Ministre de la Culture, du Bicentenaire et du Quand-dira-t-on laveur, et qui portait pour l’occasion un magnifique perfecto rose, dessiné par Jean-Paul Gaultier, des Santiag en croco Fuschia de chez Winston, et des chaînes (plaquées or seulement) de chez Cartier, délivrait à une audience curieuse et intéressée le message suivant : « En vérité, je vous le dis, le Rock et la Bande-Dessinée sont les Castor et Pollux d’une Mythologie Moderne, enfants naturels de la croissance industrielle et de son mal de vivre, de la récession et  de son très mal de vivre aussi« . (Y parle vachte bien, Jack LLL , hein !?!).

Et qui, mieux que Franck MARGERIN, cet Emile Zola moderne, aura dépeint avec autant d’humour, sinon de véracité, l’univers de ces rockers de banlieues, ces héros de la zone au coeur pur , qui portent le blouson comme une second peau, et dont les mésaventures, qui s’enracinent pourtant dans un quotidien crédible, nous font rire simplement, sans nous effrayer.

C’est dans les pages du très novateur METAL HURLANT que paraissent, à la fin des années 70, les premières planches de la Saga des banlieues pas tristes. Tout en rondeur, le graphisme de celui que les critiques n’ont pas hésité à appeler le Léonard de Belleville, aguiche le regard, et rehaussées de couleurs vives bien maîtrisées, l’oeuvre a une indéniable cohérence. Découpés en histoires de longueur variant d’une à plusieurs dizaine de pages, ces albums syncopés s’avalent d’un trait, comme une Tequila Rapido. Foisonnant de détails, dotées de plusieurs niveaux de lecture (attention la marche), les cases regorgent d’histoires secondaires et le plus souvent absurdes, en marge de celle que l’auteur nous conte. A ce titre, le style de Franck MARGERIN nous renvoie à la furieuse école de MAD, qui a fait du nonsense son credo, où plus près de nous à GOTLIB.

Mais, l’univers de Franck MARGERIN, ce sont d’abord des personnages, attachants et typés, caricatures tendres et presque exhaustives de toute la faune urbaine que notre société a engendrée.

Ricky banlieue, par exemple, est un grand costaud à la mèche rebelle (je vois assez bien Gérard DEPARDIEU dans le rôle d’ailleurs), qui vaque à de petits boulots alimentaires pour survivre, mais dont la vie est ailleurs, parmi les copains et son groupe de rock « les Riverains« . Mise à part une participation écourtée sous la pluie dans la commune sinistrée de Gazoil/Mer sur la côte bretonne à l’occasion des « Jeux de Vingt heures« , son groupe est d’ailleurs toujours à la poursuite de la prestation qui le fera enfin connaître au grand public.

Gilou, blond, les cheveux plus long que ses camarades mais partageant le même trip (de Caen), des lunettes noires sempiternellement juchées sur le nez (et où voudriez donc qu’elles fussent ?) est un fou de mécanique. Et en dehors de son emploi de mécano, il passe ses journées à peaufiner la customization de sa « Dauphine » dans son garage. Il a d’ailleurs dotée son terrible engin d’un train arrière tellement large que le petit bijou de voiture ne peut pas sortir de son écrin.

 

Membre aberrant de la ménagerie, NANARD, n’est pas un rocker mais un Baba ! Cheveux longs (raie au milieu d’origine), barbu, manteau afghan, Tongs et petites lunettes rondes métalliques, il sentirait sûrement le Patchouli si les techniques d’impression le permettaient. Amateur en vrac, de macrobio, d’élevage de chèvre, de crottin du même métal, de solos de Bongo, il tentera d’initier ses camarades aux valeurs cool du retour à la nature. Il est certain d’ailleurs que toute la bande le préfère parmi ses chèvres qu’au milieu d’un concert destroy, où il détonne un peu (surtout quand il bombarde malencontreusement le Chef des Hell’s de Malakoff avec du crottin maison) !

LUCIEN enfin, est le rocker type : Perfecto de cuir clouté, Jeans et Santiag, il est doté d’un Banane phénoménale, ronde et lustrée à souhait, large et longue comme un ressort de matelas, et qui surplombe son auguste visage comme la figure de proue d’un vaisseau urbain. Cette banane est la marque caractéristique de Lucien. Plus qu’une simple sculpture capillaire, elle est presque un organe. Et quand Lucien sort légèrement amoché d’une baston, la banane elle aussi à droit à la bande Velpo !

Ces personnages sympathiques, tous issus de milieux modestes, sont donc le noyau du petit monde de Franck MARGERIN. Ce milieu du rock quotidien, de la zone ensoleillée, de la fraternité motarde, est suffisamment riche et vivant pour que mille anecdotes, certainement puisées à la source, animent cette oeuvre sautillante. Leur rencontres, leurs espoirs, leurs combines, leurs galères, leur amitiés, leurs amours enfin, sont autant de thèmes simples (mais les belles histoires sont toujours simples) que l’auteur va exploiter avec astuce, en les combinant.

Loin d’être une BD réaliste sur les banlieues modernes, l’oeuvre de Franck MARGERIN est au contraire une sorte d’hommage nostalgique à un age d’or, celui des années 60. Même si beaucoup de détails nous rappellent que le discours est moderne (y avait pas de Punk ni de Skin Heads dans nos villages à cette époque, si tu veux …), l’Univers et Lucien et de ses petits camarades est en pleine dérive temporelle schizophrénique (non çà fait pas mal). Des lambeaux d’années soixante viennent alors hanter, jusqu’à s’imposer, nos années de crises. Ainsi, le rock que Ricky et ses Riverains jouent, c’est bien celui des Chaussettes Noires et des Chats Sauvages (« Est-ce que tu le sais ? »). Les voitures, celles qu’ils achètent, comme celles qui roulent dans les rues, sont des Dauphines, des 4cv ou des Ami 6.

Nos rockers sont donc sympathiques, parce qu’ils sont anachroniquement les enfants des « Trente Glorieuses« , de ces années de croissance continue, où le chômage n’existait pas, et où chacun à sa manière pouvait accéder à sa part de bonheur. Leur Rockattitude est positive parce qu’elle est plus un phénomène d’accompagnement de la croissance, que le rejet d’un système qui marginalise les improductifs. C’est à ce titre que l’oeuvre est finalement très datée, et que l’univers de Franck MARGERIN n’est en ce sens pas réaliste. Mais comme l’intention de l’auteur n’est pas celle de l’analyse critique, mais bien celle de la dérision tendre, personne ne songera un seul instant à lui chercher des crosses ( Y a pas intérêt d’ailleurs, car notre auteur pratique la Savate).

Espérons finalement qu’avant la fin de ce siècle, une certaine idée du bonheur, qui s’exprime dans les aventures anachroniques de Ricky, Lucien et les Autres, ne rattrape enfin notre époque, et transforme l’art nostalgique de Franck MARGERIN en une simple vision anticipatrice. O Yeah !

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