Blueberry

ou « Lieutenant En Emporte le Vent »

Si je vous dis : un Lieutenant de l’armée des Etats-Unis perdu dans un fort retranché au fin fond du Far West, peu de temps après la fin de la Guerre de Sécession, qui fait ami-ami avec les Indiens du coin jusqu’à devenir un des leurs. Si je vous dis encore : une histoire, qui dis-je une histoire, une épopée qui se déguste lentement, en faisant durer son plaisir, confortablement assis dans son fauteuil. Et si je rajoute : des paysages grandioses, des morceaux de bravoures, des drames, des joies et du sang – bref l’accouchement de l’Amérique en direct, que finissez vous par me répondre inmanquablement et tous en coeur ? Allez-y, je vous écoute ? Kevin Costner dans le beau film « Danse avec les Loups » M’sieur !!! Et vous avez tous faux !!! Ce qui fait que non seulement vous ne reviendrez pas en deuxième semaine, mais qu’en plus vous allez me faire le plaisir (c’est vrai que c’en est un) de me lire les paragraphes suivants, ce qui vous évitera de passer pour un(e) deumeuré(e) le jour où vous tomberez sur la question en jouant au Trivial Pursuit !

La réponse est donc : Lieutenant Blueberry, une des plus prestigieuse et mythique série de Bande-Dessinée de l’après guerre (enfin de la deuxième quoi). Imaginée par le pointilleux et prolifique CHARLIER pour les scénarios, elle est magistralement mise en image par un GIRAUD, pour qui elle a réellement été le tremplin vers la célébrité. Quoique francophone et mythique, cette série doit cependant être paradoxalement la plus réaliste des bande-dessinée jamais réalisées sur le Far-West. Loin des tics Hollywoodiens ou Panzaniens, la rigueur et la complexité de scénarios et des personnages, enracinés dans l’histoire de l’ouest comme dans son quotidien, associée à la précision graphique des paysages et des portraits donnent une épaisseur à laquelle peu d’oeuvres peuvent prétendre aujourd’hui.

Cette épaisseur, la série la doit aussi au fait que la plupart des aventures du héros au nez cassés’étalent sur plusieurs albums. Ainsi, et alors que 22 albums ont été produits par notre fameux couple, ceux-ci ne nous comptent à travers eux que 6 histoires seulement ! La dernière à elle toute seule n’en nécessitant pas moins de 10 ! Loin d’être dilués et anémiques, les scénarios sont au contraire des véritables tresses dramatiques, où des personnages forts et crédibles s’affrontent dans des drames où les conflit d’intérêts personnels tutoyent l’Histoire.

L’Histoire, le Lieutenant Blueberry en est à la fois le Fils et le Père. Sudiste, et de son vrai nom Mike S. Donovan, il est accusé d’un meurtre qu’il n’a pas commis. Et ce fils de bonne famille doit alors fuir sa Géorgie Natale pour éviter la pendaison. Il ne devra son salut qu’à son enrôlement chez les Yankees. Là, son indépendance d’esprit, son goût du jeu et de la provocation, son indiscipline mais aussi son adhesion indéfectible à des valeurs de justice (que des pléonasmes quoi) lui valent d’être envoyé aux limites des terres conquises, à Fort Navajo. Face aux fauteurs de guerre de tous bord (blanc comme rouge) Il empêchera la naissance d’une nouvelle guerre indienne (4 albums).

Après un court remake de Rio Bravo (1 album), notre cher Myrtille est chargé de la surveillance du grand chantier de la ligne de fer transcontinentale pour le compte d’une des sociétés contractantes.  Il s’opposera alors aux agissements de criminels qui utilisent les indiens pour contrer les troupes du chemins de fer. Négociateur d’une trève avec les cheyennes qui connaissaient sa droiture, il voit celle-ci bafouée par un général bouffeur de rouge (allusion à peine voilée à un général Custer de triste mémoire). Il sauvera pourtant ce dernier de la mort dont il était assurée, lui et ses hommes (4 Albums).

Après l’intermède de « La Mine de l’allemand Perdu » où il sera le spectateur halluciné d’une vengeance démente dans le cadre magique de la Mesa del Diablo, cité-pueblo fantôme sertie dans une falaise (2 albums), Blueberry va vivre la plus grande et la plus forte de ces aventures, celle de tous les dangers comme de toutes les injustices, celles des quiproquos et des retournement de situations, celles des traitrises.

Secrètement chargé par le Gouvernement des Etats-Unis de retrouver le fabuleux trésor des confédérés, Blueberry va être pris entre les feux croisés d’une aventurière (la belle Chihuahua Pearl !), des troupes mexicaines, d’une bande de renégats sudistes et d’un  petit potentat local. Il finira par être accusé d’avoir volé ce trèsor, sera dégradé et emprisonné. Décidé à prouver son innocence, il s’évadera, sauvera le président Grant d’un attentat, mais en sera accusé (il a pas de bol quand même). Il tentera alors de trouver la paix auprès de Cochise, dont il est le plus proche conseiller , et prétendant à la main de sa fille (dans la culotte du …. mais qu’est-ce que je raconte moi ???). Mais la destinée comme les chasseurs de prime iront inéxorablement à sa rencontre. Encore une fois, Blueberry sauvera les Indiens du massacre, renoncera à vivre avec eux et finira par prouver son innocence, et pour le coup du trésor, et pour celui du père Grant (en 10 albums les gars !!!).

Au-delà du suspens et de l’intensité dramatique que les auteurs entretiennent diaboliquement dans cette épopée, c’est le discours sur le poids que le fardeau de l’Histoire fait peser sur les épaules de certains acteurs privilégiés qui rend les aventures de Blueberry singulièrement attachantes. Fils et Père de l’Histoire, Blueberry croit d’un côté à un certain nombre de valeurs, qu’il sait d’autre part condamnées à être mises à mal sinon à disparaître, face au rouleau compresseur qu’est la naissance d’une nation conquérante. La violence faite à ces valeurs, il la sait inexorable et il va tout simplement tacher de la rendre plus douce, voir de la canaliser, plutôt que de s’y opposer sans espoir. Il sait ainsi que les Indiens et leurs communautés finiront par être écrasés par la logique de l’Histoire, et il fera tout pour que non seulement les colons sûrs de leur toute puissance laissent mourir en paix une culture millénaire, mais aussi que les plus écorchés des indiens ne hâtent leur propre fin par des massacres gratuits (ne le sont-ils tous pas ?). C’est pourquoi, on voit Blueberry – et parfois dans le même album – se trouver tour à tour de chaque côté de la barrière, suivant les exigences que non seulement sa morale mais aussi sa perception historique lui imposent.

Ce mariage plutôt réussi de morale et de pragmatisme historique donne à Blueberry une densité humaine qui est pour beaucoup dans l’attachement que le lecteur lui porte. Loin des figures mythiques de l’Ouest, dont l’énergie associée à la bonne foi simpliste faisait les héraults invonlontaires de la destinée d’une nation, Blueberry est de ces hommes qui ne résigneront jamais à fermer les yeux sur les injustices qu’engendre inéxorablement l’Histoire, sans tenter d’en contrôler un tant soit peu le cours. Son nez est cassé mais son jugement est droit. Hugh !

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BDelirium Tremens

ou « Insee rien, mais il dira tout »

La Bande-dessinée c’est …. super !

Comment çà, c’est super ? Après tous ces articles que je me tue à écrire à la lueur d’une bougie mourante, c’est tout ce que vous trouvez à dire sur un sujet qui mérite, et de loin, de figurer au bac ! Mais un sujet comme celui-là, Monsieur, c’est une montagne qui ne peut et ne doit pas engendrer des avis de la taille d’une souris. Tournons nous vers la rue, lieu de l’ultime vérité en ces temps statistiques, et interrogeons en les porteurs inconscients, riches en leurs diversité.

le Collectionneur : La BD c’est ma passion ! J’en ai plus de 12000 chez moi ! Des premières éditions de « Tintin chez les Soviets » jusqu’à l’intégrale de « Roudoudou et Marisette chez les Grozibous » en Bantou, je les ai tous ! C’est moi l’heureux propriétaire du fameux morceau du mur de Berlin sur lequel Jean Frappat avait organisé son dernier Tac-o-Tac avec toute l’équipe de Charlie-Hebdo. Tout mon fric y passe, j’en ai amassé pour une fortune ! Ils sont rangés et classés dans une pièce à l’épreuve du feu ! Comment ? les lire !?! Non mais t’es fou non ! Ca les abimerait !!!!

l’Intellectuel : La Bande Dessinée est dans son rapport sémiotique à l’autre doublement cryptique. Car l’autre c’est autant le lecteur que le lu lui-même, dans ces personnages qui ne s’animent que caressés du regard signifiant du lecteur. L’auteur n’est alors qu’un entremetteur du sens pervers, où le plan (de la page) tente de se faire plan (de communication) et où, malgré les stéréotypes du genre, tente de s’exprimer, dans ses aplats qui miment le volume, la prométhéenne tentative de faire émerger l’En-Soi des ses représentations chétives.

l’A côté de la plaque : Ah ouais la BD ! Oui, j’connais ! Des fois je pique les illustrés de mon fils ! Ce que je préfère c’est les histoires du groom là, euh, Tintin … et son hamster, Snoopy, ouais c’est ça ! Et les machins là avec leurs bonnets blancs, les schproutz ! Ah ce qu’y me font marrer ! Tu parles si je connais !

le Pirandellien : La bande dessinée est un théâtre de marionnettes. Et qui, croyez vous, en est le Stromboli et le véritable maître ? Les histoires surgiraient de la rencontre heureuse d’une feuille de Canson et d’un peu d’encre de Chine, pensez-vous ? C’est effectivement de cette illusion que se nourrit l’auteur de nos aventures, nous les personnages, comme vous dites d’un trait. Bien au contraire, c’est nous qui guidons la plume de l’artiste sur les vierges territoires de papier. Nous qui attendons, invisibles dans la blancheur, qu’un mégalomane convaincu de dominer le monde parce qu’il en trace les représentations, nous habille d’un peu de noir, qui devient alors pour nous la couleur de la vie.

L’Erudit : Après 35 ans de recherche fastidieuses, je peux enfin le révéler : tout a commencé en 1907 (Juillet) dans un quotidien de Nouvelle-Angleterre. Le directeur du journal, un original, avait embauché le seul analphabète du quartier, un dénommé Doug Mc Flynn, comme éditorialiste, grâce auquel il espérait donner un ton nouveau à ses éditions du soir. « Puisqu’il ne sait pas écrire, qu’il dessine donc » s’était-il écrié en ce soir historique. Il semble donc que loin de mener à l’analphabétisme, la BD en vienne, tout simplement.

 

Le Technicien : La BD ? Tout se joue aujourd’hui dans le choix des pinceaux et des plumes. Mon conseil sans hésiter ? Du Duplummeau en poil de rat castrat du Canada pour les pinceaux et des Yotsonoro d’acier trempé dans la chair de veau nourri à la bière modèle 34 à 67 pour les plumes. En ce qui concerne l’encre de Chine, mon choix va directement sur la marque « By Foot« , à base de salive exoderme de seiches de l’océan indien. Et Pour les histoires dites-vous ? Aucun intérêt mon vieux !

Psychanalytique : La Bande dessinée ? Cela se lit comme un rêve non ? Tout ces personnages prisonniers de leurs cases (les ukases de l’auteur) ne sont-ils pas les interprètes d’un drame qui se joue en dehors de la page, chez les lecteur qui s’abandonnent (comme les amants le font) à l’identification fictionnesque ? Ces bandes dessinées ne sont-elles pas d’abord ces « bans de destinées » rêvées que se prêtent les acteurs de la situation, lecteurs et auteurs réunis dans une rassurante famille de papier ? Et ces acteurs-auteurs ne sont-ils pas finalement à la recherche d’un souffle libérateur que seules semblent leur apporter ces fameuses bulles, défiant elles-aussi  la pesanteur (pourquoi elles-aussi), et portant miraculeusement en leur sein le début et la fin de tous nos problèmes : le Langage.

La Concierge : la BD ?!? Non mais soyez poli ! …. Comment c’est pas un gros mot ? Ah la Bande dessinée !! Oui, oui, oui … Les pti’ mickés là avec des bulles partout que je sais jamais dans quelle sens ça se lit comme celles que le fils du cinquième achète avec les sous des commissions mais vous pensez bien que j’avais bien vu son petit manège mais que sa mère elle voit rien. Y paraîtrait que ça leur tuerai l’intellect ces BD comme vous dites. Enfin, comme je dis toujours, vaut mieux qu’y lisent ces imbécillités plutôt que de coincer la bulle.

Le Politique : La Bande-Dessinée, comme le rock, a aujourd’hui acquis droit de cité dans la cité. Et je me félicite que mon parti ait toujours su appuyer, dans les usines, les communes, les villes et les régions tous les efforts en vue de la diffusion de ce média moderne. Je voudrais simplement mettre en garde nos jeunes, et vous me permettrez d’utiliser à cette fin la tribune que vous mettez à ma disposition, de ne pas laisser de côté le livre, qui est la brique de notre civilisation, le porteur de nos valeurs et idéaux. Je me  permettrai donc de leur rappeler que Brayard Editeur vient juste de publier mon dernier essai politique intitulé : « le temps des queues de cerises« , en vente dans toutes les épiceries.

L’amateur : La bande dessinée ? C’est super…..

Bon, Euh ….Et bien, il semble que l’on ait fait le tour de la question. Mais que je ne vous y reprenne pas à dire des banalités.

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Blake, Mortimer et Olrik

ou « Je Dois, Je Sais, Je Veux »

Je vous parle d’un temps où la bande-dessinée portait le nom infamant d' »illustré », où en lire relevait du pur et simple péché de paresse intellectuelle, où seul Mr Hergé et son aimable personnage à la mèche rebelle (non, pas Fantasio !) trouvait grâce (et encore, rien que le Jeudi, mon petit) aux yeux de parents prompts à protéger l’espace culturel de leurs enfants. Je vous parle d’un temps où les marchands n’avaient pas encore envahi le Temple du 9ème Art, vendant au poids des images médiocres assaisonnées de scénarios sans substance, d’un temps donc, où l’esprit de l’esthète, n’était pas encore submergé de produits indifférenciés, sans plus pouvoir alors distinguer le beau du bof, l’Oeuvre de la publication, l’éternel de l’anodin qui trépasse. Je vous parle d’un temps où la simple vue de ces albums mythiques, au dos recouverts de losanges jaunes et verts, faisait frissonner d’un plaisir anticipé les adolescents en mal d’épopées et de frayeur, amateurs de longs récits majestueux comme des cathédrales gothiques, fanatiques des aventures de Blake et Mortimer.

Née après la IIème Guerre Mondiale, les Aventures de Blake et Mortimer, issues de l’imagination foisonnante et torturée d’Edgar Pierre JACOBS, ont brutalement fini leurs jours un soir de Février 1987, dans une solitude angoissée, près de Waterloo. Au même titre que Hergé, son frère ennemi, son censeur, Edgar P.JACOBS a engendré un mythe, et ce en ne produisant cependant qu’un très petit nombre d’albums puisqu’en 40 ans, seuls 10 albums verront le jour. Mais à travers ces 10 albums, c’est un monde consistant que va construire E.P.JACOBS, une cosmologie du mystère, où les forces du Bien et du Mal s’affronteront, au travers de la trinité Blake, Mortimer et Olrik, sans que leur auteur, spectateur troublé de sa propre oeuvre, ne puisse distinguer clairement qui est Ange ou Démon.

Le Capitaine BLAKE est un officier de Sa Très Gracieuse Majesté, membre de l’Intelligence Service. Son flegme est aussi impeccablement british que son trenchcoat est sans pli. Pour qui pourrait encore douter de sa nationalité, une petite et discrète moustache en apporte alors la preuve finale. Discret mais efficace, il est le représentant de l’Ordre. Rassurant, solide, il est le symbole de sa pérennité.

Citoyen britannique tout comme son camarade Blake, Mortimer est un savant de très grande classe. De forte stature, roux, le visage encadré d’un collier de barbe bien taillé, c’est aussi une force de la nature. Il sait aussi bien faire travailler ces poings que sa tête, où table de logarithme et Ju-Ji-Tsu font bon ménage et participent au cocktail de cette personnalité détonnante. Il est lui, le représentant du Savoir, de la lumière qui avance et qui consolide.

Comme l’indique le titre de la série, Blake et Mortimer sont a priori les héros de ces aventures. Ce sont eux que le lecteur va suivre, pour eux qu’il va trembler ou se réjouir. Bien qu’occupant la tête d’affiche, le Capitaine BLAKE va pourtant vite se trouver relégué au second plan, laissant la place à la très forte individualité de Mortimer. C’en est tellement vrai que 4 albums ne le verront intervenir que très épisodiquement, laissant Mortimer à lui tout seul assurer le spectacle.

 

Mais c’est sans compter sans la véritable vedette de la série, personnalité trouble et complexe, ambivalente, insaisissable, élégante, sans scrupule : j’ai nommé le Colonel OLRIK.  Présent dans 9 albums sur 10, OLRIK est l’ennemi personnel de Blake et Mortimer. Plus que cela, il est l’ennemi des valeurs et du camp politique que défendent nos héros. Traître à son camp, il est le Félon, l’Ange Déchu qui va systématiquement se retrouver face à la morale et au système occidental qu’incarnent nos amis. Mais il est aussi, l’individu, l’homme libre qui refuse toute compromission quitte à se perdre dans l’ivresse du Mal.

Il apparait comme tel dès le Secret de l’Espadon, aux côtés des armées d’un dictateur asiatique qui décident de faire déferler ses troupes sur un monde qui sort pourtant d’en prendre. Très daté, l’album est pourtant presque visionnaire qui nous donne à voir des scènes de guerre où le ciel d’Afghanistan est strié d’avions à réaction frappé d’une étoile rouge et familière, poursuivant de leurs tirs meurtriers, des résistant enturbannés.

Mais c’est dans la Marque Jaune que le mythe prend toute sa dimension. Dans un Londres brumeux et inquiétant à souhait, une étrange créature aux pouvoir surnaturels nargue la police et commet cambriolages et kidnapping, en les signant d’une marque Jaune, ayant la forme du Mu grec (J’ai toujours pensé quant à moi, que cette marque, symbole du Mal Absolu et Incontrôlable, ressemblait furieusement à une Faucille stylisée). Cette créature de la nuit n’est autre qu’Olrik, cobaye humain aux ordres d’un savant fou (non, ce n’est pas un pléonasme) qui à le pouvoir de le manipuler à distance. Habillé de noir, la poitrine marquée du signe fatidique, et naviguant dans des décors souterrains et grandioses, OLRIK est presque explicitement l’incarnation du Diable. Invincible, il se joue des éléments et des hommes, et fait preuve d’une volonté de puissance décuplée.

L’attrait du lecteur est alors trouble. Car l’aventure, c’est OLRIK qui l’engendre, lui qui nie et brise l’ordre, l’acquis, le connu. Lui qui provoque le Monde en le contredisant. Sans OLRIK, nos deux compères se contenteraient de siroter leur whisky dans un sinistre club, où entre gentlemen, on parlerait sans hausser le ton des grandeur passées et désuettes de l’Empire.

Cet attrait, le lecteur y succombe parce que E.P.JACOBS lui-même y avait succombé avant lui. De son aveu même, Olrik est sans conteste son double de papier, son imaginaire bras armé, à travers lequel tout le ressentiment, voire le mépris qu’il éprouve pour cette société va pouvoir s’exprimer. E.P.JACOBS, à l’inverse d’un Hergé reconnu internationalement et qui pratiquait l’autocensure, a du affronter beaucoup de problèmes en tant qu’auteur de BD. Ses histoires ont à l’époque souvent été jugées violentes et traumatisantes. Le climat des récits autant que certaines images choc ont été critiquées sinon censurées. Certains albums (le Piège Diabolique) ont même été interdits de diffusion en France pendant plusieurs années.

Cette Oeuvre au noir est donc née dans la souffrance. Un sorcier misanthrope a engendré 3 homoncules de papier et d’encre de Chine, dont les batailles incessantes ont déjà enchantés 2 générations. Facettes finalement complices de la personnalité de leur auteur, Blake, Mortimer et Olrik ne sont au bout du compte que les avatars de principes primaires qui nous animent tous : l’Action , la Connaissance, et le Pouvoir.

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Ricky, Lucien, Gilou et les Autres

ou « Sous le Cuir, le Coeur »

Souvenez vous. C’était dans la charmante ville de A… ou se tient annuellement un salon consacré à la BD. Monsieur Jack L.., alors Ministre de la Culture, du Bicentenaire et du Quand-dira-t-on laveur, et qui portait pour l’occasion un magnifique perfecto rose, dessiné par Jean-Paul Gaultier, des Santiag en croco Fuschia de chez Winston, et des chaînes (plaquées or seulement) de chez Cartier, délivrait à une audience curieuse et intéressée le message suivant : « En vérité, je vous le dis, le Rock et la Bande-Dessinée sont les Castor et Pollux d’une Mythologie Moderne, enfants naturels de la croissance industrielle et de son mal de vivre, de la récession et  de son très mal de vivre aussi« . (Y parle vachte bien, Jack LLL , hein !?!).

Et qui, mieux que Franck MARGERIN, cet Emile Zola moderne, aura dépeint avec autant d’humour, sinon de véracité, l’univers de ces rockers de banlieues, ces héros de la zone au coeur pur , qui portent le blouson comme une second peau, et dont les mésaventures, qui s’enracinent pourtant dans un quotidien crédible, nous font rire simplement, sans nous effrayer.

C’est dans les pages du très novateur METAL HURLANT que paraissent, à la fin des années 70, les premières planches de la Saga des banlieues pas tristes. Tout en rondeur, le graphisme de celui que les critiques n’ont pas hésité à appeler le Léonard de Belleville, aguiche le regard, et rehaussées de couleurs vives bien maîtrisées, l’oeuvre a une indéniable cohérence. Découpés en histoires de longueur variant d’une à plusieurs dizaine de pages, ces albums syncopés s’avalent d’un trait, comme une Tequila Rapido. Foisonnant de détails, dotées de plusieurs niveaux de lecture (attention la marche), les cases regorgent d’histoires secondaires et le plus souvent absurdes, en marge de celle que l’auteur nous conte. A ce titre, le style de Franck MARGERIN nous renvoie à la furieuse école de MAD, qui a fait du nonsense son credo, où plus près de nous à GOTLIB.

Mais, l’univers de Franck MARGERIN, ce sont d’abord des personnages, attachants et typés, caricatures tendres et presque exhaustives de toute la faune urbaine que notre société a engendrée.

Ricky banlieue, par exemple, est un grand costaud à la mèche rebelle (je vois assez bien Gérard DEPARDIEU dans le rôle d’ailleurs), qui vaque à de petits boulots alimentaires pour survivre, mais dont la vie est ailleurs, parmi les copains et son groupe de rock « les Riverains« . Mise à part une participation écourtée sous la pluie dans la commune sinistrée de Gazoil/Mer sur la côte bretonne à l’occasion des « Jeux de Vingt heures« , son groupe est d’ailleurs toujours à la poursuite de la prestation qui le fera enfin connaître au grand public.

Gilou, blond, les cheveux plus long que ses camarades mais partageant le même trip (de Caen), des lunettes noires sempiternellement juchées sur le nez (et où voudriez donc qu’elles fussent ?) est un fou de mécanique. Et en dehors de son emploi de mécano, il passe ses journées à peaufiner la customization de sa « Dauphine » dans son garage. Il a d’ailleurs dotée son terrible engin d’un train arrière tellement large que le petit bijou de voiture ne peut pas sortir de son écrin.

 

Membre aberrant de la ménagerie, NANARD, n’est pas un rocker mais un Baba ! Cheveux longs (raie au milieu d’origine), barbu, manteau afghan, Tongs et petites lunettes rondes métalliques, il sentirait sûrement le Patchouli si les techniques d’impression le permettaient. Amateur en vrac, de macrobio, d’élevage de chèvre, de crottin du même métal, de solos de Bongo, il tentera d’initier ses camarades aux valeurs cool du retour à la nature. Il est certain d’ailleurs que toute la bande le préfère parmi ses chèvres qu’au milieu d’un concert destroy, où il détonne un peu (surtout quand il bombarde malencontreusement le Chef des Hell’s de Malakoff avec du crottin maison) !

LUCIEN enfin, est le rocker type : Perfecto de cuir clouté, Jeans et Santiag, il est doté d’un Banane phénoménale, ronde et lustrée à souhait, large et longue comme un ressort de matelas, et qui surplombe son auguste visage comme la figure de proue d’un vaisseau urbain. Cette banane est la marque caractéristique de Lucien. Plus qu’une simple sculpture capillaire, elle est presque un organe. Et quand Lucien sort légèrement amoché d’une baston, la banane elle aussi à droit à la bande Velpo !

Ces personnages sympathiques, tous issus de milieux modestes, sont donc le noyau du petit monde de Franck MARGERIN. Ce milieu du rock quotidien, de la zone ensoleillée, de la fraternité motarde, est suffisamment riche et vivant pour que mille anecdotes, certainement puisées à la source, animent cette oeuvre sautillante. Leur rencontres, leurs espoirs, leurs combines, leurs galères, leur amitiés, leurs amours enfin, sont autant de thèmes simples (mais les belles histoires sont toujours simples) que l’auteur va exploiter avec astuce, en les combinant.

Loin d’être une BD réaliste sur les banlieues modernes, l’oeuvre de Franck MARGERIN est au contraire une sorte d’hommage nostalgique à un age d’or, celui des années 60. Même si beaucoup de détails nous rappellent que le discours est moderne (y avait pas de Punk ni de Skin Heads dans nos villages à cette époque, si tu veux …), l’Univers et Lucien et de ses petits camarades est en pleine dérive temporelle schizophrénique (non çà fait pas mal). Des lambeaux d’années soixante viennent alors hanter, jusqu’à s’imposer, nos années de crises. Ainsi, le rock que Ricky et ses Riverains jouent, c’est bien celui des Chaussettes Noires et des Chats Sauvages (« Est-ce que tu le sais ? »). Les voitures, celles qu’ils achètent, comme celles qui roulent dans les rues, sont des Dauphines, des 4cv ou des Ami 6.

Nos rockers sont donc sympathiques, parce qu’ils sont anachroniquement les enfants des « Trente Glorieuses« , de ces années de croissance continue, où le chômage n’existait pas, et où chacun à sa manière pouvait accéder à sa part de bonheur. Leur Rockattitude est positive parce qu’elle est plus un phénomène d’accompagnement de la croissance, que le rejet d’un système qui marginalise les improductifs. C’est à ce titre que l’oeuvre est finalement très datée, et que l’univers de Franck MARGERIN n’est en ce sens pas réaliste. Mais comme l’intention de l’auteur n’est pas celle de l’analyse critique, mais bien celle de la dérision tendre, personne ne songera un seul instant à lui chercher des crosses ( Y a pas intérêt d’ailleurs, car notre auteur pratique la Savate).

Espérons finalement qu’avant la fin de ce siècle, une certaine idée du bonheur, qui s’exprime dans les aventures anachroniques de Ricky, Lucien et les Autres, ne rattrape enfin notre époque, et transforme l’art nostalgique de Franck MARGERIN en une simple vision anticipatrice. O Yeah !

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Alix

ou « Il est Vareuse ? Non, il est Tunique ! »

Moi, j’aime le Péplum ! Cette antiquité de Bazar, où les cités sont de carton-pâte, les situations téléphonées, les sentiments à la fois simplistes et violents, les princesses orientales blondes comme les prés, et les princes aussi bronzés et typés que des expat’s de retour de Phuket. J’aime ces fastes insensés et ces cérémonies incantatoires, ces danses des sept voiles évanescentes, ces esclaves en révolte, ces grands hommes ivres de pouvoir et d’intrigues. Bref j’aime cet orient phantasmé par un occident qui y projette ses rêves et ses valeurs. (Vous voyez où il veut en venir lui, avec cette introduction lyrique ?)

Mais si le Péplum a été un genre cinématographique majeur jusqu’à la fin des années 60 (et vous voulez parier que sa renaissance est proche ?) genre « le Demi-Frère de Maciste contre les 3 Mousquetaires« , il a été caïman inexploité par le monde de la Bande Dessinée (ah ouais ? Et le petit gaulois moustachu et son gros copain et sa potion magique là, c’est pas un péplum ça peut-être ? Non, monsieur  c’est une parodie !). Dans ce désert, il faut toutefois noter la très remarquable exception que représente ALIX, oeuvre de Jacques MARTIN (Encore lui ! Non seulement il nous pollue les dimanches après-midi et télévisuels mais en plus il faut qu’il s’attaque à notre belle jeunesse ! Mais non, c’est un homonyme !) qui nous compte les aventures d’un autre gaulois, mais imberbe celui-là, autour du « Mare Nostrum » et au-delà.

Ceci étant dit, j’aimerais bien que le petit rigolo qui s’obstine à insérer des commentaires en italiques dans mon texte mette maintenant un terme à ces actes d’invasion textuelle caractérisée, merci. (Non mais c’est vrai quoi ! Qui c’est qui l’écrit cet article à la fin !).

Vivant au temps du Consul César, Alix est un jeune et blond esclave gaulois, qui deviendra au terme de sa première aventure (Alix l’Intrépide) un citoyen de Rome, et plus encore un véritable chantre de sa civilisation. Adopté par l’homme à qui il a sauvé la vie, sénateur romain de son état, il devient l’ami des puissants et de César lui-même. Ce statut très particulier l’amènera à affronter des missions et des ennemis terribles qu’il defaira toujours, pour le plus grand bien de la ville au sept collines (la ville au sept collines ? Ben Rome, tiens Banane !).

Ces aventures le mèneront jusqu’en Chine (par la Mer !) en passant la Gaule, l’Egypte, l’Empire Perse,  la Grèce, Carthage et l’Afrique Noire. Il aura à côtoyer ou à combattre les adorateurs de Baal, Sparte la Guerrière, des sectes aussi obscures que sanguinaires, des légions en révoltes et des complots anti-romains. L’Atlantide elle-même, et ses secrets seront le prétexte de ses exploits !

Grâce à une documentation abondante et un amour évident de cette époque, Jacques MARTIN nous fait découvrir, en nous intriguant, le monde foisonnant, haut en couleur et riche de légendes de l’antiquité. Des paysages grandioses nous sont révélés au travers de son graphisme réaliste et aux couleurs très personnelles et chaudes (rouges, jaunes et oranges y dominent) et des personnages typées habillent et animent ces décors. Nulle doute que plusieurs  générations de lecteurs n’aient appris dans ces pages plus de choses sur l’antiquité que dans leurs austères livres de classes.

Durant tous ses périples, Alix est suivi comme son ombre (mais un peu pâle) par le très passif Enak, un jeune Egyptien, Prince anonyme et silencieux. Même si la plupart du temps, Enak n’apparait être qu’un simple suiveur, il est parfois à l’origine de l’Aventure elle-même. L’amitié entre les deux garçons est si forte que les spécialistes de tous  bords(*)/poils(*) n’ont pas manqué de souligner son ambiguïté. Sachant d’une part que la vie privée d’Alix ne regarde que lui, on pourrait d’autre part répondre à ces interrogateurs que même si c’était le cas, cela ne serait alors que la description de moeurs tout à fait courantes et admises pour cette époque et cette région du monde.

Loin de vivre dans un monde aussi simpliste que dans les Péplums plus haut loués, Alix est au contraire au centre de situations complexes et ambiguës, ambiguïté qui trouve souvent ses racines dans la personnalité d’Alix lui-même. Gaulois, Alix n’est-il pas un ardent défenseur des valeurs et de la force de Rome , et ce parfois même contre ses propres frères ? Membre de l’Establishment Romain, n’en vient-il pas à défendre de vils criminels de guerre, et tenter de les sauver de la juste vengeance d’une communauté quasi exterminée (« La griffe noire« ) ? Cette défense systématique de la Pax Romana à quelque chose de dérangeant qui va parfois poser à Alix bien des cas de conscience et l’amener à respecter ses ennemis  et leur motivations tout en les combattant (« la Tour de Babel« ).

Mais c’est que le véritable et omniprésent fluide dramatique des aventures d’Alix est le Pouvoir ! Le Pouvoir de créer comme de détruire, de pacifier comme d’humilier. Loin de n’être que singulier, ce pouvoir se conjugue au pluriel, et ses incarnations s’affrontent en des combats que chaque partie trouve évidemment légitime. Quand un jeune roi ramené au pouvoir par Alix, s’éloigne en vieillissant de son peuple et le martyrise, il se voit défendu par notre Héros (au nom de l’amitié ? d’un réflexe conservateur du statu quo ?) contre toute raison politique mature, et ses détracteurs sont d’abord dépeints comme des méchants (« la Tour de Babel« ). Quand Sparte défie la puissance romaine, notre petit soldat de l’Ordre oeuvre à sa perte tout en recueillant le dernier représentant (paternalisme écoeurant !). Contre les velléités d’indépendances et de revendications d’authenticités, Alix, sorte de chantre d’une Real Politik avant la lettre, favorisera toujours l’avancée, qu’il estime civilisatrice, d’une Rome imperturbable et sûre de son droit.

Comme cet Empire dont Alix se veut le Héraut, l’oeuvre de Jacques MARTIN décline en qualité, lentement mais surement. Au départ denses et intenses (63 pages pleines), les scénarios aujourd’hui s’essoufflent et ne convainquent pas (42 pages un peu molles). Le graphisme se banalise, et les personnages, particulièrement, s’indifférencient (c’est à dire qu’ils se ressemble tous quoi !). C’est que Jacques MARTIN, qui a pourtant longtemps travaillé dans l’équipe du Maître Hergé, n’a pas le génie modeste de ce dernier, et que sa tête enfle aussi rapidement que ses scénarios se dégonflent.

Pour que son héros retrouve alors une deuxième jeunesse, il faudra certes que son auteur apprenne enfin l’ultime pouvoir : l’humilité.



(*) Rayez la mention inutile

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Lucky Luke

ou « Le Faiseur d’Amérique »

L’Ouest Américain est un pays de mythes. Symbole de la domestication de tout un continent, les cow-boys y sont les Achille ou Hector d’une Odyssée Moderne. L’Amérique, la première, les a glorifiés, statufiés, et avec un excès qui a frisé trop de fois la falsification. Mais les mythes ne connaissent pas de frontières, et celui-ci a donc voyagé à travers les lanternes cinémagiques. L’Europe s’en est saisi, souvent pour le revisiter, le renverser, lui donner un souffle nouveau et perturbateur. L’Oeuvre d’un Sergio LEONE (les westerns spaghetti) en est ainsi le meilleur exemple cinématographique. La bande dessinée n’est cependant pas en reste qui a donné au monde un de ses personnages les plus attachants, l’Homme qui tire plus vite que son ombre, j’ai nommé : Lucky Luke.

Série créée par le dessinateur MORRIS il y a plus de 40 ans dans le journal SPIROU, puis dynamisée par les scénarios rythmés et drolatiques de l’incontournable René GOSCINNY, Lucky Luke a dépassé allègrement la soixantaine de titres à ce jour. Les petits comme les grands écrans l’ont aussi accueilli et sa légendaire mèche, sa nonchalance et sa dextérité aux armes ont fait le tour du monde. Accompagné de son cheval fidèle et pince-sans rire, JOLLY JUMPER, il nous fait depuis longtemps visiter une Amérique attachante et drôle.

C’est que cette série a du être la première à aborder le genre du côté de la caricature et de l’humour. Mais si ici rien n’est pris au sérieux, c’est cependant un Ouest américain inconnu mais véridique qui nous est présenté. Et ce souvent sous des jours que le Western a passé sous silence, parce que dépourvus de dimension dramatique. Cavalier solitaire, Lucky Luke n’a pas de maison. Ou plutôt, sa maison c’est l’Amérique toute entière. En la parcourant, il nous fait rencontrer une kyrielle de personnages, illustres ou obscurs, mais qui tous ont contribué d’une certaine manière à l’édification d’une nation.

Qui savait avant le Grand Duc, que le Grand Duc de Russie Alexis s’était rendu dans l’ouest américain pour chasser le Bison avec  Buffalo Bill le boucher ? Qui connaissait le Juge Roy Bean, père autoproclamé de la loi à l’ouest du Pécos avant Le Juge. Qui avait entendu parler de l’Empereur Smith, richissime rancher qui se prenait pour Napoléon, avant que Lucky Luke ne nous le fasse rencontrer. Beaucoup d’albums de Lucky Luke sont ainsi nés de ces anecdotes et personnages atypiques, dont les petites et savoureuses histoires sont masquées par le décor en papier mâché du mythe banal.

Des phénomènes de sociétés ou des morceaux choisis d’épopées américaines sont aussi le prétexte à d’autres aventures. La bataille entre bergers et fermiers (Des Barbelés sur la Prairie), le télégraphe (Le Fil qui Chante), le train (Des rails sur la Prairie) ou l’essor de la presse (le Daily Telegraph) sont autant de situations souvent dramatiques en réalité, mais que la série désamorce en les abordant.

Lucky Luke est un défenseur de la loi. Il aura ainsi combattu les plus affreux Jojos de cette partie de l’Amérique : Jesse James, Billy the Kid, le Juge Roy Bean ou les Frères Dalton. Tous ont trouvé devant eux cet homme qui manie aussi bien le six coup que l’humour. La série est à ce titre iconoclaste qui n’hésite pas à défigurer le mythe du bandit mal aimé, tel que perpétré par le cinéma. Ces messieurs n’ont droit qu’à un seul type d’indulgence de la part des auteurs : celle de les montrer comme des monstre de bêtise. Lucky Luke mettra quand même définitivement fin à la carrière des Frères Daltons. Ce qui va occasionner la haine de leurs cousins, aussi bêtes que les autres étaient méchants, haine qui motivera les plus beaux albums de la série.

Les cousins Daltons sont presque aussi illustres que leur ennemi préféré. Leurs évasions multiples et leurs frasques de desperados vont nourrir la série, sans que jamais elle ne se répète. Campons donc un peu les personnages. Ils sont quatre, étagés du plus petit au plus grand, du plus méchant au plus bête. Le petit teigneux c’est JOE, le chef de la bande, JACK et WILLIAM en sont les faire-valoir, et l’unique, l’inimitable AVERELL pourrait bien être le plus important des quatre. Celui ci est de loin le plus bête, et manger (tout et n’importe quoi) occupe l’essentiel de son esprit. Il est souvent le soufre douleur de son frère JOE, à qui il s’oppose fréquemment. Paradoxalement, il doit aussi être le plus humain des quatre, peut-être parce que véritablement plus bête que méchant. C’est ce que tendrait à nous prouver la Guérison des Daltons, où il se trouve le seul à être sensible aux vertus de la psychanalyse.

Plus bête qu’Averell Dalton ne pouvait a priori pas exister. C’était compter sans le chien RANTANPLAN, autre vedette de la série, qui ravit, et de loin, la palme de la bêtise à ce crétin d’Averell (ils s’entendent bien d’ailleurs, c’est un signe !). Evocation dégénérée de RinTinTin, mascotte de la cavalerie, RanTanPlan est le chien de garde du pénitencier abritant les daltons. Il sera de ce fait le témoin successif de leur nombreuses évasions, et seul le hasard l’amènera à seconder Lucky Luke (qui s’en serait bien passé !) dans la poursuite des méchants.

Car ce chien fait et comprend absolument tout de travers ! Quand on lui dit saute, il se couche, quand on lui dit attaque, il fait la fête. L’importance de RanTanPlan ne va cesser de croître avec le temps. Un album est ainsi consacré à ce clébard débile (l’Héritage de RanTanPlan) dans lequel un vieil et richissime original lui lègue la moitié d’une ville, dont le quartier chinois ! Lucky Luke le protègera des vélléités assassines des Daltons et des sectes secrètes chinoises conjuguées (ces derniers auraient en effet aimé manger leur propriétaire). Rantanplan y survivra malheureusement, et il est devenu aujourd’hui la vedette d’une série indépendante.

Héros de bandes dessinées, Lucky Luke n’en est pas pour autant un héros Américain. Plus manipulateur qu’acteur dans la constitution du rêve américain, il agit plus souvent comme une Ange Gardien que comme un constructeur véritable. Les pionniers peuvent certes compter sur son aide et sa droiture pour poser une nouvelle pièce à l’édifice, il n’agit toutefois pas au même niveau qu’eux, et sa motivation n’est pas la même. La dernière image de chaque album est à ce titre symbolique, qui voit Lucky Luke s’éloigner de l’action dans un coucher de soleil en chantant « I’m a poor lonesome cowboy, far away from home« , alors que les autres protagonistes jouissent, en l’oubliant momentanément, de la tranquillité retrouvée grâce à lui. Lucky Luke n’est donc pas de leur monde. Ne tire d’ailleurs t-il pas plus vite que son ombre ?

Aujourd’hui confrontée à un défi bien plus exigeant que celui de la simple conquête d’une nature sauvage, l’Amérique devrait trouver son salut moins dans les fanfaronnades ridicules d’un faux cow-boy recyclé, que dans les subtilités d’un Lucky Luke moderne. Juste un détail pour illuminer ce point : Lucky Luke est Européen…

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Les Bidochon

ou « Et la Tendresse, Bretelle !!! »

C’est noir. Cela devrait être feutré mais c’est lustré. C’est surmonté d’une petite queue de la même couleur. C’est vissé sur une masse défraichie ornée d’éléments pileux au dessus d’une grimace. C’est aussi élastique et tendu. Cela supporte deux tuyaux de tissus cousus l’un à l’autre, juste au dessus de deux fourreaux de feutres ecossais. C’est à côté de l’autre, c’est rond et gras et recouvert de plusieurs couches de tissus. Cela suit, cela se plaint, cela est triste.

Cela, c’est le couple Bidochon, Robert et Raymonde. Triste héros d’une série grinçante du sévère et précis BINET. Celui étant un cas à part dans la BD française. Tout ceci pour pouvoir glisser ce gag lamentable : c’est un cas Binet…

Créés, euh … il y a un certain temps (mais où j’ai foutu mes notes, nom d’un Kador), et publiés dans les colonnes de Fluide Glacial, les Bidochon sont un couple de Français (lui : enveloppé, habillé d’un sempiternel béret, les mains dans les poches d’un panatlon que seules des bretelles pur skaï empèche de tomber. Elle : grasse, les traits grossiers, habillé le plus souvent d’un tablier de ménagère), que l’on voudrait très moyens de peur de leur ressembler, à travers les mésaventures desquelles Binet va litérallement disséquer les mesquins rouages de notre société, et les comportements, insuportables, idiots ou attendrissants que celle-ci engendre. Nous allons ainsi découvrir, à travers les diverses tranches de vie de ces deux anti-phénomènes, les grandeurs et les décadences de la vie en HLM, des angoisses de l’accession à la propriété, des labyrinthes de l’administration, de l’enfer hospitalier ou de la jungle routière.

Parmi celles-ci retenons un instant si vous le voulez bien (d’ailleurs que vous le vouliez ou non ne changerait rien à l’affaire) l’album dénommé « Maison, Sucrée, Maison » où les Bidochon, las de la vie communautaire en Habitat à Loyer Modéré et jaloux du nouveau statut de propriétaire de leur ancien voisin, décident de se lancer eux-aussi dans cette aventure moderne. D’abord victime de marchand de rêves, R&R se contenteront d’une maison à boulonner sur une ancienne décharge. A noter que la maison a été complètement construite à l’envers par des maçons arabes qui lisait le mode d’emploi de droite à gauche, comme le coran.

Autre moment mémorable que la lecture de l’album « Les Bidochon en Voyages Organisé« , où le manque de scrupule des organisateurs est entre autres fustigé. Infantilisé à l’excès comme il se doit dans de telles circonstances, les Bidochon vont partager la vie d’une comunauté débile, sorte de poche bien-de-chez-nous transportée momentanément dans un pays de l’Est. Tous les petits comportements des français à l’étranger (et en fait de tous nationaux en goguette extérieure) sont dénoncés : le mépris des traditions ou la nourriture locale (Mais où est donc ma choucroute natale ?) comme la visite d’une culture au pas de course. Ceux-là sortent donc de chez eux pour nourrir leur nostalgie nationale.

Des aventures plus intimistes mais tout aussi cruelle nous seront aussi proposées, telles que la rencontre de nos deux tourtereaux (vous ne pourez pas manquer de me reconnaitre, je porterais un jambon de bayonne à la boutonnière), les aléas de leur vie sexuelle, ou la grisaille et les lenteurs de leur vie commune.

Ainsi, en va-t-il de la scène mémorable où nous est contée la participation des Bidochon à la lutte contre le Sida. Au jour-dit par le contrat de mariage signé entre Robert et Raymonde, celle-ci doit offrir son corps de Diane chasseresse qui aurait avalé la biche au lieu de la caresser, à son Apollon (mais plutôt genre capsule spatiale voyez vous ?) qui va lui apprendre que désormais dorénavant ils devront négocier leurs virages à l’aide d’une membrane protectrice, mais que pas nous ! lui dit Raymonde et que pourquoi pas nous ! lui répond le Robert que même qu’ils l’ont dit à la Télé que tout le monde pouvait l’attraper alors pourquoi pas nous ?

Robert et Raymonde sont seuls et sont d’ailleurs condamnés à le rester puisque Madame Bidochon ne peut pas avoir d’enfants (qui est le muffle qui a dit heureusement !?!). C’est pourquoi le couple décide-t-il d’adopter un chien un peu particulier qui répond au doux nom de Kador et qui lit Kant dans le texte, au grand dam de Robert qui aurait tant aimer avoir un chien comme il faut, jouant à la baballe, apportant pantoufles et plantant son nez là ou il ne faut pas (non ! pas la jambe, pas la jambe !!) comme le font de par le monde tous les chiens qui savent rester à leur place (aux pieds !). Kador est d’ailleurs le seul élément fantaisiste de cet univers par ailleurs si réaliste.

Véritable socioloque de la table à dessin, Binet donne l’impression de pousser ses recherches jusqu’à l’expérimentation complète des situations incroyables et pourtant si banales qu’il nous décrit. Ainsi, tous ces albums se terminent par une dédicace (et une anti-dédicace) à un certain nombre de personnes qu’il aurait rencontrées, et qui donne de la véracité à ces récits. Servi par un graphisme simple mais efficace, ce sont surtout les textes de Binet et ces dialogues qui donnent tout leur punch à ses albums. Le théatre ne s’y est d’ailleurs pas trompé qui a adapté avec succès quelques un de ceux-ci.

Droles, les textes et dessins de Binet le sont assurément, bien que grinçants soit le qualificatif qui leur convienne le mieux. Car rien de ce qu’il nous montre ne tombe dans l’outrance. Et nos rires s’éteignent bien vite devant l’affreuse vérité qui se fait rapidement jour derrière l’humour : tout ceci est véridique et nous l’avons déjà vécu ! Pire encore, ce Robert, cette Raymonde, c’est ma charcutière, mon voisin, ma soeur, moi en fait (et vous aussi par ailleurs, hein !). Le monde dans lequel ils vivent est notre monde. Certes, nous n’en partageons pas tous la pauvreté culturelle et la mesquinerie quotidienne, mais n’en sommes nous pas alors les créateurs ? Les Bidochons ne seraient-ils pas alors le héros involontaires et tragiques d’un progrès dont il n’aurait que des miettes qui auraient acquis le statut de Mythes (Holâ ! Audacieuse l’image !).

Et c’est alors à ce moment précis que notre regard s’attendrit sur ces ‘petites gens‘ comme l’on disait autrefois. Derrière ces comportements caricaturaux, ces journées sans différences, où le seul rythme ne vient que de la répétition, il y a deux êtres humains, victimes de leur naissance autant que de leur époque, qui cherchent eux aussi le bonheur, dans le noir et à tatons, et qui se prennent dans la figure tous les obstacles que cette société s’amuse à créer comme des déchets.

Et cette quête du bonheur dans la médiocrité les transfigure alors. Et nous condamne à la fois.

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Spirou et Fantasio

ou « Laissez le Groom vous ouvrir la porte »

 Qui a plus de 52 ans et rivalise avec d’autres Mythes de la BD tels que Tintin ou Astérix ? Qui  est passé d’auteurs en auteurs en gagnant en personnalité ? Qui a traversé le siècle et a été le témoin de l’emergence de la modernité ? Qui est entouré d’une ribambelle de personnages tout aussi loufoques qu’intéressants ? Qui a été habillé en Groom durant la plus grande partie de son existence, sans jamais renvoyer l’ascenseur à quiconque ? Qui , Hein Qui ?  Oui  ! Je vois une main qui se lève au fond de la classe … Comment … SPIROU !!! Oui ! C’est bien lui ! (…. Houâââ l’autre hé, c’est pas juste hè,  la réponse est dans le titre de l’article, héééé).

Spirou n’est qu’au départ un petit groom astucieux, dont les premières aventures sont dues à Rob-Vel. Ensuite pris en main par JiJé, le maître à dessiner de toute la génération d’après-guerre, celui-ci lui adjoindra un compagnon inséparable, l’inéffable Fantasio. Mais c’est grâce au Génial et modeste Franquin, que Spirou va vivre les plus belles de ses aventures, et que son univers va acquérir la densité et la cohérence qui caractérisent toutes les grandes oeuvres de BD. C’est sous sa plume que les personnages essentiels de la série vont naître, s’épaissir et s’articuler. C’est avec la collaboration de plusieurs scénaristes (dont Greg, le père d’Achille Talon), que Franquin va envoyer ses héros aux quatre coins du monde.

Franquin devant abandonner la série pour des raisons personnelles, une petit poête Breton, Fournier, tenta de reprendre le flambeau pendant moins de neuf aventures. Puis vint le pire avec les deux albums signés Broca & Cauvin qui marqueront d’autant moins l’histoire de la BD que les critiques tairont ce lamentable intervalle dans la série (ben pourquoi t’en causes alors, banane ?). Spirou a finalement été aujourd’hui adopté par un couple d’auteurs talentueux, à l’humour caustique et destructeur, Tome et Janry (non, pas Tom et Jerry !). Ceux-ci ont en effet su renouer avec tout ce qui faisait le charme de Spirou et qui pourrait se définir comme un harmonieux mais explosif cocktail d’humour, d’aventures exotiques et d’actions, le tout ficelé dans un scénario sans faille.

Au départ héros solitaire, Spirou a donc vite été rejoint à la tête d’affiche par Fantasio, personnage loufoque et longiligne, reconnaissable à ses huit cheveux perpétuellement dressés sur sa tête. Loin de n’être qu’un personnage secondaire, Fantasio est au contraire un formidable ressort dramatique. Autant Spirou est un personnage raisonnable, sensé et maître de lui, autant Fantasio, du moins dans leurs premières aventures, est un original bavard, bruyant et colérique. Cette classique complémentarité entre personnages (cf. Laurel et Hardy, Bouvard et Pécuchet, Pince-Mi et Pince-Moi, Polliet et Chausson) va apporter aux récits équilibre, diversité et rebondissements. Les inventions de Fantasio comme ses coups de gueules ou de sang, sont autant d’éléments qui permettent d’animer le récit sinon de l’emballer (même si c’est pour consommer tout de suite).

Apparu dès le deuxième album de Franquin (Il y a un sorcier à Champignac), le Comte Hégésispe Adélard de Champignac reste un des personnages les plus importants des aventures de Spirou et Fantasio. Savant et allumé, il a une conscience à la dimension de ses connaissances, qui sont vastes. Car si aucune science ne lui est inconnue, il est surtout un spécialiste des champignons, grâce auxquels il est capable de concevoir armes ou gadgets. A ce titre, Le Comte de Champignac est sans aucun doute le premier personnage écologique de la bande dessinée. L’équilibre de la planête, le limites déontologiques de l’usage de la science sont autant de préoccupations explicites de ce doux savant. Sur les 20 aventures de Spirou animées par Franquin, plus de 11 font intervenir le Comte de Champignac.

De plus, le Chateau du Comte, aussi bien que son village et ses habitants sont aussi des points de repères permanents de la série, comme le Chateau de Moulinsart l’est dans Tintin.

Animal mythique recherché par nos deux compères dans l’album les Héritiers, le Marsupilami est sans aucun doute le personnage le plus célèbre des Aventures de Spirou. Au départ, simple marsupial facétieux, il va très vite se révéler être une véritable mine d’idées pour les scénaristes de Franquin. Doué d’une force surhumaine et doté d’une queue de plus de 12 mètres, qui lui sert suivant les circonstances de massue ou de ressort (Houba, Houba Hop !), le Marsupilami va dévoiler tous ses étranges talents au fil des albums. Ce petit pervers polymorphe va ainsi nous apprendre qu’il est amphibie (le repaire de la Murène), puis ventriloque (les Pirates du Silence), et enfin un père de famille jaloux de sa progéniture dans le délicieux album le Nid de Marsupilami. Partenaire indispensable de Spirou et fantasio, le Marsupilami est un élement de folie et de fantaisie dans l’oeuvre de Franquin, si personnel que celui-ci interdira aux successifs auteurs de Spirou de s’en servir dans leur récits.

Amie et rivale en journalisme de Spirou et Fantasio, Sécotine est aussi un personnage surprenant dans l’univers de Franquin. Belle, intelligente, professionnelle et indépendante, Sécotine va aussi souvent tirer nos amis des mauvais pas où il se seront fourrés, que de les doubler sur des scoops journalistiques où elle se montrera toujours plus maligne qu’eux. L’intérèt du personnage réside donc dans sa grande modernité, car être femme, belle, indépendante et reconnue professionnellement ne devait pas être chose facile au début des années cinquantes (comment ? maintenant non plus ?).

Autre monument dû à Franquin : ZORGLUB ! Ancien camarade de classe de Champignac, Zorglub est un mégalomane pour qui la science sera le moyen de prendre le pouvoir. Plus mégalo que réellement méchant, il n’hésitera pas à constituer une armée de Zorglhommes, Zombies rééduqués grâce à sa Zorglonde et parlant la Zorglangue (toutes les lettres des mots sont inversées, genre : « Sneit, sarua’t ud niduob !« ). Véritable génie scientifique, créateur de machines volantes stupéfiantes, Zorglub est surtout un impatient qui cherche à se faire reconnaitre. Il trouvera évidemment devant lui, Spirou, Fantasio, et surtout Champignac, qui utiliseront contre lui la seule arme mortelle anti-mégalos : le ridicule.

Zantafio, cousin double et en négatif de Fantasio est l’exemple même de l’aventurier arriviste qui ne recule devant rien pour obtenir puissance et argent. Personnage antipathique, il va cristalliser à lui tout seul tout ce contre quoi Spirou et Fantasio vont se battre. C’est pourquoi il va revenir régulièrement offrir des causes à nos héros. Et de la simple tricherie (les Héritiers) il ne finira jamais de croître en scélératerie, passant de l’état de Dictateur d’une République bananière (le Dictateur et le Champignon), au machiavélique manipulateur de conscience des masses, caché dans l’Ombre de Zorglub (l’Ombre du Z, un petit bijou sur les ravages de la publicité).

Plus qu’une simple histoiredepetitmickeys, Spirou est aussi une fenêtre ouverte sur une époque. Plus qu’aucune autre oeuvre de BD, les albums parus dans les Fifties (n.f.p. anglicisme signifiant, « les années cinquantes ») sont aujourd’hui autant de descriptions des mouvements, attentes et désirs du français moyen au milieu des « Trentes Glorieuses ». Ainsi, Spirou et Fantasio possèdent une voiture sportive et bourrée de gadgets (la TurboTraction), habitent une maison moderne qui aurait pu être dessinée par Le Corbusier. Le mobilier de cette maison, (fauteuils aérodynamiques, rideaux cubistes, chaises métalliques et tables de formica profilées) est caractéristique des goûts modernistes d’une grande majorité de la population de l’époque qui projetait sur ces objets futuristes et colorés leur désir de confort, comme leur certitude proclamée en un avenir meilleur (alors que dans un film comme Mon Oncle de Jacques TATI, ces mêmes valeurs sont tournées en dérision)

C’est cet optimiste moderne et aujourd’hui un peu kitsch qui donne tant de charme aux albums de Spirou dessinés par Franquin. Cet optimisme n’avait d’ailleurs rien de simpliste, car les dangers de cette civilisation y étaient aussi dénoncés : Arrivisme (Les Héritiers), dictature militaire (Le Dictateur et le Champignon), folies scientifiques (Z comme Zorglub), manipulation médiatique (l’Ombre du Z). Notre monde est aujourd’hui plus complexe et le bonheur est donc en conséquence un concept plus difficile à appréhender. Il n’y a toutefois pas d’autre alternative que d’agir comme Spirou, Fantasio, Le Comte de Champignac et le Marsupilami, pour que ce bonheur différent s’instancie, ici et maintenant, au simple cri de ralliement : HOUBA, HOUBA, HOP !!!

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Natacha

ou « Toute ma vie, j’ai rêvé d’avoir les fesses en l’air »

« Grace » à la loi du 16 Juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse, toute une population de bambins de l’après guerre dévoreurs de bandes-dessinées faillit ne jamais savoir que l’humanité était divisée en 2 catégories : d’un côté les hommes, reconnaissables à leurs moustaches, et de l’autre, les femmes reconnaissables à un renflement mystérieux au niveau de la poitrine (ne riez pas, je vous assure que c’est vrai !).

En effet, les journaux de B.D. étaient alors emplis de héros tout aussi vengeurs que masculins, sortes de machos sans proies à séduire, et naviguant dans un monde sans femmes. Car du fait de la dite loi, les pistolets menaçants, autant que les femmes « féminines » (étrange et antinomique rapprochement) étaient considérés comme dangereux pour la morale des ces chères petites têtes blondes.

Certes il y eût Barbarella et ses Strip Tease en apesanteur, suivie de sa petite soeur Laureline, compagne de Valérian (voir Lien de Septembre). Mais alors que la première voyait ses aventures publiés (et bientôt censurées) dans une publication « pour adultes », la seconde naissait en 1969 dans le journal Pilote de plus en plus lu par ces mêmes adultes.

C’est pourquoi l’apparition de Natacha dans le journal Spirou à la toute fin des années soixante a constitué une réelle petite révolution. Comment ! Voilà, une accorte jeune femme blonde, ronde de partout (mais puisque je vous dit que c’est vrai, le coup de la poitrine !!), court vêtue comme une jolie Singapourienne, quel que soit le temps et la mode du moment, voilà cette femme donc qui affirme sa féminité à une population d’enfants et de pré-adolescents chaque semaine que Dieu fait (et il est très régulier depuis un certain temps, puisqu’il en sort 52 par an).

Créée par François WALTHERY, Natacha est en fait la petite fille des Seventies et de ses libérations. Libération de la femme surtout, passant insensiblement du statut de mère et d’épouse à celui de professionnelle et d’amante. De fait, Natacha est une femme indépendante et sexy, et qui travaille. Son métier ? Hôtesse de l’air ! Quoi de plus libre qu’une hôtesse de l’air (tellement libre que ce métier a un réel statut de fantasme). Quoi de plus indépendant qu’une femme, qui n’a pas de foyer et à qui appartient le monde ! Natacha ne se contente pas de plus d’être simplement gironde (33), elle pense et agit aussi rapidement. Jamais en révolte, Natacha est au contraire à l’aise dans cette société, parce qu’indépendante et femme.

(Ca y est ! J’en ai fini avec le côté intellectuel de l’article genre « Ah vous croiyez que c’était une simple histoire de P’tit Miquets et ben pas du tout …. »).

Natacha est donc hôtesse de l’air. En tant que telle, elle va évidemment voler littéralement d’aventures en aventures (pas mal le jeu de mot, non ?). Mais loin de constituer le mileu constant des aventures (comme dans Buck Danny par exemple), l’aviation ne sera surtout que pretexte à déplacer sans difficulté notre héroïne d’un coin du monde à un autre. Tous les continents de cette terre seront donc  les lieux du mystères et de l’action. Elle ira ainsi de l’Amazonie profonde (Natacha Hotesse de l’air) à l’Orient mystèrieux (Natacha et le Maharadja), en passant par la Grèce (Le Treizième Apôtre). Il est clair aussi, que l’aviation fournit des thèmes dramatiques aisés à exploiter tels que détournements (Double Vol) ou traffics (La Mémoire de Métal).

Natacha est très classiquement entourée d’une famille de papier, constitué de personnages que l’on retrouve avec plaisir à presque chaque album. Le premier d’entre eux est Walter, steward soupe-au-lait, paresseux de profession et amoureux de Jazz (et peut-être bien de Natacha aussi! ). De toutes les aventures, Walter se bat contre le monde entier qui semble lui en vouloir, alors qu’il n’aspire qu’à des vacances perpetuelles dans sa baignoire ou son lit, bercé par les rythmes syncopés d’un Charlie MINGUS ou d’un Miles DAVIS. Mais l’auteur autant que la compagnie qui l’emploie ne l’entendent de cette oreille, et vont l’entrainer contre son gré dans des péripéties multiples où son mauvais caractère ne pourra que se renforcer.

Un autre personnage, celui-là plus anecdotique, est le Commandant Turbo, pilote de Concorde et de B747 qui se complait à répéter inlassablement et dans toutes les situations la même antienne : « J’ai déjà vu çà …« . Parfait portrait du vieux beau qui a tout essayé, vu, bu ou mangé, le Commandant Turbo n’est jamais aussi désopilant que lorsque « il n’a jamais vu çà !« , c’est à dire lorsqu’il ne comprend plus rien à rien!

Heureusement pour nous, WALTHERY a eu la bonne idée de travailler avec des scénaristes aux sensibilités différentes, ce qui donne à la série une diversité rafraichissante, et ce qui contribue grandement à crédibiliser l’univers dans lequel évolue Natacha. Le Grand Maurice TILLIEUX a par exemple ciselé quelque réels bijoux avec ses histoires de gangsters et de flics constellées d’humour et parsemées de personnages denses et attachants dont il a le secret. Presqu’inconnu dans le monde de la BD, Eric BORGHERS a écrit pour Natacha des histoires d’espionnage et de traffic très enlevées, pleine de cascades et de violences. Il faut particulièrement noter le magnifique et solide scénario de JIDEHEM (Instantanés pour Caltech, Les Machines Incertaines) qui bascule complètement dans la science fiction (Soucoupes volantes, robots, voyages dans le temps) tout en restant parfaitement crédible.

En matière de graphisme, Walthery, formé à l’école des schtroumpfs de Peyo, a bien assimilé la leçon des maîtres de l’Ecole de Marcinelles (celle de Spirou et consorts). Parmi ceux-ci, M.TILLIEUX semble l’avoir marqué plus que tout autre. Les paysages urbains de Walthery y font inéxorablement penser, même s’il sont plus modernes et fluo que ceux, glauques, zonards ou parisiens des années cinquantes que l’on retrouve au fil de l’oeuvre du père de Gil JOURDAN.

Mais malheureusement, WALTHERY, qui a juste dépassé la quarantaine, connait aujourd’hui une vrai crise d’inspiration (ses scénariste en tous cas), et la série s’essouffle très nettement. Espérons pour lui et pour nous, que cette créature de papier aux reliefs si paradoxalement parlants saura à nouveau éveiller chez lui le démon de minuit de la création, afin qu’il nous fasse encore vibrer et rires aux exploits de cette belle, longue, ronde et intelligente jeune femme (tout çà à la fois, vous vous rendez compte !!).

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Valérian et Laureline

Ou Toujours de Temps en Temps

Malgré sa connaissance sans cesse plus grande des mystères de ce monde, malgré les sciences et les techniques, malgré la maitrise toujours plus affirmée de son environnement, l’Homme et ses projets se heurtent depuis toujours au plus infranchissable des murs : le Temps. Face au temps, l’Homme est comme un peintre chinois, à la main plus ou moins assurée et qui sait qu’il n’a le droit qu’à un seul mouvement de pinceau, qu’il ne lui sera pas donné l’opportunité de tout effacer et de recommencer. Il est clair alors que le rêve démiurgique par excellence consiste en la maitrise du Temps. Qui maitrise le Temps, maitrise l’Histoire. Il n’est donc pas d’outil politique plus puissant que cette maitrise pour influer sur la destinée des hommes et de l’univers. Cet outil politique est justement dans les mains de Valérian et Laureline, agents spatio-temporels de l’impériale Galaxity.

Valérian est né de la réunion de deux plumes: Pierre CHRISTIN, scénariste prolifique et qui a fait bénéficier de sa prose bien d’autres auteurs, et Jean-Claude MEZIERES qui en est littéralement l’enlumineur. L’un des plus grands intérêt de cette oeuvre collective réside dans la pérénité de l’univers qu’elle décrit, et paradoxalement dans l’infinité des thèmes qu’elle peut explorer. Cette pérénité est apporté à la fois par le principe même qui préside à toute la série, et surtout par ses personnages centraux.

La diversité infinie de ses thèmes réside évidemment dans le principe même de la série. Puisque Valérian et laureline se balladent dans l’espace et le temps, rien n’empêche que l’histoire se déroule au moyen-âge, ou durant la grande Guerre, sur la Terre ou au coeur de la galaxie. Cette liberté de mouvement, les auteurs vont s’en servir à satiété, mais tout en assurant la consistence globale de l’Univers qu’ils décrivent.

Le rôle de Jean-Claude MEZIERES est d’ailleurs à ce titre exemplaire. Doué d’un style si original et dense qu’il est aujourd’hui une référence, et mêlant précision du trait, harmonie du délire, foisonnement contrôlé des détails, J.C. Mezières arrive à rendre crédibles des univers entiers et pourtant si lointains. Ces mondes baroques sont souvent un alchimique mélange de classique et de moderne, de rococo et de Hi-Tec. Costumes, coiffures, armures ou véhicules peuvent être autant de références à la Rome antique, au Bazaar de Karachi ou la plus technique des cités du futurs. La richesse de la faune extra-terrestre créée par Mezières est entre autre remarquable et a mon avis souvent imitée. La fameuse scène du bar glauque de la Guerre des Etoile semble par exemple tout droit sortie d’un album de Valérian.

Un des points qui me semble donner le plus d’authenticité aux Mondes de J.C. Mezières est certainement la qualité crédible de ces constructions architecturales. Souvent monumentales, les cités de J.C.Mezieres sont harmonieuses et vivantes. En ruines  ou d’inaltérables aciers, ces mégalopoles sont omniprésentes dans la série quelles soutiennent comme des caryatides. Rien de ce qui architectural ne semble étranger à JC.Mezières, qui va donc nourrir ses cités improbables d’un cocktail de temples grecs, de pagodes chinoises, ou de grands Louvres Martiens. On a assisté ces dernières années à une poussée de l’architecture dans la BD, que les critiques n’ont pas manqué de noter et d’analyser. Je pense quand à moi que JC.Mezières en est sans aucun doute le précurseur ignoré, mais inégalé.

C’est dans cet univers mouvant et divers que vont s’animer les chaleureux personnages de la série. Valérian et Laureline sont donc en charge de la stabilité des sociétés humaines (au sens large du thème) à travers l’espace et le temps. Ce principe est acquis pour le lecteur, il est le moteur de chaque album. Valerian et Laureline ont aussi  et surtout une personnalité, qui loin de s’effacer devant l’écrasante diversité des mondes qu’ils explorent, s’en trouve au contraire consolidée, affinée au fil des albums. Chacune des aventures nous renvoient finalement aux héros, que nous nous surprenons à aimer de plus en plus au fil de leurs histoires.

Valérian a ainsi une personnalité complexe. Il est assez loin d’un Superman, d’un Luke Skywalker ou d’un Indiana Jones de l’Espace. Il est courageux certes, mais aussi peureux à l’occasion. Ses discours sont d’une lamentable pauvreté, et il n’a pas toujours un sens de discernement aigü. Paresseux de nature, il est pourtant actif parce que il croit surtout à des valeurs qu’il cherche par dessus tout à défendre, et ces valeurs sont profonfément humanistes.

Laureline, sa (très) jolie coéquipière est un complément indispensable à Valérian. Charmeuse ou bougonne, elle est finalement beaucoup plus détérminée que notre beau brun, à qui elle va donc apporter acuité de jugement, sens critique, et humour.

Valérian et Laureline forment donc un couple. Leurs qualités s’additionnent et leurs défauts s’annulent. Mais inséparables dans l’action, le sont-ils aussi dans la vie ? C’est un des charmes de cette série que de laisser planer le doute. Leur relation est si forte à travers le partage de toutes ces aventures qu’on pourrait croire qu’ils forment aussi un couple amoureux. Mais l’habilté des auteurs est sans limites, puisque rien, du moins dans les premiers albums de la série, ne vient explicitement confirmer cette hypothèse. Au contraire, c’est le lecteur qui va inférer cette relation, et elle apparaitra d’autant plus forte qu’elle sera souterraine et non-dite. D’abord parce que le lecteur désire cette relation (nous sommes tous des romantiques) et ensuite parce que beaucoup de signes nous la révèlent : gestes tendres et furtifs et petites colères jalouses. Toutefois, il clair aujourd’hui que Valérian et Laureline s’aiment profondément et explicitement, et nous, on en est bien contents !

Petites pièces d’un rouage humain à la dimension d’une Galaxie, Valérian et Laureline essayent donc d’en être aussi les horlogers prométhéen. Mais plus que l’ordre de ce monde, c’est bien à la survie de certaines valeurs qu’ils consacrent leur énérgie. Liberté, bonheur, droit à la différence, toutes ces valeurs passent à leur yeux avant tout. Et pour les défendre, ils n’hésiteraient alors pas un seul instant à devenir les adversaires acharnés d’un ordre dont la rigueur confinerait à la mort. Il n’y a en effet pas plus tranquille qu’un cadavre.

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